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Billet de Christophe Stolowicki (février 2023)

mercredi 1er février 2023, par Cécile Guivarch

Ratures et Dérades, de Henri Abril, La Nerthe, 184 p., 20 €, printemps 2022

D’un qui a lu d’emprise colossale les poètes récents dans tant de langues européennes, de l’Espagne où il est né à l’Oural, épris de toutes, traducteur de grand fonds, des Russes surtout, la bouche vrillée de phonèmes – un livre texte âme en terre (à ciel) d’une confondante, rythmique gaieté. Cela « dans l’été le plus cru / où les mythes échouent ».

« mourir ne sera pas ma dernière pensée »

Un condensé de lecture, à même le modestement, l’intensément, l’exponentiellement vécu, de toutes les langues de son aire, en une focale que les mots les plus rares (ou triviaux) du français effrangent de clarté, des myriades de morphèmes pérégrins sous-jacents le faisant danser, dense d’anses insolites, cela par l’un des rares poètes contemporains dont le panthéon regorge d’autant de filles que d’hommes – lesquelles la plupart meurent de délaissement (souvent se suicident). Imprimé dans les trois-quarts de siècle d’une vie qui ici lâche ses plus secrets parfums – agave faisant jaillir une couronne florale dont ne sont pas loin les frelons.

La palette époustouflante de son art savant côtoyant le tragique, née du tragique.

Telles les rimes ouvrées (« se meurt » avec « rumeurs » et « mœurs », « ventre » avec « les mots y entrent ») d’un sonnet rimbaldien de vers brefs impairs. Telles ses ratures, « mentent » en « manquent », « incertains » en « clandestins » délicieuse » en « délictueuse », souvent du tout au tout, confirmant que les contraires ne sont que des nuances (Nietzsche). Telles ses dérades, d’un bateau ivre d’émaux.

Sa langue alluviale, glacis d’Europe aux anciens parapets.

Athée comme un Juif (à fleur de kaddisch, « nos mânes dénudés »), s’adressant aux « cœurs en cage / submergés d’émotions / en guise de cosmogonie ; s’adressant à « quiconque / s’est taillé une veine // comme une tranche de rêve ». De la vie déglutie plein la bouche « grandir / blotti dans l’œil du cyclone, enté / sur le désordre lymphatique des mondes ». Un éternel retour aux forceps, « porté par le flux et reflux / de toutes les mémoires en souffrance ». Son humanisme à l’épreuve de l’arrière-big bang.

« Je ne veux pour poétique / que le droit à l’erreur jusqu’au premier sang ». Pour ce seul vers je donnerais toute l’œuvre à l’estomac, tant prisée que présomptueuse, de Philippe Beck.

Ballade, comptine, parodie de prémisses, boléro en eaux vives désossant la grammaire, messages perso, élégie conjuguant les déclinaisons, voire requiem, cartes postales, soliloque, journal (en vers), adage, bande dessinée seulement verbale, variations sur un thème, saïga, chansons, mais surtout sonnet ( tentative de ) pis que parfait ou dégondé, au clavecin, à la vielle, aux grandes orgues égrenant, convulsant, épuisant tous les genres : « royalement inaccompli », « d’âme désossée ». Tout en contre-poncifs, son excentré de langue jaillissant d’ « entre paroles tues et rimes moribondes ».

« Au bonheur amnistié par contumace » : retors, torsadé, saccadé sac à dés.

Corrosif en un temps où sévissent « les versets de la Raison pure / et l’altruïsme pour régions tempérées », Henri Abril est injustement méconnu.

Bergson, un philosophe pour débutants ? Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, Marx, de grands penseurs ? D’une Histoire culminant en Heidegger ? Si nous nous étions cantonnés à ses Données immédiates de la conscience, bien des élucubrations et crimes eussent été épargnés à l’homme.

