Sophie Renée Bernard vient de faire paraître deux livres aux éditions des Vanneaux : un roman intitulé La Bonne part et un recueil de poèmes qui a pour nom Traduites de la nuit.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : La douceur de votre écriture, douceur d’un cours qui fourmille de mélodies, est-elle façon d’épouser la douceur du bonheur de ce qui vit, et palpite. Et nage, sans cesse. Même là où il n’y a pas d’eau. Surtout là où il n’y a pas d’eau.[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Je ne pense pas que la vie, dans son principe, que le monde du vivant, soit doux. La vie, c’est ce qui cherche à perdurer, à proliférer par tous les moyens, toutes les stratégies, y compris la mise à mort, et la mort elle-même. Il est vrai que dans le roman, la nature semble être une source d’émerveillement et d’apaisement. C’est l’arbre, l’herbe, même quand elle est gazon, c’est la chouette, c’est le dessin du ciel, le soleil et la pluie. La narratrice vit dans un monde de silence et de violence larvée. Son rapport au monde passe alors d’abord par le corps. C’est encore plus prégnant chez Nadège, enfant « simple », idiote, insécable. Pour les deux sœurs, un peuplier, une feuille morte, une odeur de chemin et de noix sont le lieu et l’occasion d’un bonheur possible, inscrit dans la chair. Alors certes il y a les descriptions, une tentative de rendre cette sensation, toujours forte, produite par la nature dans ce qu’elle a de moins redoutable (pas d’ouragans, pas de mer démontée, pas de minéralité du désert, pas de climat tropical ou boréal). Je ne sais pas si j’y arrive, et c’est toujours la même question qui me taraude : comment parvenir à l’adéquation des mots et de ce qui leur est le plus étranger, cette réalité qui déborde de toutes parts, cet en-soi de l’être végétal, animal ? Mes descriptions, ou plutôt mes évocations, sont toujours le fait d’une émotion. Il me semble de ce fait que mon écriture dépeint davantage l’émotion, la sensation face au réel, que le réel lui-même dans son être. Un peu comme Eugène Boudin, qui selon ses dires peignait la sensation de la vache plus que l’animal vivant et paissant dans un pré.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : La présence de Dieu dans vos livres : Celui « qui permet tout »... « Dieu n’est que l’autre nom de l’amour », écrivez-vous.[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Oui. C’est très récemment que j’ai entendu le poète Christian Bobin affirmer que Dieu – son nom, de surcroît sans majuscule – crevait la page, faisait comme une trouée de sens, par la signification illimitée qu’il irradie. C’est un peu cela que je ressens quand j’écris « Dieu ». Je voudrais par là tout dire, dire au-delà de ce qui est dicible, à partir d’une sensation ou d’une émotion très forte, tout en étant consciente que je ne dis rien. Toutefois, contrairement à Bobin, cette idée de Dieu, « autre nom de l’amour », n’est pas détachée de sa connotation religieuse, voire chrétienne. C’est une question qui me tient à cœur, ce lien de l’être (qui contient le vivant) et de ce qui le maintient dans l’être, cet infini au cœur de la finitude, cet ordre dans le multiple et l’apparent chaos, cette présence de l’esprit dans la matière.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : La douleur dans vos livres. Criante jusqu’au plus silencieux de l’être...[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Ce que vous dites là me touche. Je ne le voyais pas ainsi. Le fait que vous l’énonciez me révèle quelque chose qui, je crois, est très vrai.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : Les mots ne sont pas des mots. C’est le « temps ». C’est l’« attente ». C’est la « joie »...[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : C’est ce que dit la narratrice [de La Bonne part] in petto à la personne qu’elle aime, sur un ton de reproche. Elle observe que les lettres qu’elle lui écrit sont traitées comme n’importe quelle chose du monde. C’est ce qui arrive quand il n’y a pas d’amour. Autrement dit, quand il manque l’attention.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : « Partir », écrivez-vous. « Ce verbe en lui-même possède une efficace, il fait entrevoir, il fait battre la poitrine. C’est l’acompte du possible. Nous voici arrivés devant la grille. C’est une belle matinée de printemps. Je prends la première rue à gauche, je décide de m’engouffrer dans toutes les rues, toutes les routes sur lesquelles je tomberai. J’arriverai quelque part, ou nulle part. J’atteindrai des faubourgs encore assoupis, des friches piquées de coquelicots, les marches d’une clairière, un chêne, où le soleil n’entre jamais. Quelque chose. Toucher le cœur. Toucher le cœur obscur. Là-bas le ciel s’épuise, le chêne est une forêt, dans elle des mousses, des lichens, des animaux. On peut y mourir. On ne voit pas le ciel. Ce sera une rose dans la ténèbre. » En quoi l’écriture est-elle toujours un départ, ou plusieurs départs ?