Il y a beaucoup de femmes dans l’œuvre poétique de Nicole Laurent-Catrice. Cette attention à leur existence, à la beauté du féminin est hautement signifiante. D’être née avant la seconde guerre dans une fratrie de douze enfants n’y est sans doute pas étrangère. Dans Cairn pour ma mère [1], la poète chante sa mère disparue en convoquant la « longue chaîne des femmes » en une chorégraphie silencieuse.
Ce livre de deuil est un chant de tendresse, d’élégance de cœur. La poète fait revivre le plus ténu, le plus humble d’une vie, dans les gestes, dans les objets nommés. Elle a une manière toute à elle d’arrêter les instants, et tout ce que l’on pressent de ces riens qui disent tant. Comme l’évocation de ces vêtements que sa mère a, des années durant, conservés de son mari défunt. Parce que cela touche à la vie même, la parole poétique s’emplit ici de l’évidence bouleversante de l’incarnation. L’hommage vibrant se prolonge de génération à génération par une exhortation à sa fille, « Ma fille, libère-toi ! ».
Devant l’énigme de la vie, de toute vie, irréductiblement singulière, le cairn renoue ici avec une pratique presqu’archaïque, héritage celte de rituel de la mort ou simplement de passage :
« Ajouter une pierre sur une pierre
pour dire ce que tu fus
pierre sur mon cœur
pour l’empêcher d’éclater
catacombes de la douleur ».
Dans ce long dialogue avec la mère, diverses tonalités s’entrelacent : la tonalité lyrique de la douleur – « ma peine à moi n’avait pas encore pris le temps de se frayer un chemin ». La méditation sur sa propre mort qui se lit de façon prémonitoire dans celle de la mère, la pensée de la vie qui se renouvelle : « donner vie à un sang nouveau ».
Le ton passe de la confidence lyrique intime, « Tu aimais les delphiniums », aux images saisissantes d’un réalisme âpre : « Ta chair bleuie, tuméfiée, mortifiée, boursouflée : j’en ai des bleus à l’âme ». Comme souvent chez la poète, on progresse d’écart en écart. Plus loin se révèle une drôlerie inscrite dans ces éléments fantasques : « Le jour de ma naissance/elle épluchait des oignons/comment voulez-vous que j’aie les yeux secs ? ».
D’autres références, fréquentes dans les poèmes, touchent au désir et au rêve. La poète ressuscite le vœu de toute petite-fille de mettre le rouge à lèvres de sa mère, de sentir le contact premier, immémoriel avec ce corps : « J’en barbouille ma bouche/ comme pour te téter encore ».
Elle retrouve dans ce geste un mimétisme de l’origine qui semble renvoyer à l’un de ces archétypes primordiaux de l’œuvre de Carl Gustav Jung dont Nicole Laurent-Catrice est une lectrice familière. « Je tourne autour de l’archaïque, encore et toujours », écrit-elle sur sa page de la Maison des Écrivains et de la Littérature [2] Telle est la profession de foi de celle qui se fait rêveuse éveillée, attentive à laisser libre cours aux illuminations de l’inconscient, les plus noires, les plus absurdes comme les plus incandescentes.
Dans l’œuvre importante, comprenant une vingtaine de recueils de poèmes qui est la sienne, la femme qui s’exprime de Corps perdu ou de La Part du feu n’est pas identifiable. Qui parle ? Une voix qui touche à un fond impersonnel dont nous ne savons rien. Pas plus que du « tu » à qui elle s’adresse et nomme « Le Prince aux gestes de cannelle ».
Une voix lyrique s’élève. Elle gomme résolument les précisions sur des lieux extérieurs, les marques temporelles. Dans une écriture aux accents élégiaques, l’usage du pluriel dans « la ville des autres » ou « les chambres » vise l’indéfini d’une voix amoureuse intemporelle.