La rhétorique à pleine bouche de Charles Péguy (Notre jeunesse ouvert au hasard). Mes bibliothèques, de poésie et de gravats, à tous les étages jusqu’au plafond, sont une galerie de peinture, un album d’adulte, un clavecin (conclave, seins). Je ne mourrai pas en maniant des culs.

Beethoven, Péguy maîtres du clavier de notre âme dont Rimbaud et Monk ont brisé tous les mouvements.

Une maison de l’âme, toutes plus tranchantes. L’âme enfin laminée. L’âme innée recouvrée.

Celle dont on ne peut plus pincer les accords. Lame dont la pincée d’accords s’est répandue comme un sable. Comme sabrée. Comme ça braie depuis que le psychisme a remplacé l’âme.

Tout cela, prends le bien. Prends le bien et le mal. Apprends toujours, même si le pris et l’appris, le mal appris, le prix et la valeur des choses t’échappent. Que la chape d’aplomb se lève encore. Que le plomb et l’aplomb se changent en or. S’échangent en ores & déjà. Déjà vu. Que le déjà vu fasse de toi, Nathanaël, le plus irremplaçable des êtres. Finis où Gide a commencé.

Ne finis pas de finir. Que fi & défi à ceux de ta jeunesse répondent en liesse non en sagesse. Afin qu’à gestes de grand aloi encore & tjrs tu méconnaisses la Loi, non les lois.

Économiques M, de Martin Richet, Eric Pesty, non paginé, 14 €, novembre 2021.

M telle une âme nommée Martin, un bourre écho en ligne. M comme « Météorologiques », Économiques n’en parlons pas, un martin-pêcheur au gros réinvente une rigoureuse syntaxe mallarméenne, incongrue, irréfutable, celle d’une ère scientifique où science et inconscience doivent être décalquées de l’américain, cet anglais des Etats-Unis que Gertrude Stein a réinventé et que Martin Richet, son traducteur viscéral (notamment dans Autobiographie de Gertrude Stein, 2011) transcrit en français autobiographique. Soit un art poétique sans l’onde d’une cuistrerie et que nourrit la traduction (l’un des quelques métiers compatibles avec la noblesse du poème), plutôt transe que transhumance. Une syntaxe de grand zeugme accourcit le lasso où sont pris sens et sons.

« Aux rigueurs de la langue, les fastes du langage. »

Rif sur rif à rebrousse-poil sur poil, d’arrache-cœur le corps à corps avec la langue délivre poème sur poème d’un jazz comme on en lit peu. Aimé le trois temps (« Deux temps faibles pour une temps fort : c’est la mélodie qui veut »), raillé le trois temps (« stance violente. Tierce affaire : savoir se voir faire taire. Les hommes sont partout. Les hommes. Sont. Partout. ») – d’un « rouge sang, terre sienne » d’intense coloriste, est verbalisé l’usage à contre-emploi de la guitare par Wes Montgomery dans No Blues (1965), l’un des derniers sommets du jazz historique.

« distillat de pensée insinué par la peau de qui nous tient par la main dans la forêt de nos pas »

Certes, Économiques M. Mais de quelle économie bataillesque de l’écriture, prodigue, profuse, au regard de laquelle l’ubérisation a des traits de pingrerie, et rétractée au plus élémentaire. L’économie du poème qui éclaterait en échos démultipliés passe par sa mise en pause de pis que prose. « M. n’admet plus d’arrêt quand tout a trait au vrai. »

C’est le swing de la voix instrumentale qui commande le tempo du poème. L’écriture un champ clos qui en s’étrécissant (jusqu’à cet index récurrent de livre en livre où par la grâce de l’informatique sont recensées les occurrences de chaque mot de l’ouvrage) ouvre sur une vie de moinillon poète que je préfère aux retentissants, aux poétisants apôtres.

Murger prosateur de la vie de poète, d’artiste romantique, Nerval qui aurait réussi dans la vie. La bohème allante, la bohème galante.

