« Seule devant ce corps/ compact, ferme/ si rude/ sans personne pour l’habiter/ sans demeure/ ouvert en plein vent (Christine Durif-Bruckert, Courbet, l’origine d’un monde, Collection Ekphrasis, Editions Invenit, 2021). Au commencement est donc le regard, et quel regard ! Celui d’une confrontation avec un corps imposant l’évidence de sa matérialité la plus organique. Ce sont avant tout des qualités objectives que saisit le texte, mais du point de vue de ce regard frappé d’une telle stupeur devant le tableau que le mutisme de la chair devient provocation de la parole. Corps, regard, langage, ces trois axes forment une triangulation de sens à partir de ce qui n’en a pas, du moins initialement : le célèbre tableau de Courbet dont la puissance tient dans cette pure affirmation charnelle, au-delà même du caractère sexuel de la représentation. Christine Durif-Bruckert, commentant la genèse de son livre, mentionne notamment « un tableau qui fut éprouvant. Lorsque la décision fut prise d’écrire un recueil, ce fut l’expérience d’un face à face, d’un rapport brutal avec la force provocante du tableau : comment regarder ce tableau, cette image irreprésentable ? » Plus loin, dans ses notes au sujet de cette expérience, Christine Durif-Bruckert ajoute : « Mon regard s’est totalement apaisé lorsque j’ai pu fixer la tache pubienne noire, peinte en plein cœur de l’image, ébouriffée comme un petit buisson de ronces : le foyer de concentration et de mise en liberté de mon regard, un lieu extrême de vie et le moment de naissance de l’œuvre , une manière de sortir du chaos, comme un astre noir, un centre absolu, le préalable de toute contemplation. » Cette admirable analyse, de grande intensité poétique, alors qu’il ne s’agit pourtant que de simples notes préparatoires à une rencontre autour de ce livre, dévoile l’essentiel : comment peut-on passer d’un choc à une respiration psychique autorisant une parole, la convoquant même, la rendant aussi nécessaire que l’image sublime sa frontalité première pour remonter dans le regard jusqu’à sa véritable origine, au-delà de la présence charnelle nommée « origine du monde » ? En allant au centre, en saisissant par l’intelligence de la méditation visuelle qui deviendra ensuite formulation, l’inattendue sérénité née de la tache noire de la toison pubienne et de sa valorisation cosmique relayée par l’image de l’astre noir. Naître à la contemplation, c’est-à-dire outrepasser l’abrupt face à face, suppose d’en passer par cet attendrissement et cette expansion : là où du vide élargit soudain le mur charnel, le rendant à sa profondeur ontologique, le regard cesse de heurter pour éclore, et après lui, le verbe qui se fera livre : « C’est l’intime/ d’où viennent quelques chants clairs/ des êtres, des pensées/ des voix plurielles ».
Or, cette pluralité des voix hante profondément Christine Durif-Bruckert d’une résonnance à la fois charnelle et spirituelle, induisant toujours une tentative de nouer lien avec ce qui fait face, même le plus terrible, afin de l’élucider, c’est-à-dire, au sens premier du terme, de le mettre en lumière, de lui prêter les mots d’une parole. Ainsi avec l’anorexie. Cette question, Christine Durif-Bruckert la traite d’abord en scientifique dans Expériences anorexiques, Récit de soi, récit de soin, paru en 2017 chez Armand Colin. Avant d’être poète, du moins de manière visible ainsi qu’éditoriale (mais quand on est poète on est traversé dès longtemps de ce qu’implique cette urgente nécessité, bien avant d’avoir l’idée même de tracer les premiers vers d’un poème), « Christine Durif-Bruckert est chercheure en en psychologie sociale et anthropologie au Groupe de Recherche en Psychologie Sociale, le GRePS à l’Université de Lyon », précise la note biographique de la quatrième de couverture de son livre. Ce qu’elle y affirme, dans un cadre analytique, dépasse pourtant de très loin le registre de l’interrogation rationnelle pour rejoindre le cœur secret d’un souci : celui du témoignage, du dire et du faire dire reliés à l’expérience subjective et matérielle du corps dans tous ses états. Car une anorexique est aussi à sa façon une puissance de retour à l’origine, mais sous la forme critique d’une inversion du corps compact si densément rempli de sa propre substance que peignait Courbet et où le vide n’était nullement de négation mais de naissance, aussi bien celle de la regardeuse qui nomme, que des vies surgissant de l’organe devenu blason, infiniment moins érotique d’ailleurs qu’existentiel au sens métaphysique le plus fondamental : « Derrière le regard/ les formes conspirent/ sans commencement ni fin/ elles reprennent encore/ composent lentement ». Dans le cas des anorexiques, ce n’est pas composition mais au contraire tout un travail d’audacieuse subversion anéantissante qui se met en place.