Cette voix éclose dans un corps donne sa place au plaisir sensuel de la femme. Un tel titre de recueil, Corps perdu, convoque, au-delà du jeu sur le sens, l’imaginaire du corps, de la perte, présent dans toute l’œuvre.
Ainsi l’image puissante de « la longue chaîne des femmes » est -elle constitutive de toute l’œuvre de la poète. Elle s’éprouve au vif de sa vérité intérieure. L’écriture s’attache à cette présence du corps (pas seulement du corps maternel) à travers les amours, les morts, le quotidien simple des femmes. Ou bien à travers le fait divers qui fait effraction, ainsi « l’astragale d’Albertine » renvoie-t-il à ce douloureux destin de femme qu’est celui d’Albertine Sarrazin.
Cette image du féminin explore diverses figures, ainsi l’autoportrait à l’ambiguïté de Claude Cahun, ou bien le corps amoureux qui se fait corps métamorphique : « Je me suis faite coquillage/ entre les valves de tes bras ». Ou bien encore ce corps de femme marqué par les « bleus de la vie » : « Elle porte sur les dents / les signes de la guerre »
Sur ce continent noir, Nicole Laurent-Catrice s’y engage aussi pour dire la persistance intolérable de la violence, du viol, des visions de sang. Des « ravages » dirait Marguerite Duras. Son recueil La Part du feu, lui rend d’ailleurs hommage dans l’exergue avec la phrase d’Hiroshima mon amour, « Tu n’as rien vu à Hiroshima ».
Une écriture stratifiée
L’univers de Nicole Laurent-Catrice est un mélange unique, très paradoxal de gravité et de fantaisie, de part sombre, convulsive et de part ludique. Son écriture, souvent aride, provocatrice, s’éclaire soudainement d’inventions extravagantes. Ainsi, au cœur du recueil Corps perdu, marqué par l’éclat tragique et tourmenté d’images violentes, surgissent, en total décalage, le rire et la fantaisie :
« On cherche le chat
dans toute la maison
C’est dans ma gorge
qu’il va faire sa nuit ».
Cet étonnant tissage du baroque et du tragique, qui n’appartient qu’à elle, la poète la maintient dans son œuvre comme deux pôles essentiels. Voilà bien l’étrangeté de la poésie de Nicole Laurent-Catrice. La poète est capable de tout chanter, parfois, dans le même recueil. Le souvenir pieux d’une mère, l’amour, le corps des femmes « qui leur a été volé », la cuisine et ses recettes un brin loufoques, la méditation sur un squelette au musée de Medellin qui, il y a longtemps, « a tremblé de désir » ou un chaos d’os qui nous renvoie l’image de notre finitude.
Telle est cette œuvre singulière. Œuvre d’alarme, d’ironie, d’intranquillité.
« Je suis dans une écriture stratifiée, sédimentaire, poursuit-elle sur sa page d’écrivain. C’est une écriture de l’intérieur et de l’invisible. Je plonge, je ramène à la surface de l’écrit des bribes de profondeurs : vase, poissons, têtards, rhizomes, racines, animalcules... Du plus évident et superficiel au plus profond et difficile à saisir, tous les niveaux de compréhension s’accumulent dans un poème pour qu’il soit intéressant et toujours à relire : l’anecdotique, le sensuel, le psychologique, le psychanalytique, l’intellectuel, le spirituel, le théologique parfois ».
On voit dans cette « sensation océanique » combien chaque « plongée » de Nicole Laurent-Catrice s’ancre dans le multiple et dans bien des possibles. La poète s’empare des mots des recettes de cuisine, les prend à la lettre. Elle qui a partie liée avec la cuisine. Une cuisine bien à elle, qui triture les mots, les malaxe, de façon jubilatoire, détourne l’infinitif, si neutre, de sa fonction utilitaire et lui donne une saveur de fruits mûrs :
« Cueillir des émotions bien rouges
peler et concasser
recueillir le suc »
La fabrique de mots est, chez elle, résolument liberté et inventivité verbales. Ainsi « Métacuisine » avec le jeu de mots du titre hésite sur le « meta » grec et son clin d’œil au « metalangage » et l’expression « mets -ta ». Inventivité qui se retrouve ici dans le recueil Table et retable :
« J’écris sur les tables de cuisine
c’est mon domaine.
