Beethoven dédie plusieurs œuvres à Goethe, qui l’ignore. On est heurté par cette goujaterie – surtout parce qu’elle nous paraît inconcevable. Nous sommes tellement habitués à ce que le son et l’image prennent le pas sur la parole – humilité du scénariste, du parolier, poésie spectacle – que nous avons peine à imaginer une époque où la parole (poétique) était (encore) tête de gondole d’une hiérarchie des arts. Après la débauche d’intellect apodictique des philosophes de l’histoire de la philosophie, la revanche des sens est un juste retour de bâton. Abusif à son tour.
Dans la cinquième il n’y a pas l’ombre d’une narration et le plus héroïque, né et renaissant d’une délicate, bruissante intériorité, se scande à plein volume. La sixième est un récit bucolique où chaque thème de renaissance de la nature débute par un murmure de résonances sylvestres, filtrante clairière dont monte toute l’émotion. On a peine à croire que les deux symphonies aient été achevées presque simultanément, intervertissant leurs numéros. Œuvres d’un génie éclatant et intime, dont aucun descendant n’approchera sinon Schumann, par le privilège de la folie.
(Sans l’exemple de Gombrowicz dans son Journal, je ne me permettrais pas d’être aussi tranchant où je ne connais rien.)
Ici ou là, ceci / cela. Ceci cela un autre train sortant du tunnel, sifflant trois fois. L’arbre cela la forêt et la décèle et de son socle la descelle à un regard. Celle-là, celui-ci, les règles sont strictes. Mais si mon prochain appelle mon lointain, celui que j’aime comme moi seul, comme moi-même, et quel qu’en soit l’ordre grammatical, leur apparition ici ou là est régie où rai gît, celui de l’invisible sourire (celui de Sade, vu par Gilbert Lely).
Ici ou là, devant moi, derrière moi, qui cycliques se confondent un peu.
Cela dit est la forme correcte. Mais Ceci dit qui fait irruption fautive n’est pas faux, résonne au marqueur, à l’ancrage, en premier martèlement, quand Cela dit est évasif, furtif, simple respiration.
Derechef
Réveillé d’une nuit d’universOn ne se lasse pas de Bach, on ne se lasse pas de Monk, leurs génies rayonnent sur mes rêves où la pensée se déploie aux vitesses hypersonique, hypergalactique des premiers temps de l’univers chaque nuit, chaque sieste. Y retourner comme à substance, comme à substrat, comme à une antimatière antérieure à la matière qu’on en a tirée ?
Je m’assieds à l’orbe d’un café place Saint-Marc. La poésie lisse, amortit, casse les angles du rêve.
De la tubulure de la fleur, dans un violet diatonique, jaillissent en vrille ses pollens, le vu revient dans le vécu à pas d’insecte, d’acarien. Les forêts du Perche, une en lisière de laquelle je vis dans mon bois, tarmac d’où décollent les rêves. La vie bonne d’être la vie claire comme une enseigne bio.
de_talhs / dé_tails, de Jaumes Privat
En bilingue occitan-français, écrit dans l’occitan de son Rouergue natal et traduit en français par l’auteur – s’élève un pascalien poème (« à / son / centre / chaque / centre / fait centre » comme cendres) éperdument vertical, esquilas /sonnailles, affichant ses racines et les retournant d’un coup de soc. Mais cela en un occitan contemporain où photòcòpia, incèndi s’entrelacent à l’entredins monté de l’en-dedans des siècles ; dont l’a final, aussi récurrent que l’e muet en français, ouvre cette poésie que le français resserre. Par un baroudeur langagier dont le baroud d’honneur se porte en creux, verticalement, en mémoire rauque butant de roche en roche, une mémoire rocheuse pyrénéenne d’appellation contrerolée.