Le grand amateur, créateur d’art choral, Gilles de Rais, dans sa chapelle des Saints-Innocents. Le plain-chant, le plein chant. Les voix des saintes filles, un cran en deçà. La voix instrumentale signée Mozart. La voix chaleureuse entre toutes de Louis Armstrong, et répondant à son étiage celle entre toutes d’Ella Fitzgerald. Seule égale au plein chant, au plain-champ, la gravure abstraite contemporaine – je pense aux griffures balayages, aux entailles de Christiane Vielle.

Dans le cours des 31 Variations Goldberg, de l’aria à l’aria, la montée est fulgurante quoique mémorielle et la descente est longue (de monotonie sacrée) : comme dans l’éternel retour. Ce qu’Héraclite n’a pas deviné, Bach l’a entendu.

Si l’art gothique et l’art roman n’existaient pas, les Variations Goldberg les eussent suscités – dans l’ordre inverse.

la mémoire éruptive baigne dans l’amour traître : comme c’est loin de moi. Non, je ne suis plus poète.

Enflure des voiles, il y a qqch de naturellement emphatique dans la trompette de Lee Morgan (à l’apogée de sa courte jeunesse dans les années 1957 – 1960) : une amplitude, une envergure, le point d’exclamation porteur d’une mesure de long cours, de variations inlassablement neuves.

Je ne suis plus poète, la pure poésie m’a quitté depuis près d’une dizaine d’années. Mais elle bat à mon pouls et rejaillit « au premier sang », comme l’écrit Henri Abril.

L’intranquille N°23, octobre 2022 – mars 2023

Sous jaquette de Hors-jeu signée Balta (un artiste néerlandais) reprise en fond de couverture, dérision de l’abstrait poussé à algorithme en variantes d’un jeu de marelles décimales évoquant de prosodiques dizains, ce très beau numéro regorge de voix surtout féminines, qu’il est impossible de rendre toutes dans leurs échos, contraint de s’en tenir aux plus marquantes. Dans la tradition de L’intranquille, il élargit son propos à la planète – situant mieux les poètes français(es).

La parité est respectée ou presque, mais les textes de filles (peut-être suis-je partial) pénètrent bien plus avant. On dirait qu’à temps retournés depuis Sappho, la femme, naturellement poète, n’a plus besoin d’être masculine sur les brisées d’Homère, mais l’homme à son contact de gagner en anima – en âme tout simplement.

Thème central Jeux d’enfants, un boulevard pour les poètes. Rares à ne s’y être pas engouffrés Éric Auvray, dans sa « Vision schumanienne où l’on voit les jambes courir le ballon rouler […] où le lacet ne casse pas la chaussure est expansée », Perrine Le Querrec (« Je lèche quelques minutes du temps réprouvé »), et surtout Carole Darricarrère.

Dédié à ses morts de poète fin de lignée, tissu de rêves récurrents qu’articulent des jeux d’enfants, ancestraux et contemporains, L’aïeul (son grand-père) est le fantôme qui remonte du « grand pays blanc où errent les rennes et les âmes en peine des morts-vivants ». Tirent mieux qu’à balles réelles « les mots en guerre contre les vivants qui rapacent à tire-d’aile », étranglent ceux qui « me fixent dans cette langue muette des morts qui sans un mot supplie ». « Dans quelle bande dessinée, dans quel robot virtuel […] l’esprit mendiant des morts qui maraude autour de nos têtes se fiche ou s’écueille ? Dans quelle peluche impénétrable aux longues oreilles venteuses qui sifflent tels des coquillages, dans quel soldat de plomb, sous quelle armature électromagnétique […] ? À ce texte lancinant, implacable s’accordent « le chien et le chat ». Seule Carole Darricarrère a pensé à eux, good boys longtemps restés chiots et chatons dont les jeux nous éclairent, apprentissage de la vie d’adulte.