Citant les mots eux-mêmes d’une série de patientes, Christine Durif-Bruckert relève en effet dans Expériences anorexiques d’étonnantes déclarations d’une puissance inimaginablement révélatrice, qui ne sont pas sans faire songer aux glauques méditations de Roquentin sur la substance matérielle dans La Nausée, sauf qu’ici elles s’appliquent aux corps souffrants, rejetés, combattus, des anorexiques et aux nourritures dont elles ont la hantise : « Toutes expriment ces sentiments sur le modèle de ce qu’exprime Joana : « Chaque fois que j’ai grossi j’avais l’impression d’être grasse, d’avoir pris que du gras ça me dégoûtait. » (…) Dans une logique proche, « tous les aliments qui brillent », les huiles plus particulièrement ou le beurre fondu, les aliments visqueux sont objet d’un dégoût irrépressible. » Et justement, l’auteure évoque alors Sartre de façon on ne peut plus significative : « Sartre (1943) s’est intéressé au pouvoir d’adhérence du visqueux ; « Toucher du visqueux c’est risquer de le diluer en viscosité… Le visqueux me colle. Il résiste à mes efforts de le maîtriser de manière active, de le faire objet. Il est déjà l’ébauche d’une fusion du monde avec moi. » Cette analyse d’une finesse toute phénoménologique qui évoque les plus subtiles notations de Bachelard dans sa poétique des rêveries matérielles – il a justement consacré à Sartre des pages lumineuses – renvoie au même problème que celui du regard inaugural devant L’Origine du monde de Courbet : comment dénouer l’objectivité première ? Cette question n’est pas seulement celle des anorexiques ou du philosophe de La Nausée, mais aussi de Christine Durif-Bruckert elle-même, comme on l’a bien compris en lisant sa méditation poétique sur le tableau de Courbet. D’ailleurs, une fois encore, c’est bien, même par l’intermédiaire d’un corps animal proposé en nourriture, la question du corps propre que se posent les patientes tout autant que la chercheuse qui retranscrit et étudie leur parole : « La viande cherche imaginairement à s’incruster dans la chair du mangeur : « elle descend moins vite que les autres aliments », (…) Les personnes anorexiques ont évoqué en toute première intention sa consistance charnelle, sa dimension sauvage, son origine animale, pas n’importe quel animal : « celui qui a la viande rouge ». « C’est son côté rouge » qui me dégoûte dit Iris. »

Si je cite aussi longuement ce qui pourrait n’être perçu que comme un ouvrage d’étude savante, c’est pour deux raisons : non seulement la recherche conduite par Christine Durif-Bruckert se signale par son acuité, mais elle est encore chargée d’une force toute poétique qui sait associer ses justes formulations douées d’une véritable vision vitale, aux mots des patientes, mots eux-mêmes tout aussi éclatants que ceux qui les rapportent et les ouvrent de leur analyse. Cet entrelacement sensible va mener Christine Durif-Bruckert à une nouvelle étape, celle qui s’exprime dans Elle avale les levers du soleil (PhB éditions, 2021). L’auteure reprend la trame des paroles des anorexiques et les projette dans le flux continu d’un monologue poétique d’une très grande beauté, sublimant leurs blessures en leur offrant le phrasé de leur plein rayonnement. La quatrième de couverture indique en effet : « L’héroïne de ce monologue, une femme d’une quarantaine d’années, souffrant d’anorexie depuis sa plus jeune adolescence, raconte l’itinéraire vers son propre effacement. Son récit nous emmène