Ce qui nous est ici distillé goutte à goutte, proféré d’oc en oïl syllabe à syllabe, porte le fer blanc bifide de la mémoire de la langue dans l’aplat de poésie de la paroi la plus abrupte, faisant rejaillir toutes les humeurs du corps accord, à corps et à cri de touffeur : « tellement / tu / m’as / lu / le / bouillonnement / du / sang / foie et /nerfs / huilés / des prières / que tu me cloues ». Exfiltrant dans un dialogue infra-physique de soi à soi les joutes verbales des troubadours, restées vivantes fibre à fibre en occitan. Pascal est loin.
Titré de_talhs / détails, le trait d’union au plus bas. De Talh entaille en occitan, talhar tailler, retrouvé le chemin du « détail », celui de la dernière guerre mondiale, insulte vichyste taillée aux Juifs. Magnifié le « rien », ce rien de rien qui de chose, affaire, réel du res latin a tourné dans l’ancien français en rem, son cas régime, et en objet de presque pure négation en français contemporain, en néant de casaque tournée par un potier de fer, mais resté res, le cas sujet, en occitan : « talhar / camin / a / cap / de / res cap / camin / res / talha », soit « tailler / chemin / à / bout / de / rien aucun / chemin / rien / taille ».
La langue prise à la gorge à défaut d’adversaire dans son tournoi.
Le choix de l’éditeur PO&PSY d’un simple livret blanc dans son enveloppe sophistiquée tenant lieu de jaquette ajoute au dépouillement.
PO&PSY, postface de J.-P. Tardiu, 90 p., 15 €
Hommes de lettres, hommes de l’être, du néant montant à jour.
Des poètes contemporains me nourrissent, la plupart des romanciers récents me pollueraient. La moindre des choses de leur rendre, de vigilance flottante qui vaille l’attention flottante chère à Freud. Qualité de ma vie celle de mes lectures.
Tout en zigzags, ellipses, fautes de frappe récidivées, Monk sonne faux – d’une justesse profonde qui s’épand à son écoute sur des années. Ses conclusions – toujours dérobées – assurent un apaisement – exhaustif.
Avec Gracq le surréalisme devenu le conformisme nouveau des poètes – Breton lui a bien frayé la voie.
Ulysse, le héros d’endurance – quand la traduction textuelle de polutlas Odusseus est Ulysse qui a subi mainte épreuve. Le génie de Victor Bérard, traducteur de l’Odyssée en 1924, outre la récurrence propre à l’épopée d’Homère, a produit une œuvre aussi puissamment originale, ineffaçable, irremplaçable que Les mille et une nuits de Galland contre lesquelles Mardrus s’est échiné en vain à rétablir du textuel.
Pour chasser des humeurs noires je rouvre Extraction de la pierre de folie d’Alejandra Pizarnik, une guérisseuse qui en est morte, qui s’en est donné la mort. Définitivement entrée dans la légende – legenda, étymologiquement celle qui doit être lue.
Ce que des contemporains – que je plains – reprochent à Rimbaud, de n’avoir pas su vivre (son inhabileté fatale), passer le cap d’une adolescence prolongée, je ne peux pas m’empêcher d’en réserver une miette à Guy Viarre, né après moi, mort avant moi. Oui, « reprendre on veut de l’un et l’autre sein / dans sa bouche deux fois terrestre » quand « pour être qu’est-ce qu’il faut naître près de l’œil », faisant table rase de l’être, est décisif, irréfutable. Mais pas thérapeutique, quand Rimbaud est le guérisseur entre tous.
Topographie, de Benoit Colboc
Retraçant ce qu’était la vie en campagne récemment encore, au sein d’une famille de gros fermiers, un premier livre, la quarantaine approchant. De prose serrée desserrée à mitraille, mitraillée à rafales comme seul un poète. Topographie, état des lieux-temps. Tant recouvré. Le temps retrouvé viendra peut-être un jour.
Pur récit ? Infiltré d’autofiction (on a deux versions de la découverte du père pendu au grenier) ? Ce qui ne s’invente pas et cependant s’invente, comme inventaire.