Parmi les poètes révélés depuis peu, ressort Nathalie B. Plon dont le corps à corps avec la langue met à l’épreuve son muscle cardiaque. Chacun son corps un lieu-dit : « topographie du tissu mou », « paramètre du cri primal / loup y est », « en tête-à-queue contre dos d’âne », « si grand ouvert / aux foires d’empoigne », « une artère / bleu Klein qui ne coule pas […] asphyxie sur plèvre en mode avion […] un cœur venelle à la marge qui rétrécit / sur capillaire […] le scalpe juste à la gouttière qui s’enfile à la coronaire / comme un bas de rouille ». Ainsi que dans sa plaquette Faire le mort et aboyer (2021) elle prend à la gorge, à la tripaille, son cœur à corps accord primal a demandé de longues années (née en 1969) pour que le mot âme ô & bas seul salue, sans une poussière de psychotrope ni ombre de psychanalyse. Métier bibliothécaire, l’un des rares compatibles avec la noblesse du poème.

C’est dans l’espagnol sud-américain que L’intranquille de ce semestre nous ressource. Alfonsina Storni (1892 – 1938) égrène quelques anti-sonnets râpeux d’un lyrisme baroque mythologique dont son prosaïsme rabat le couvercle, en chute ou en envoi. Actrice, serveuse, rédactrice publicitaire, journaliste, contrairement à Alejandra Pizarnik elle a pris la peine de vivre – atteinte d’un cancer se suicidant par noyade en mer sur un poème d’adieu (« Toi, bonne nourrice à coiffe de rosée, / mains d’herbe et dents de fleurs, n’oublie pas / de tenir prêts pour me recevoir tes draps / de terre et ta couette de mousse cardée // Je vais dormir, chère nourrice, couche-moi / dans ce lit, pose une lampe à mon chevet, / n’importe quelle constellation m’ira, / mais tout de même, baisse un peu la lumière. // […] Et puis / fais ça pour moi : s’il téléphone, dis-lui / de ne pas insister, que je suis sortie. ») tourné à chanson et qui a fait sa gloire. Même si je ne parle pas espagnol, je regrette que sa publication ici ne soit pas bilingue, aimerais comprendre pourquoi l’écho semble amorti, alors qu’Alejandra Pizarnik passe comme un big bang la barrière des langues. Comme traducteur Didier Coste moins efficace que Jacques Ancet ? Pas forcément. Trop de siècles de poésie ramassés en sonnet ?

En regard, Renata Duran – colombienne, née en 1950 – ose une poésie de la nature (« Baignée à l’instant / D’une Aura de lumière / Je retourne à mon silence bien-aimé. / Dans sa forêt sans fin, pas à pas, / je m’enfonce, en suspens. / Ses arbres envoûtants / M’enveloppent d’effluves […] / Déjà je pressens son centre : / C’est un lac de lumière / secret et en attente / Qui m’invite dans ses eaux marines, / nostalgiques de la mer / et de ses vents » ou « « Arracheuse de soleils couchants / […] / Je te veux nue / Une fois pour toutes »), en vers d’un espagnol fortement scandé.

Par-delà l’océan rompues nos barrières, une poésie jeune tranche avec la poésie jeunesse de notre déchéance venderesse.

Attentat lettriste contre la parole, abolissant son intériorité, un essai de Jacques Donguy vante la poésie numérique qui a connu une brève vogue dans les années 80 : triomphe de l’image écrasant la parole, la nouvelle barbarie. En guise d’avant-garde une fuite en avant.

Ici, au contraire, des images bienvenues célèbrent la parole. En quatrième de couverture un dessin de BD signé Damien Glez représente une grosse, maternelle métisse auréolée de soleil lisant, clamant ses vers, qui font bondir vers elle, fusil jeté de fascination, un enfant-soldat lourdement botté.

En ouverture des jeux d’enfants, un énigmatique, sensuel montage photographique de Stéphane Lempereur associe, sur fond lumineux effacé, la pure ombre d’une fille nue costumée d’une aile de papillon qui s’étale en possibles pages de manuscrit, et jaillissant de son jean, un fin torse musclé de garçon que la nuit éteint.