ainsi au cœur des intrigues et des paradoxes d’une expérience inédite, qui se traduit au travers de l’irréalité du corps et du refus de l’autre, et qui repose sur une ambiguïté entre le vouloir exister et le vouloir disparaître. » Toute la tension de l’expérience humaine est donc là, car la souffrance singulière des anorexiques, ainsi évoquée, est également, à travers ce qui la caractérise de la manière la plus irréductible, dévoilement de notre propre être au monde, de cette perpétuelle oscillation entre naissance et retour à l’origine amorphe, pulsion de vie et pulsion de mort qui nous caractérise tous. Comment oublier en effet, si l’on se souvient de la hantise de la viande rouge exprimée par la patiente que Christine Durif-Bruckert nomme Iris (on peut supposer que ce prénom est fictif, il n’en est que plus symbolique par son lien avec la vision), que l’intérieur de la vulve, partiellement dissimulée par la toison noire dans le tableau de Courbet, est aussi pure organicité rouge ? Dans sa propre lecture poétique, Christine Durif-Bruckert restitue d’ailleurs cette présence en filigrane quand elle évoque « l’essence de la vie centrée sur sa propre diagonale », sans cependant la faire jaillir dans le retournement angoissé de la chair en sanglante nourriture. La poète écrit à la place : « L’image est vivante car elle donne vie à ce qui s’est tu./ Elle dit tout haut ce qui devrait se taire/ se terrer. Le sang sous la peau. » Chez elle donc, l’image du peintre, l’exploration visuelle puis poétique qu’elle mène avec une infinie délicatesse au sujet de cette image, tout cet ensemble de procédures existentielles et visionnaires permet de vivre la présence rouge de l’anatomique pur dans un « dire tout haut » qui n’a rien de morbide, mais est au contraire un tissage de sens. Quel tissage analogue Christine Durif-Bruckert compose-t-elle pour donner cette fois lieu et vibration à la souffrance de l’héroïne d’Elle avale les levers du soleil ? Écoutons les premiers mots qui ne sont à vrai dire pas encore ceux de l’héroïne, mais relèvent d’une narration introductive prenant la forme d’une didascalie – de fait, ce livre bouleversant est aussi bien une pièce qu’un récit et qu’un poème, un oratorio avec récitant et chœurs, celui de la voix nue et déchirée qui s’y libère : « Elle raconte et son regard est brûlant. Elle semble hautaine, sombre, tellement inaccessible dans sa solitude. Elle semble profondément lasse, à peine posée dans l’infini de son espace./ (…) Les mots filent entre ses doigts décharnés./ On dirait qu’elle va disparaître derrière sa voix, dans le petit murmure permanent de son intériorité qui peine à amorcer, à énoncer ce qu’elle voudrait dire. »
Arachné ou ravaudeuse des filets de son propre langage, celle qui raconte est donc regard brûlant et solitude. Regard d’autant plus vital qu’il est enfiévré de mort et que la parole, qui doit se former entre les doigts maigres auxquels elle échappe simultanément, porte en elle cette double orientation. Ce qui est vital n’est autre que le désir négateur, suspendu dans son origine intemporelle, comme s’il avait toujours surplombé la vie de celle qui se trouve emportée sans recours par son magnétisme : « Au départ je n’y croyais pas, pas tout à fait, pas complètement. Je n’ai jamais voulu ça, je n’ai même jamais pensé à ça./ On croit que les choses commencent, à un moment précis comme dans les contes, il était une fois…/ Je m’aperçois que le début