En quête de sa filiation, du non-dit entre père et fils qu’ont tissé détissé les ans, apprenti dépeceur dans « cette boucherie sans hémoglobine que l’on appelle souvenirs », Benoit Colboc arrache des croûtes, avec pour reposoir un peu trop des mots de la psychologie. Mais dans l’entre-deux explications de contexte, son prosimètre met au panier tout ce qui prolifère dans le landernau d’égrènement de soi en poésie verticale.
« Nous avons été hostiles l’un à l’autre. / Hostilité vorace de ceux qui trimballent une peur sans / savoir qu’elle noue concorde. Lui et moi nos peurs liées / je / tu / fondus. Nos démolis. » Ponctuées ou non les hachures. Quand paraît un véritable écrivain, des tonnes de littérature industrielle partent dans le broyeur des siècles.
« Cela rassure certains, s’agacent d’autres » : dans sa virulence, un livre très écrit, à rebrousse-poil du ronronnement moteur.
Quelques longueurs, on se passerait du final sur l’enterrement du père. Car
Car tout ne peut que tomber à plat quand on a pris au plexus, à la gorge, la révélation centrale de « l’enfantprêté », confié tous les vendredis pour une soirée et une nuit par une mère aveugle à un vieux couple sans enfants, elle alcoolique, lui libidineux. Benoit nu tripoté, Benoit dansant sur la table dans les dessous de la vieille. Benoit que son homosexualité , bientôt établie et acceptée par ses parents, a exposé à ce massacre avant qu’il ne se rebiffe.
isabelle sauvage, « singuliers pluriel », 86 p., 15 €, juin 2021
Qui s’est heurté à toutes les énigmes d’Une Saison en Enfer et des Illuminations sans en forcer le sens, ni se satisfaire à bon compte en interposant entre soi et la poésie la frustration d’un adolescent – en renonçant à comprendre comprend plus avant, plus intempestivement, à remontées d’à pic, « loin des gens qui meurent sur les saisons ».
Dans l’exploration fulgurante en notre langue, sur le motif, de l’inconscient franco-britannique que creuse une longue histoire d’échanges croisés, mourir sur les saisons, mûr à point nommé d’éternel retour, une saison en enfer (ou ciel, qu’importe) – sont nourris du sens anglais de season : période. Qui lit Rimbaud ne meurt plus sur le temps divisé.
Tous les soirs ou presque je m’endors sur du jazz ou l’un de ses précurseurs, comme d’autres sur la télé.
Brusquant les transitions sinon les accords, j’entends chez Schumann ces crases dont Monk sera le héros.
Dans les Variations Goldberg, la longue phrase de Bach, à un ou deux clavecins plus ou moins touffue, a en commun avec celle de Proust une même correction perfection grammaticale, assortie des mêmes échappées belles et bonnes. La mémoire qui s’y dessine écho d’une transcendance que la langue immanente de Proust dénie.
Les bons psychanalystes y risquent leur vie. Les mauvais, patron Lacan, la vie de leurs patients. Aucun n’est guérisseur comme le poète : Sade, Rimbaud, Pizarnik. Au prix fort.
Les sonates de Scarlatti elles aussi sont des variations, mais celles-ci d’une gaîté, d’une allégresse si soutenues, si effrénées, qu’on appréhende la note finale où elles nous laisseront orphelin. Les arlequins danseurs ont démené un tel bonheur terrestre, deux fois terrestre (« reprendre on veut de l’un et l’autre sein / dans sa bouche deux fois terrestre ») dont est mort Guy Viarre, qu’il n’est pas de recours en grâce ni simple cours en Dieu. Sonates des sonates, si superlatives qu’elles nous laissent encore plus démuni dans notre vanité éventée.
Nous scrutons nos ciels en quête d’horizon, celui d’extra-terrestres rayonnant de leur exoplanète à notre rencontre – de force one ceux maîtrisant l’énergie de leur étoile quand nous émergeons à peine de la combustion fossile, de capacité two ceux sachant exploiter les ressources de leur galaxie. Il n’est pas mentionné par les scientifiques de catégorie trois, de ceux se propulsant de toute la formidable puissance d’un big bang, tractés, happés, aspirés par l’incommensurable appel de l’éternel retour.