Poème, ou le discontinu premier, que tout enseignement abâtardit.

Je suis loboto, je suis lobotome, un tome, deux tomes, je suis lobotomisé. Imaginez en dix volumes.

Ce que, malgré Rimbaud, romanciers et « philosophes » s’entêtent à narrer, à expliquer, s’ouvre au regard oblique du félin quand l’homme, se carrant de face, ne comprend rien (et finit dévoré).

on, dit-on quand je est là, prêt à ruer

Un livre écrit de rêve en rêve et qui est tout sauf onirique : onirique est à rêver le même dévoiement qu’indicible, ineffable, à une pensée difficile qui advient.

À son étiage le plus fuyant, le plus modeste, le rêve est inventif, ce n’est pas moi qui forge ces fictions audacieuses, ou plutôt c’est un moi qui me surprend tjrs – dont la fonction est de me surprendre. Seuls les grands romanciers l’égalent, comme on n’en fait plus.

Apollon n’avait pas imaginé que des philosophes qui n’ont pas compris Héraclite, des psys souillant Sophocle, s’empareraient de son précepte et qu’il faudrait plus de deux millénaires, l’homme bientôt aux abois (de surpopulation), pour que la connaissance de soi, longtemps celle d’un soi intelligible à sec, à gras, par le truchement de la poésie devienne enfin sensible.

Retourner des montagnes à l’épreuve des avalanches ; un big bang dans un tremblement d’horizon.

Sinon artiste de sa vie, chantre de son espèce.

À défaut de pratiquer l’éthologie comme Isidore Ducasse au chant V de Maldoror, lisez donc les éthologues, poètes qui voulez être poètes. Et quelques poètes contemporains. Vous pourrez faire l’économie d’une psychanalyse.

La pandémiade, de Jean-Pascal Dubost

Covid 19. En vers par rafales pasticheurs de moyen français, marque de fabrique nourricière de Jean-Pascal Dubost signant ici une prise de distance, on lira avec plaisir ce feu d’artefact, ce pamphlet soutenu, anti-vacs, anti-passe sanitaire, anti-« Jacadi » frondant Macron et microns ses séides d’une verve joueuse – hyper-littéraire à trois temps : une première partie journal tout en huitains d’octosyllabes plus carrés que dizains ; en deuxième partie les vers de même tonnage se groupant par douzaines, raillerie de bon vendeur, ou Alexandre passé par là ; le troisième mouvement tout d’un jet, allegro presto ma non troppo, toujours huité fûté mais dans cette longue coda s’épandant en vers plats de dérision maximale, rimés deux à deux comme à la main d’Ubu. Vers de mirliton – mire, lit-on, qui veut dire médecin en moyen français, celui auquel, selon notre auteur, s’est substitué d’autorité le chef d’État.

Un chiffre parfois jeté en guise de vers, à épeler comme un sigle.

« Où ça ira, où ça ira, / cette liberticidité, / dont , quel gré qu’on en ait, il faut / se défaire, ou alors quitter / ce siècle où empire le pire / en un scénario écrit par / un dictateur de lois nouvelles / qui ne signifient vraiment rien / d’autre qu’obéissance au ca- / pital (ce qu’il ne faut pas dire), / car on a beau contre faire et / contre dire, ite missa est. » Le propos est clairement politique.

Dénonçant toutefois les dérapages d’amalgame (« Colère peut faire le siège, / placidité prendre congé […] rien qu’au vu de ces “Sans vaccin” / sur des étoiles de David / jaunes cousues sur torses certes / indignés or indignant grand / moult, ce choix, d’arborer comme ça comme / comparaison avec un crime / contre l’humanité est pas- / sible de grand dégoût, d’envie / de prendre congé de ce monde »), analogues aux « CRS SS » d’il y a un demi-siècle.