n’est que vertige./ Je voulais juste perdre un peu./ Le mouvement est lent au début./ Il est flou./ Il a commencé sans moi. » Une fois encore, c’est l’histoire d’une origine sans commencement, accompagnée d’un consentement sans acquiescement. Le chœur qui intervient alors, introduisant une sorte d’écho dans les interstices du monologue, ne se contente pas de nous rappeler la forme rituelle de la tragédie grecque. Il permet surtout de donner à la fatalité anorexique toute l’aura noire de sa démesure en faisant de chacune des étapes du processus délétère la sonnerie d’un glas : « Ça commence comme un vertige, une chute interminable et indéterminable. » Cette chute, dont l’héroïne expose la généalogie dans une langue à la fois simple et si étrange qu’elle l’apparente à une inspirée, faisant d’elle sa propre Pythie à rebours, prend d’abord l’apparence d’un accord entre la conscience attentive et sa chair : « J’avais l’impression d’avoir accompli quelque chose, d’être allée au bout de quelque chose./ C’était irréel/ comme dans un rêve / comme une histoire qui arriverait à une autre moi-même./ J’étais contente de moi/ de savoir faire ça./ Jamais je n’avais vécu quelque chose/ de si réjouissant/ de tellement euphorisant./ (…) Et j’ai commencé à aimer mon corps./ Il devenait joli, actif, adapté./ Au goût du jour./ Je le trouvais à mon goût. » La genèse physique de la pathologie est donc un paradoxal émerveillement, une expérience esthétique donnant à celle qu’elle traverse et qui croit en guider le mouvement, l’impression de se façonner peu à peu selon les critères d’une perfection presque mystique, comme le suggère aussitôt après ce passage le souvenir de cette période inaugurale de la maladie : « Les étoiles sont tendres/ elles éclairent mon regard/ elles m’illuminent./ Je perds et je me trouve debout sur mes pieds/ je tombe et je me redresse/ je m’absente/ et lève tous les voiles pour que l’on me voie./ Je suis sous une bonne étoile./ Tout me sourit. » Bientôt, une sorte de puissance de gravitation attire le corps en dehors de lui-même, le pousse à se retourner comme un gant qui chercherait à expulser les doigts qui se logent en lui, afin de se libérer de la substance charnelle toujours en trop. C’est le début d’un long combat de la maigreur qui ne voit plus dans l’aliment le suc formateur de l’organisme et de ses énergies, mais un ennemi corrosif, intrusif, presque une sorte d’agresseur sexuel : « L’aliment me râpe la gorge, me blesse l’œsophage, s’immisce dans mon intimité./ Partout./ Je ne veux rien savoir de lui. »
Simultanément, l’expérience de non substance devient raison d’être, affirmation d’un soi nouveau qui se risque sur le fil de verre d’une presque disparition : « Le vide m’anime/ je suis vivante de lui/ de l’ivresse qu’il me donne/ mon corps vacille. » Vide et vivante coïncident, comme la lame et la blessure qu’elle incise dans une chair fragile. Leur conjonction devient raison d’être, comme un sentier infra mince déroulé aussi loin que possible au-dessus du non-être. Sans origine ni fin, l’être au monde anorexique est en effet cette aventure d’un pas risqué entre deux mondes. Déjà, dans Expériences anorexiques, Christine Durif-Bruckert en avait analysé de façon théorique et non moins juste et belle la très étrange tentation : « Le squelette représente bien la ligne d’arrivée autant que la fin de cette course effroyable, sorte de butée qui signifie la mort et en représente la frontière, la ligne à ne pas dépasser : « mon corps (en os) est cette frontière » dit cette femme, « je meurs si je la dépasse ». (…) Oui c’est sa vérité la plus profonde. Le corps anorexique symbolise la mort vers laquelle elle tend, mais aussi le mort dans un état de vivant. »