L’art américain accuse un net retard sur le high tech.
Une nuit et sa ration de rêves au matin, pleine et entière, claire et entière, nourricière, évacuant (un vilain mot, ceux de Lacan sont pires) le plein du plein, quand on a fait le plein du plein, le plein demeure, quand on l’a évacué aussi. À l’anonyme auteur de l’Isa Upanishad, traduit par Louis Renou.
Réparés, lissés les mauvais rêves de mon adolescence. Un lys dans la vallée. Un lynx a dévalé.
Où ai-je le mieux appris la vie ? Dans Le Spleen de Paris, qui m’a longtemps dispensé d’écrire pour de bon.
On n’apprend pas la vie dans les livres ? Ceux qui n’y apprennent que l’écriture ne seront jamais écrivains. Pas même Gide ne fera jamais de vous, Nathanaël, le plus irremplaçable des êtres.
Ruralités, d’Hortense Raynal
Ruralités. Ou, d’Une Saison en Enfer la réalité rugueuse à étreindre/ Paysanne ! Mais en salut, non en Adieu. Un premier recueil, d’une poète née en 1993 en Aveyron. De poèmes pleine terre, la taiseuse sur des générations, à pleines mains glaiseuses encore, d’un soc en boustrophédon traçant, retournant le sillon, écumant le sillage. Oui, paysanne.
Mais dès les premiers poèmes on comprend que le titre est trompeur. D’Oc plutôt que de soc, d’Occitanie vient ce jeune livre aux sons en terre qui dansent d’anse. La densité viendra.
Une pratique de la scène accélère le débit d’une descendante des troubadours. « Je bande mon arc de paysanne / Je terrasse le soleil qui pensait se lever tranquille ». De bauge en « souillarde » à l’espace pleine page de la poésie contemporaine, dans tout cet espace-temps conçu à qui il a fallu un siècle pour devenir espace-temps vécu (« léguer […] des heures géographiques »), oscillant de larges refrains jusqu’à des martèlements piquetés, se déploie une difficile, écartelée tessiture.
Entre passé et présent, dans « le no man’s land de l’identité ». Aveu : « au cadastre la mémoire est vive // Mais sur la langue, dans le palais / pas d’oc ». « Mauvaises prépositions la langue plus la / mienne déjà / Oc ». Il en reste « Un accent fabulé qui n’arrive plus à fabuler avec les / hommes ».
Mais son patois qui se perd (« bartas », « lietch », « miliadou », « macarel », « tombe[r] » quelque chose, « ça [m’]espante ») est la pâte vivante de sa poésie. Ou « clapas », long tas de pierres érigé après défonçage et épierrement d’une terre en vue d’en faire un champ (Wikipedia), enfin un mot d’oc resté vivant. Patois cette langue, en ses villanelles ancêtre de notre poésie ? Pas toi ni moi.
Une poésie terrienne, territoriale, dont « les sous-bois sont morcelés », dont « l’automne / est autant dehors que dedans », une poésie où cadastrer fait lever « des cognassiers domestiques » au jeu des quatre coings, celui où tout est dangereusement « quadrillé ». Les mots qui vont surgir, « des barbelés les enclavent ». Hortense Raynal petite-fille de René Char.
Le fabliau tient lieu de villanelle, l’étable, la « souillarde » de seigneurie. Une poésie plus forte quand elle bas fouille.
Une forte solitude, seule ou à deux. « Je vis dans la forêt dans l’hiver de mon corps / Je vis dans la montagne dans l’été de mon corps », sur le haut plateau d’Aubrac. Émotion des retrouvailles d’une maison vide de mère (« la dernière polaire posée sur la chaise, comme su tu. / allais revenir demain », « la chance que c’était de t / ‘avoir comme deuxième mère ») – confidence essentielle à la compréhension de l’ancrage rupture lâchée en passant.