La pandémiade : excellence d’un titre dont le suffixe rend sans jérémiade ni dérobade notre relation complexe au Sars Covid ou Corona avec toute l’intensité incisive propre à Jean-Pascal Dubost – sans toutefois évoquer sinon par son débit la densité de surpopulation dont il est le symptôme, ni le déficit d’immunité conséquent.

Isabelle Sauvage, « présent (im)parfait », 162 p., 18 €, sept. 2022

La connaissance de soi, acte de jazz.

N’en déplaise à Baudelaire, tous les nuages ne sont pas un libre-service de l’imaginaire. Sur les nimbus, les stratus n’en parlons pas, ainsi que sur les formes mixtes, les cumulus l’emportent de loin. Ceux qui se déplacent en escadres ou en escadrilles évoquant les galaxies lointaines et leurs amas rivalisent avec nos rêves les plus intenses, se donnent à lire en mode Rorschach avec un indice élevé de pénétration de l’anti-matière.

La poésie m’a quitté mais elle bat à mon pouls et rejaillit au premier sang.

« Homère, Shakespeare, Balzac, Tolstoï », énumère comme les génies littéraires de l’humanité André Maurois, un écrivain médiocre (de l’Académie française), lecteur superficiel, en préface d’Anna Karénine, ce chef-d’œuvre dont je retiens qu’on fait aussi de bonne littérature avec de bons sentiments. Homère ? mais comme auteur (non collectif) de L’Odyssée, où Ulysse préfigure Valmont. Shakespeare, mais pas sans les Sonnets, qui éclairent l’œuvre théâtrale. Balzac pour son entregent, avec cette réserve qu’enducaillé comme Saint-Simon sans être duc ni grand propriétaire comme Tolstoï.

« L’inconscient, structuré comme un discours. » Mais quand au beat d’un jazz, tout discours tourne court ?

Pour quelques lignes de Tolstoï (« La conversation, interrompue par l’arrivée d’Anna, reprit bientôt comme la flamme d’une lampe mal soufflée », ou l’intelligence de son enfant de la mère qui allaite, à la montée de son lait elle devine qu’il crie de faim, a remarqué à des signes imperceptibles les personnes qu’il reconnaît), je donnerais toute l’œuvre de Lacan. Mais pas celle de Boris Cyrulnik, ce grand éthologue.

Le roman ? Bien sûr un genre mort, opinion contre laquelle s’insurge Maurois. À son apogée avec Sade, Scott, Balzac, Flaubert, Maupassant, Tolstoï, Proust. Ressuscité brièvement avec Colette, Kundera, Hemingway, Pierre-Yves Roché, Lampedusa et quelques autres. À la recherche du temps mort d’un beat de jazz.

Athée comme un Juif.

Tolstoï, avec cette réserve qu’il philosophe beaucoup, en nouveau riche de la pensée que ne sont pas Flaubert (Le dictionnaire des idées reçues) ni Maupassant (« Voyez-vous, dans la vie on n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on croit », conclut dans Une vie la bonne de Jeanne).

L’art et le plaisir, voire la fierté (Baudelaire) de déplaire, de heurter de front, de biais, par le travers. Par la travée jusqu’au chœur, de phrase.

Œdipe-roi : c’est bien la première fois que le savoir donne le pouvoir – l’élucidation une tragédie. De toutes celles que la Grèce a léguées, c’est bien évidemment la plus prophétique, celle qui fonde le mieux notre civilisation. Après Sophocle et Shakespeare, il faudra attendre Jarry. À cette hauteur (cet étiage) de prescience il n’est qu’Oscar Wilde – son théâtre éblouissant de paradoxes un écran, la tragédie celle de sa vie.

Sonates de Scarlatti, leur évidence jubilatoire et leurs subtilités, petits appels de note du pied, encore plus jubilatoires. Nostalgiques d’un arrière-big bang. Frappées au piano par Alice Ader comme un grand cru liquoreux.