Que s’est-il passé entre cette fine analyse et le monologue d’Elle avale les levers du soleil ? Mue par une profonde nécessité intérieure, Christine Durif-Bruckert a voulu comprendre au sens étymologique cette parole enfermée dans la cage de verre du corps supplicié, mais également dans cette autre cage de verre qu’est le mystère de la subjectivité anorexique, afin de lui restituer sa voix et sa parole jusqu’alors aliénées, y compris par la tentative d’en rendre compte scientifiquement dans le cadre de l’analyse rigoureuse menée par Expériences anorexiques, même si déjà la parole des patientes s’y glissait fréquemment, mais intégrée à l’exposé théorique, réduite au moins partiellement par obligation méthodologique, à servir d’exemple ou de relais de la pensée de l’auteure. Désormais, un renversement s’est produit : la chercheuse renonce à expliquer des objets d’étude et à les soumettre à la seule clarté analytique de l’essai ; elle cède la place à la poète qui ouvre sa parole à celle d’une autre personne, devient transe verbale habitée par cette sœur à la fois si lointaine et si proche, et qu’elle veut accueillir pleinement, exactement comme la contemplatrice de L’Origine du monde avait déjà tracé un chemin de langage et donc de sens entre le rempart de l’image charnelle et son propre regard fasciné. Il ne s’agit donc plus de parler à la place de l’autre, mais pour autrui, de lui offrir un corps de langage où faire vibrer le sien, au lieu de l’inclure dans un appareil de conceptualisation – et pourtant l’écriture d’Expériences anorexiques est, j’y insiste, infiniment délicate et d’une grande beauté, loin de la sécheresse désolante de tant d’essais de même nature. La clinique fait place à la divination et celle-ci permet enfin de faire apparaître l’essence de l’expérience anorexique telle qu’elle se vit, de l’intérieur d’une conscience et de son corps martyrisé. Alors, d’avoir su laisser place à la voix de celle qui de patiente se transforme en héroïne foudroyée mais brûlante de vérité, le monologue écrit par Christine Durif-Bruckert permet à la possédée de révéler dans ses mots l’autre voix qui la hante : « Il y a cette voix dans ma tête, comme s’il y avait une personne qui m’habitait./ La voix, elle est toujours là./ Elle me souffle./ Je la suis./ Du fond des forêts, je l’entends venir/ comme un bruit de feuillages./ Ma propre voix en une autre./ Je suis emmenée./ Elle me tient à distance de moi-même. Je la supplie. Elle écrase mon histoire/ tous les reliefs de ma vie./ Je l’écoute/ Elle parle de la fatalité de mon corps. » Cette voix dans la voix, révélée par la parole offerte à une autre parole, nous parle à la fois de ce qui obsède et verrouille l’héroïne, mais aussi du pacte de sororité verbale entre elle et l’auteure. Comment ne pas reconnaître l’une en l’autre, l’une qui lutte pour se délivrer, l’autre qui se prête pour permettre à la délivrance de s’accomplir ? Voix double deux fois si l’on peut dire, tantôt principe d’encerclement, tantôt ouvrante, selon qu’elle est le noyau inspirateur des hantises anorexiques ou, au contraire, la fluidité de l’envol poétique rendant sens et clarté à ce jusqu’alors se dérobait.

