Extrait de Me vient
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Me vient à l’esprit, dans ses moindres détails, le minuscule appartement meublé de bric et de broc de mon enfance. Le gris du ciel de la pluie du zinc des pigeons sur tout cela.
Quand on habite sous les toits, il fait soit trop chaud, soit trop froid au gré des saisons. « L’été, on crève de chaud ; l’hiver, on pèle de froid ! », propos - peut-être - de ma mère assise dans la pénombre, lueurs de toile cirée, sombre coagulation du vin dans la bouteille et le verre, nuages au-delà dépiautés tout au long du ciel, de sa coque nacrée au bout de laquelle la tige vert bleu ou rouge de Gégène censée indiquer le temps du lendemain.
Syllabes cavalcadant à ses doigts, grises et de flanelle et plus.
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Dans le mur blanc du cube blanc, le verre gorgé de soleil noirci des ombres mouvantes noires des arbres.
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Le chemin de l’un à l’autre.Il n’y a pas de chemin, sinon celui depuis la porte de service, par l’escalier de service, indiquée d’une plaque de céramique fort belle à la grille vernissée noire qui court tout le long de la rue. Marronniers malades, feuilles racornies et roulées sur les trottoirs de sable, pour beaucoup maculés des merdes de chiens du voisinage.
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Néanmoins. En certaines circonstances.*
Dans l’appartement minuscule que je revois avec une acuité soudaine, il me revient précisément une cage suspendue, vide. Et aussi les fils aux fenêtres, nus, sans linges que les épingles laissées d’une fois à l’autre, épingles en bois clair foncées par la pluie et l’eau du linge gouttant sur le zinc très fort et puis doucement, presque sans bruit. Pourquoi cette cage, et vide de surcroît ? Elle est là qui balance, barreaux graciles, au-dessus du Myrrhus - salamandre, terme appris depuis - d’un beau vert de prune, flammes suivies derrière les carrés de mica de longs moments durant, avant de se coucher, en compagnie de mon frère, côte à côte avec lui, en pyjamas, lavés de frais, la peau rougie autant du gant que des flammes ronflant fort et froissant le mica derrière lequel.
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Cette cage ? Pourquoi ? Elle est le point juste à partir duquel - je suppose - dérouler le fil des souvenirs attachés à cet appartement minuscule, « ce taudis » dixit notre mère, quand l’amertume dans sa vie prenait le pas sur tout autre sentiment, qu’elle venait de passer la journée à récurer chez ses patronnes, que la comparaison entre les intérieurs de celles-ci et le sien était par trop aigue.
Dans cette cage, quand elle n’était pas vide comme elle est dans l’image qui m’en revient ici, toutes sortes d’oiseaux exotiques achetés à prix d’or - c’est ainsi que c’était ressenti - à Paris, quai aux fleurs, dans l’une des multiples boutiques alignées côte à côte qui en proposaient alors. Lorsqu’on s’y rendait, le déplacement prenait des allures d’expédition, tant notre mère détestait s’éloigner de chez elle, se mêler à la foule, s’imposer cette comparaison inévitable dès qu’on est avec d’autres, au milieu d’autres anonymes. Mais, peut-être, était-ce plutôt notre beau-père ( ou avant, notre père ?) qui s’y rendait à sa place, nous y entraînait parfois avec lui ? Je me rappelle seulement le désordre, l’affolement que chacune de ses expéditions provoquait dans l’ordre apparent des jours.
Quand un oiseau - ou plusieurs - se trouvait à siffler et chanter dans la cage, un oiseau minuscule, de couleur jaune, orange ou rouge - et parfois de plusieurs de ces couleurs - on glissait des doigts entre les barreaux, afin de le caresser, d’approcher davantage - de s’emparer - de cette douceur - cette fragilité - qu’il exprimait. Combien de fois, agissant ainsi, nous aurons fait tomber la cage et aurons, de ce fait, tuer l’oiseau ? Je ne me le rappelle pas. Je me rappelle seulement que ces oiseaux duraient peu, qu’ils mouraient vite, qu’il fallait souvent les remplacer et que, comme c’était une corvée que d’aller jusqu’à Paris, la cage durant de longues périodes demeurait vide. Pourquoi, peut-être, je la revois vide ainsi.