L’émotion terrienne parfois si forte qu’elle envoie paître les ne explétifs quand les nœuds restent en gorge.
Les Carnets du Dessert de Lune, 112 p., 15 €, 2021
Chez Éric Holder, un bon romancier et novelliste disparu récemment, les tropes poétiques reviennent, du zeugme « longs manteaux sous lesquels nous tâchions de dissimuler, outre des livres volés, nos dix-neuf ans » au chiasme « qui se partage entre une maman présente, mais désespérée, pétant la forme, mais envolée » (Embrasez-moi, 2011), tous de haute volée. En quoi diffère-t-il d’un poète ? Peut-être par le délibéré des tropes, comme à la parade, leur envoi un peu démonstratif, comme l’est le titre des nouvelles, érotiques dans leur principe. Par le souci, resté pédagogique, d’instruire en les amusant des lecteurs peu lettrés plutôt que l’insouciance qui nourrit un vrai lecteur.
Le petit train des choses
Au jardin d’acclimatation de la pensée
Devenu cause
(Étymologiquement)De psychose
De cécitéPuissions-nous
(Les Grecs ne voyaient pas le vert mais le glauque, celui des yeux pers de la déesse Athéna)
Puissions-nous
Ne plus voir les choses ni les causes, mais du causal, mais du codal déchosifiéBonjour, Nathalie. Je n’aime que toi. Il ment, c’est ce qu’il leur dit à toutes. Salut, Jacques, je n’aime que toi. Elle ment. Avec les mots de sa Guyane natale, elle chante, elle ment. Avec les mots qu’il ramasse partout, il écrit, il ment. Willem, je ne lis que toi. Il ment. Willelm, je ne lis que toi. Il ment, comme un arracheur d’ahan. Je devrais essayer.
Il est chez Monk une précipitation respiratoire de rattrapage de la pensée à l’égal des plus grands poètes – le premier à ma connaissance Edgar Poe dans The Raven –, avec d’analogues apaisements qui soulagent l’asphyxie. Si tout n’est pas dit du cœur de phrase entre la phrase et son revers, il ne le sera jamais. Entre l’imposte et ce qui s’est posté là. Entre l’imposture et ce qui sature l’ossature à tout jamais. Ce que les jeux de langue nous font sauter au visage. Le mal des Ardents et les maux de dents, les mots dedans, l’aime ô dead an mal an.
Quand j’eus lu, quelques ans après sa parution, Paysage de fantaisie (1973) de Tony Duvert, je cessai bientôt d’écrire, et pour longtemps, n’étant pas à hauteur ni à étiage. Tony Duvert non plus, mais il a continué.
D’attaque allègre, par moments touffue d’éclats, malgré à un ou deux clavecins leur résonance de cathédrale, et de fin assourdie, sourde d’une monotonie sacrée, plus sacrée d’être de musique profane, les variations Goldberg commencent par l’aria, finissent par l’aria, le pénultième morceau l’annonçant comme par acquit de conscience. Le mot destin que je déteste, je le reçois de Bach parce que disant malgré lui une vie d’homme et croyant la dire en Dieu, il la prononce dans l’éternel retour.
Duende, de Jean de Breyne
Jean de Breyne est un homme et un poète heureux, de qualité soutenue. « La chance a plus d’un tour dans son sac si l’on est son allié » le définit bien, ainsi que sa poésie. Mais pourquoi intituler ce recueil Duende ?
Le duende est un lutin hispanique, et bien davantage. Il « sert à désigner des moments de grâce où l’artiste de flamenco, ou bien le torero, prennent tous les risques pour transcender les limites de leur art, surmultiplier leur créativité à la rencontre d’une dimension supérieure […en] une sorte de transe d’envoûtement » (Wikipédia). Un état intraduisiblement supérieur, c’est dire si Jean de Breyne s’est fixé la barre haut. L’exergue de René Char aux Chants qui ouvrent le recueil (J’aime une musique lointaine. Pas glorieuse.) confirme ce degré d’exigence et introduit à la prise de distance et à l’espacement du texte qui retiennent l’attention d’emblée. Poésie très suspendue, très ajourée : du temps s’imprègne, se détache.