Cette solidarité de la voix avec le non-dit ou l’impossible dire des démons intérieurs se retrouve encore dans cet autre livre étrange et beau que sont Les silencieuses (publié par Jacques André éditeur en 2019). Voici comment l’auteure définit le noyau de ce récit dans sa présentation donnée en quatrième de couverture : « Laissée à elle-même, Suzanne avait grandi dans un monde indifférent et isolé, à l’orée d’une forêt. Arrachée à cet univers qu’elle était parvenue à s’approprier, elle se retrouve chez sa grand-mère, après un passage malheureux en pensionnat. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, car on ne lui dit rien. Au fil des années, elle hante la pénombre et le silence austère des petites pièces d’un appartement-prison, devenant l’otage de songes qui ne font aucun bruit mais qui envahissent sans retenue son esprit et son corps. Elle ne doit sa survie qu’à son imagination et à la fabrication obstinée de repères anodins, un jeu de petits chevaux. » D’un certain point de vue, ce très surprenant récit n’est pas sans faire penser aux Instantanés d’Ambre de Yoko Ogawa (Actes Sud, 2018). Mais, là où, dans le roman japonais, les enfants séparés du monde par leur mère forment une petite tribu solidaire dont l’unique garçon, Ambre, se livre à d’étranges jeux magiques d’écriture dans les marges d’une encyclopédie, Suzanne est entièrement seule, même au pensionnat par lequel elle transite quelques temps avant de rejoindre l’appartement de sa grand-mère. Elle n’écrit pas au sens propre du terme mais, comme Ambre, Opale et Agate, les jeunes héros d’Instantanés d’Ambre, c’est par l’imagination qu’elle surmonte l’oppressante situation de recluse.
Le jeu de petits chevaux donne naissance à une sorte d’écriture seconde, qui est celle des fabulations nées du maniement de ses pièces, dans une incessante reprise – qui n’est pas non plus sans faire songer par sa répétitivité, mais sous une forme infiniment plus élaborée, au célèbre jeu de « Fort-Da », évoqué par Freud en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir. Cependant, là où le jeu du petit Ernst à peine âgé d’un an et demie apparaissait comme une conjuration de l’absence maternelle, l’usage du jeu de petits chevaux par Suzanne lui permet de construire une autonomie détachée de toute autre généalogie que celle de la création silencieuse, avant que soit rendu possible l’élan final qui lui permettra de s’arracher à sa clôture. Le jeu de petits chevaux devient l’instrument d’une appropriation très subtile et hautement poétique, par un aller-retour entre objectivation et affirmation subjective : « Chaque jour elle sort le jeu des petits chevaux de bois avec lequel son jeune oncle avait l’habitude de jouer. Le tour du circuit cartonné, jalonné de têtes chevalines (…) est déjà bien écorné. Elle se concentre alors sur une minuscule parcelle de table, toujours la même, et commence à l’habiter. Elle y emménage, s’y installe entre crayons et bouts de craie conservés de l’école, et dépose çà et là toutes ses affaires, ses « paquets ». Il n’est pas certain que les fantasmes qu’ils contiennent y trouvent les issues désirées. (…) Le jeu de la boîte en carton se transforme en abri. Puis viennent à la rescousse des bouts d’allumettes usagées et quelques autres menus objets qui, pour l’occasion, ont des fonctions décisives. Elle les utilise comme des démarcations, sortes de barrage qui freinent le cours de ses élans imaginaires. Elle trace, une fois encore, l’étendue du terrain occupé, le recompose, et l’adapte aux différentes versions de ses histoires. (…) Les huit petits chevaux de bois sont ainsi reconvertis en acteurs et les répliques s’enchaînent. Ils deviennent les habitants, les monstres, les dieux de la scène, chacun d’eux affrontant vaillamment le décor, reprenant les mêmes intrigues, pour les répéter une fois encore. (…) Elle leur fait dire ce qu’elle n’aurait jamais su dire à personne. »
N’est-ce pas ainsi que se constitue la substance immatérielle de toute poétique ? Qui n’a été d’une certaine façon Suzanne, entre vision, corporéité projetée dans des talismans afin de mieux aimanter les secrets les plus précieux et les plus douloureux de l’âme, et naissance de la parole dans le grand silence vivant de l’imaginaire ? Jamais nous n’avons été plus proche du mystère de l’écriture de Christine Durif-Bruckert, en territoire de pure magie, qu’en ces pages de conjuration passionnée au cœur battant de l’immobile.
Marc-Henri Arfeux
Peintures de Marc-Henri Arfeux