Une belle journée d’automne
Enfants tête à l’envers à la balançoire, l’écorce de l’arbre est lisse comme du cuir, d’un beau vert bronze de sculpture. Le ciel adipeux, il fait gris et il pleut. La pluie troue l’étoffe des feuillages, sous laquelle enfants parents jouent. Sur un banc deux amoureux. Lui a du poil aux lèvres, sauf que c’est aussi une fille. Le bis du banc est vermoulu, rongé par la pluie. Elles échangent à l’ombre brûlée du marronnier, le halo ambré, un chaste langoureux baiser. Un couple de vieux marche main dans la main. L’allée de sable craque à leurs souliers. La pluie fait à peine plus de bruit qu’une souris. Enfants rient et pleurent avec la soudaineté de l’orage qui rôde, ne fond pas.
C’était une agréable journée d’automne. Chacun dira plus tard. Oubliant peine et chagrin divers. Ne retenant que l’éclaircie qui. Par à-coups. Fixe la chute des feuilles.« Je n’en dirai pas plus. Je ne vous dirai rien ». Jean fendu aux genoux, jean bleu si je me rappelle bien, la fille, pas froid aux yeux, oppose aux crânes rasés, faux cuir, canette en main, amassés soudain autour du banc, qui font de l’ombre. L’autre fille, fluette, jean tout pareil, fait tache blanche dans tout ce noir.
Enfin, tout est fluide de nouveau. Le groupe se disperse comme corbeaux, avec force quolibets et des doigts, en veux-tu en voilà. Maintenant, les feuillages bougent un peu, battent de l’aile comme des poules, et il pleut plus fort. L’allée de sable se vide. Les deux filles, serrées comme racines, à longues gorgées de baiser, s’envoient en l’air. La fluette n’est pas la dernière, ne donne pas sa part au chien, dans ce corps-à-corps intense silencieux.
Je passe mon chemin, comme d’autres avant moi. C’est une belle journée d’automne après tout, qui sent bon la terre l’herbe, feuilles et fumées mêlées. Le reste ne nous regarde pas.Doigts serrés dans l’éclair du jean, elle lime, l’autre à la bouche qui se noie. Cherche l’air frénétique. C’est la bande qui en ferait bruyamment gorge chaude à la voir, plus coq belliqueux du tout, désemparée, mèches courtes battant à l’épaule maigre de l’autre.
Main dans la main, elles marchent du côté des buts désertés qu’écureuils et corbeaux – ces derniers surtout – squattent. Elles étaient écolières collégiennes il n’y a pas si longtemps ; martinets du côté ce l’institut catho, poussière lasse des feuilles, brique ancienne tout fissurée de lierre. Comment en sont-elles arrivées… ? Leur figure vieillie sensuelle, comme elles marchent ensemble, cous ployés de cygne – main glissée poche arrière de l’autre – n’appellent pas à la confession. Nous n’en saurons donc rien.C’était une belle journée d’automne, sauvage, échevelée, épicée comme seul l’automne. Il est temps de rentrer. Ventre plein, feuilleton tv, bonheur mesuré, s’assoupir, puis dormir.
Dormir tout à fait.
Alain Guillard est né à Courbevoie. Il a publié quelques textes à Encres Vives, quelques recueils de poèmes dont deux chez Jacques Bremond (un troisième bientôt, La mouette le dira mieux que moi) un texte à L’Amourier en 2015 (quête du nom). Un récit à Gaspard Nocturne (autoportrait au miroir fêlé) des proses courtes à Gros Textes (quelque part un arc en ciel, une vie renouée) et des fragments dans Décharge, dans Verso.