Recueil : en une « polyphonie / de voix claires / portées là autant par les yeux // que par les lèvres / qui s’ouvrent // on n’a qu’oreille et yeux alors / on ne sait pas où porter la tête » – à cette distance les parfums et les goûts trop matériels.
Le chant, « celui des oiseaux, celui / d’une voix qui ne chante mais parle », définit bien le poète, et le poète français, à l’opposé des performances de la poésie-action d’un John Giorno, d’un Bernard Heidsieck et de leurs séides sur les brisées de rock stars.
Une intériorité est là qui s’épand sur le long cours du livre, lequel ne laisse pas oublier qu’il est un recueil : qui a cueilli de soi des moments et les diffuse, si infus fussent-ils où le futile – n’a pas lieu. Ni le tragique. Ni torrent ni long fleuve, la vie – de qualité. Une écriture – de qualité.
« le paysage dans lequel cela a lieu / avec cet apparat d’appartenance / cet aura de souvenir ce peut être oubli matière / à retrouver dans les écrits » : sur un infime blanc se déploie une lucidité heureuse. La bonne tenue, le bon tempo, le juste espacement, généralement lent pour espacer du vrai, parfois se pressant aux lèvres émettrices.
« retour /// sans doute / l’éternel retour / peut proposer de l’attendu // même dans le même » : jamais je n’ai lu l’éternel retour aussi intime, modeste et familier, quotidien, ménager d’un bonheur.
Bonheur : le dialogue avec la femme aimée sur fond de silence consubstantiel.
Mais pourquoi duende ? En guise de transe d’envoûtement, un frisson.
Propos2éditions, 158 p., 14 €.
Dans le jazz de couleurs de Matisse au faîte, au fait , à la fête, à l’affect de son art, les petits morceaux de noir collés (qui renvoient le futur copié-collé de Gysin à sa désuétude) sur fond vermillon amorti parmi les éclatantes épures d’algues jaune, bleue, verte, celle-ci floutée à raies filantes (Éléments végétaux, 1947), sont lumineux par réverbération, révérence.
Quel bleu de Prusse Matisse mêle-t-il à son noir, quel extrême en ciel, pour qu’il soit aussi lumineux ? À contre-jour méditatif de quelle palette insolite de roses et de verts, à contre-jour de quels soleils ?
Le jazz qui imprègne Matisse est le New Orleans, Louis Armstrong, Sydney Bechet. Celui qu’il nous rend, dans sa perfusion de couleurs, la couleur commandant la forme, une force vive d’abstraction découvrant ses figures, couvre toute l’histoire du jazz, cool et hard bop rejoints, Miles Davis, Thelonious Monk.
Dites à un musicien que l’âme n’existe pas mais le psychisme, il vous rira au nez. Mais un grand jazzman sait qu’elle ne monte pas au ciel, qu’un enfer l’attend. Qu’un enfer la tend. Outre l’enfer latent.
« Si je crois en Dieu ? Oui quand je travaille », répond Matisse. « Est-ce que je crois en Dieu, oui quand j’entends du Bach », répond Pascal Guillot. Ils ont beau être libres penseurs, l’ascendance chrétienne est là. Il faut l’enfermement de Sade en surimpression d’un siècle libertin pour susciter l’œuvre de Sade. Il faut l’enfermement des Juifs dans l’entre-soi communautaire d’un millénaire de harcèlement pour produire, par l’effet de retour du refoulé d’une pompe aspirante, le sexualisme théorique exacerbé de l’œuvre de Freud.
La beauté d’une démonstration mathématique (à des années-lumière de ma portée, bien évidemment) fait pressentir sa vérité probable, celle que la physique atteste. Le beau n’est pas en l’air, n’est pas sans répondant ni gratuit. Les rêves décontextualisés de Balthus mettent la connaissance à flot.
Christophe Stolowicki