[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Sorti de son contexte, ce passage prend une autre signification. Il est intéressant que vous assimiliez le désir de départ répété à l’envi par la narratrice à l’écriture. Lorsque j’ai écrit ces phrases, je n’ai pas pensé à l’écriture. Il s’agit ici véritablement d’un déplacement physique, topographique, partir à tout prix, n’importe où, parce qu’il est devenu impossible de rester. L’écriture d’une trame romanesque, avec ses personnages et ses péripéties, peut revêtir cet aspect. Ce n’est pas exactement comme cela que j’écris (jusqu’à présent en tout cas). Je vis l’écriture comme un approfondissement beaucoup plus que comme un voyage. Et si elle me conduit parfois à me soustraire à l’existence telle qu’elle va (ou ne va pas), elle fait du surplace, va fouiller dans les tréfonds de la mémoire.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : « Comment aimer quand on a aimé une fois, qu’est l’amour qui a cessé d’être ? »[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : La narratrice [de La Bonne part] connaît à vingt ans son premier amour, au sens passionnel du mot, avec ce que cela implique d’entièreté et d’idée d’absolu. L’amour lié à l’érotisme s’accommode mal de la possibilité de sa fin. Ce n’est pas concevable. Et ce qui est difficilement pensable est le fait de pouvoir aimer encore, lorsque tout le système psychique d’un sujet, ses pensées, ses espoirs, son imaginaire, s’est trouvé investi dans la durée, au point de se confondre avec cet amour. Je n’ai pas de réponse à cette question, qui ressemble à une plainte, ou une supplique.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : Écrire pour celui ou celle qui ne lira pas...[lilas]
? Sophie Renée Bernard : Oui, comme on peut aimer quelqu’un qui ne la sait pas, et ne le saura jamais. L’écriture il me semble est destinale, c’est ainsi que je la vis en tout cas. Elle s’adresse, elle fait qu’un « il » devient un « tu », même si ce « tu » est loin, rêvé, ou mort. Le « il », c’est l’indifférencié. Ce n’est pas cela qui peut provoquer l’acte d’écrire. Il faut un contour, un visage. Une élection, qui est aussi une catalyse.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : Consentir à la vie, sans cesse. Sans discontinuité. Est-ce cela aussi, écrire ?[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Il me semble que c’est l’un des traits essentiels de la poésie. Con-sentir, sentir avec, et par là accepter, se laisser remplir. C’est moins évident concernant le roman, qui impose ses contraintes propres, en lien avec la logique narrative, un parti pris, aussi, vis-à-vis de ses personnages, un point de vue.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : Écrire, est-ce : vivre ?[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : En ce qui me concerne, il y a en effet de cela dans le fait d’écrire.
Sans entrer dans la confidence, j’ai toujours ressenti l’écriture comme un besoin, et parfois comme une manière de me sentir exister (pour moi seule, et non pas d’un point de vue social). Cela ne prend pas nécessairement cette dimension grave et solennelle, mais l’acte d’écrire n’est pas sans rapport avec la mort. Surnager, entretenir le lien au passé, maintenir en vie, éprouver le deuil, c’est un peu cela qui revient quand j’y pense. Je ne partagerai pas cependant la déférence de Marguerite Duras, qui a pu affirmer que tout ce qui l’avait éloignée du noyau de son existence, à savoir l’écriture, n’était que des accidents de parcours. Pour vous répondre, je dirais qu’il y a un retrait imposé structurellement dans l’écriture, qui nous isole du monde et des autres. Il faut en passer par là pour mieux les retrouver, et sans doute l’écrivain est celui qui ne peut pas faire autrement que se confiner dans la solitude pour connaître, et éventuellement aimer. La chambre capitonnée de Proust, celle de Woolf, les demeures désertes de Rilke, la tour octogonale de Chateaubriand. Faire silence pour mieux entendre. Cesser de participer à la course de la vie sociale pour densifier la vie. Certains n’ont pas besoin de ce repli pour vivre intensément. De nouveau, je ne me prétends pas écrivain. Tout ce que je puis dire, c’est que je ressens une ambivalence dans l’acte d’écrire. À la fois refuge, et manière de ne pas prendre pied dans la vie (en ce qu’elle est liée à l’action, à l’engagement, à une certaine forme de confrontation) et réconciliation avec elle. Aussi juste, aussi vraie soit l’écriture, elle reste à distance des choses. Elle réside dans le regard, et l’écoute. Elle ne transforme rien.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : La mort « toujours là ». L’écriture pour la contrer ?[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Contrer la mort spirituelle, la mort du sens, oui. L’autre, celle dont il est question dans le poème, c’est la mort qui sourd en tout être vivant, et surtout en ceux qui nous sont chers. Car, quoi qu’on dise, celle-ci seule nous importe. L’écriture se contente de la désigner dans l’effroi qu’elle suscite, ou « d’hurler sans bruit. » Elle consigne, aussi, elle est la trace dérisoire de ce qui a été et n’est plus, une façon d’être présent aux choses, et par là d’en repousser temporairement la disparition.