Le « philosophe » Bernard Henry Lévy entre dans la vie il y a un demi-siècle avec de grandes ambitions de penseur à col ouvert. La vie aidant, il se rabat à des reportages de guerre – dont on salue le courage, l’opportunité incisive.

La plupart des universitaires n’ont tjrs pas compris qu’il y a appropriation abusive de Nietzsche par Heidegger – appropriation imbécile du nazi Heidegger par Sartre. Introjection, dit-on dans le jargon concurrent des psychanalystes.

Je lis des nouvelles de Nabokov (Une beauté russe) écrites dans sa jeunesse en Allemagne dans les années 1920, d’une cruauté acérée, insérée. L’intensité et la déprise. De Proust on n’aime que la déprise (qui culmine dans Le temps retrouvé, va trop loin avec La Fugitive), de Rimbaud que l’intensité. Nabokov dans l’une et l’autre égal à lui-même. Car la déprise n’est pas seulement le recul de l’âge qui in extremis jamais n’abolira le hasard. Elle est aussi ce fantastique contemporain (Nabokov précurseur), ce sans genre contemporain où le réel s’épand en denrées du rêve (rêve, comme il faut surveiller ce mot ignoblement dévoyé, denrées de rêve serait un désuet contresens).

Oui, notre déprise, d’un monde vieux. À dix à cent fois trop sur terre. La phylogénèse suivant l’ontogénèse. De riches pauvres que nourrit une vie exercée comme le métier de vivre (mieux que Pavese ?), à mode d’emploi (mieux que Perec ?). En citation dessication des titres boule versent, de cristal d’aveugle.

L’Iliade est une chanson de geste, une épopée, une œuvre collective, quand L’Odyssée, de même forme, est un authentique roman, auteur Homère (malgré des interpolations), héros Ulysse, un séducteur – cela deux millénaires et demi avant Laclos et Valmont. Dans les filets d’Ulysse la nymphe Calypso (lui plutôt dans les siens) ; la vierge Nausicaa fière de son rang, qui l’élirait bien pour époux ; sans compter la déesse Athéna. L’Odyssée plus postérieure à L’Iliade littérairement qu’historiquement, les Homérides antérieurs à l’immense poète aveugle, Homère.
Autre grand poète aveugle, Borges, qui nous fait accepter, voire aimer « ce qui n’est refusé à personne ».
Le mythe de Babel est faux. Il n’y a pas de langue unique qui se serait disséminée, mais comme l’écriture (Robert Bringhurst) apparue à peu d’intervalle en quatre ou cinq points du globe, mue par la même nécessité la parole est née du cri simiesque chez plusieurs de nos ancêtres que séparent des millénaires.
De Sylvain Tesson, La Panthère des neiges (2019), tout en « crêtes rabotées par l’érosion qui est la neurasthénie du paysage ». Enfin un authentique romancier poète, amoureux des lieux solitaires et détestant l’homme massifié. Éthologue poète pour qui l’analogie des espèces l’emporte sur l’homologie. Une éthique de l’effort physique. Il n’est pas un grand amoureux, sinon de la nature. Athée fils de croyante, religieux « hors cléricature » comme Nietzsche. Citant volontiers Morand, Heidegger, Chardonne, rien que des antisémites virulents – dans ce qu’ils ont commis de non-antisémite. Mais aussi Ernst Jünger, qui ne l’est pas mais peut passer pour l’être. Abominant Freud, j’imagine, comme vous haïssez Dieu. Le seul romancier connu que je connaisse qui vive dans l’espace-temps. Sa lecture m’est une grande épreuve.
Des surréalistes historiques répondent à une enquête sur la sexualité d’André Breton (qui y trahit son horreur de « la pédérastie », entendre par là l’homosexualité ; Aragon est présent, qui reste stoïque). – Quand des filles adhéreront au mouvement, il faudra changer de ton.

Christophe Stolowicki


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