Les sortilèges culinaires
n’ont plus de secret pour moi.
Je puise à la louche
dans mon chaudron magique
pour vous servir ma soupe ».
Il y a de l’élan, de l’allégresse dans cette manière de détourner les mots et de tisser des constellations de sens. Un certain esprit du Nord dont la poète est originaire y tient table ouverte, empreint de cette joie de la bonne chère qui fait la beauté des tableaux flamands. Nicole Laurent-Catrice y puise un goût charnel des mots, tout rabelaisien.
Un autre renouvellement de la parole poétique lui tient à cœur, celui qui se situe dans l’écart, dans l’arrêt sur image. Cet éloge de la lenteur, pourrions-nous dire, la poète l’égrène lentement, dans la liste des gestes humbles de sa mère, si souvent répétés. Des gestes magnifiés comme dans le film Jeanne Dielman de Chantal Akerman. Puis vient la chute du dernier vers, magnifique :
« Tous les petits gestes
ramasser un jouet […]
laver étendre et repasser
tous les gestes qu’il faut
pour faire un enfant
et toi douze fois »
.
Amour, désir et spiritualité
L’amour est un thème central autour duquel gravite l’œuvre. Le recueil La Part du feu, confie la poète, est né de ce vers qui lui revenait de façon obsédante :« La passion folle au froid visage de ghetto ». Forme exacerbée, altérée, ce rapport amoureux oscille, au fil des vers, entre l’éblouissement, la béatitude suggérée par l’ange et les tourments, la peur, les sévices. L’expérience, vécue ou rêvée, de l’amour est transcrite ici sur le mode de l’outrance, celle qu’on trouve chez les peintes expressionnistes.
On n’est pas loin des images du film Hiroshima, mon amour, cité en exergue après une citation de l’Apocalypse de saint Jean. Ici se fondent en surimpression images de l’amour et images de l’horreur atomique. La poète associe métaphoriquement la passion à l’expérience extrême du ghetto et des camps en une analogie qui court tout au long du recueil.
« laissés des heures dans le grand froid.
Quels poux nous grouillaient dans la cervelle ? »
Aux images paroxystiques, telles les yeux crevés, les griffures, « le couteau du désamour », correspond l’intensité de la passion, vécue sans retenue, évoquée dans la « chair désirante ». La figure de l’ange apparaissant dans plusieurs recueils est vidée d’un contenu religieux.
Nul doute, pourtant, que la poésie de Nicole Laurent-Catrice se décline sur fond de spiritualité et de quête de sens. « La poésie est pour moi un acte spirituel », confie-t-elle [3].
Sa façon de célébrer l’amour est porteuse d’une leçon d’être. Serait-ce la recherche d’un absolu perçu comme une voie vers la connaissance ? On ne sait. Mais son œuvre est un plaidoyer pour l’inépuisable splendeur de cette vie intérieure où nous ne sommes plus au monde mais à nous-mêmes. Et où la beauté des mots a ce pouvoir de changer notre façon de percevoir notre vie ordinaire.
Nicole Laurent-Catrice en fait le socle d’où elle tire son besoin d’écrire. Sa conscience en alerte, en effet, ne se source pas à l’Histoire qu’elle a connue grande pourvoyeuse de commotions mais bien à son rapport à l’intérieur, à l’intime. C’est ce qui lui fait écrire dans Demeure d’Angèle Vannier :
Quand l’éveil ouvre une brèche dans notre sommeil il déchire nos paupières jusque là cousues et nous blesse [4].
Marie-Hélène Prouteau
Cette étude fait partie de l’ouvrage de l’auteure, paru récemment,
12 poètes contemporaines de Bretagne, Les Editions Sauvages, octobre 2023