[lilas] ? Matthieu Gosztola : Remercier, sans silence, la vie. Merci, merci, merci...[/lilas]
? Sophie Renée Bernard : Oui. Quand on accède à cet état de gratitude, c’est le monde qui nous pénètre. On n’est pas loin d’un certain bonheur, celui des religieux qui pleurent de reconnaissance avec « des larmes douces comme l’huile ». Il n’est pas facile de rendre permanent cet état. L’agressivité ambiante, les injustices, la laideur… Suivre alors l’injonction pascalienne, s’agenouiller même si on ne croit pas, imprimer la posture dans le corps pour faire venir la pensée, se faire automate, et alors, qui sait, la grâce…
Extrait de Traduites de la nuit.
T oi, faut-il te nommer
Frère, et tout, que j’articule
pour croire encore
Toi que je rumine
dans l’oraison des mendiants
Tout est si passé
que je ne sais plus
l’effet de ton regard,
et nos berceuses
dans le trou d’un fauteuil
Tout est si vieux
que j’ai cessé de pleurer
Me voici de nouveau à parler
pour moi-même,
bote et bancale dans le jour
qui trépigne
Le ciel est clair ce matin
et incite
J’ai peur de sa beauté
qui oblige à l’amour
- T out m’appelle et me désire
Nos pèlerinages antiques
par les sentiers de ronces,
les cuisses de l’accueil
sous les futaies froides,
les arbres mangés de rouge,
et le soleil à travers la grille
de leurs feuilles
Cette première heure d’automne,
comme elle me blesse de souvenir
Cette bouche fermée
Le soleil, là, ne pense pas
- T ’ai-je dit,
t’ai-je dit
mon amour,
me voici,
je suis là
Ai-je scruté
assez
la traînée verte
de tes yeux,
l’acier bref
des attentes
déçues
Ai-je compris
seulement
notre frayeur
bestiale,
notre tentative
d’exister
quand tes ongles
dans ma peau,
quand nos têtes
affrontées,
et tes yeux
sur moi
qui ne savent
pas
T’ai-je dit
me voici,
je te veux,
je te veux
comme je veux
tes dix doigts
sur moi,
et le pli
que tu fais
à force de m’aimer
Je te veux,
amour,
comme la lymphe
des arbres
arrêtée sous l’orage,
je veux la vieillesse,
ainsi à l’abri
dans ton territoire,
je veux la lenteur
à nous rejoindre
de l’autre côté
Que sera notre voyage,
la vie est longue
et la mort si proche
Ai-je seulement
donné l’oreille
à tes mots
qui s’adressent
Oh j’ai dérivé
longtemps
décrochée de toi,
imbue de mes rêves
comme d’un vin
mauvais
Ai-je dit
je veux la vie
je veux la souffrance
je veux aimer
je te veux
complètement,
bête et fleur
à la fois,
tas d’atomes
dans la nuit
aptère,
volume
qui se frotte
au volume
des choses
- T oi, les feuillages
sont si clairs ce matin
Le train me transporte
(quelle gare au bout,
quel quai sans toi)
La Seine sinue capricieuse,
ses virages escamotés
en sables salis,
en territoires de rêves
tristes
Le train m’éloigne de toi
Si nous avions pu habiter,
si nous avions pu voir
les paysages
Les voir vraiment
Tu sais, le ciel s’écaille
à l’orange du soir,
et nous n’étions pas seuls
tout à fait
Je voudrais retrouver
le choc du caillou qui casse
l’eau
je t’écris
(tu ne liras pas)
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