Jean de la Croix a vécu de 1542 à 1591, et il a fallu attendre 1926 pour qu’il soit promu Docteur de l’Église. Le carme est poète (sa poésie, emblématique de la poésie lyrique espagnole, lui vaut d’être, depuis 1952, le saint patron des poètes en Espagne) – et cela tombe plutôt bien : ce qui, sous sa plume, n’a pu se formuler sur le seul plan de la théologie a réussi à s’exprimer dans le champ de la poésie. Être mystique et poète est tout un chez Jean de la Croix. Nul départ entre oraison et travail du vers : quand il est question, selon ses termes, « d’aborder une sphère inconnue », ou encore (j’adapte une autre traduction du même vers) « de pénétrer où il ne savait », il semble que quête spirituelle et aventure littéraire tracent un même chemin.
Les premiers vers de Jean de la Croix datent vraisemblablement de 1572 ; au cours de cette année, la Grande Thérèse, prieure du monastère de la Visitation d’Avila, où elle conduit sa réforme du Carmel, l’y fait venir et le nomme directeur spirituel des religieuses. Très vite, il prend l’habitude de noter, sur de petits billets qu’il laisse à certaines sœurs, des exhortations versifiées pour les encourager ; souvent, lors de leurs entretiens, elles lui en demandent un éclairage personnel. Le plus intense de sa production poétique se concentre de décembre 1577 à août 1578 : à cette période, Jean de la Croix, soupçonné d’attiser les revendications des moniales déchaussées du couvent d’Avila, est emprisonné à Tolède ; dans son cachot, il écrit les poèmes « Super Flumina Babylonis », « Je sais une source qui jaillit et s’écoule », ou encore « Où es-tu caché Bien-aimé ? » Il commence à écrire les 31 strophes du Cantique Spirituel, et fin 1578, à sa sortie de prison et sur les injonctions de la moniale Anne de Jésus, il les assortit de commentaires. C’est à cette période aussi que sont écrites les strophes de La Nuit obscure, et que s’est élaboré La Montée du Carmel. De nouveau, les poèmes, pour être de profonds et durables accompagnements spirituels, requièrent une glose que Jean de la Croix, afin de répondre aux prévisibles demandes, rédige à leur suite. Commentateur de lui-même, le carmel est ainsi amené à expliciter les tenants et aboutissants de son expérience, afin de secourir et guider l’âme des carmélites.
À la racine, à l’origine de l’œuvre édificatrice de Jean de la Croix, donc, des poèmes. Quand il écrit naturellement, il ne rédige ni traité ni précis. Jean de la Croix n’est pas Thomas d’Aquin. Sa théologie s’est structurée en prenant appui sur ses poèmes, sa doctrine s’élaborant et se construisant progressivement à partir d’eux.
Selon ce « Docteur mystique », Dieu est inaccessible – et pourtant, absolument présent. Il est là, hors de portée et à disposition, pourvu que. Tout se joue, chez Jean de la Croix, dans le pourvu que : oui, la distance est un leurre, la séparation d’avec ce Dieu est une vue de l’esprit. Et nous devons, toute notre vie, pourvoir : travailler à déjouer les pièges du séparatisme, conjurer l’effroi d’une transcendance injoignable. Parce que Dieu est là. Non pas là-haut, là-bas, mais là, tout simplement : là, ici, maintenant, toujours, et à nous de l’y retrouver.
Fatigué des activités désordonnées de l’intelligence, de sa propension à organiser et hiérarchiser, Jean de la Croix tente, dans ses poèmes, de sonder l’indicible ; et c’est une en allée pleine de ferveur, une fiévreuse avancée qui demande et infiniment emporte :
J’étais tant pénétré,
tant absorbé, tant ravi
que mon sens demeura
de tout sentir privé,
et mon esprit doté
d’un comprendre sans comprendre,
toute science dépassant[…]
Et de si haute excellence
est-ce savoir suprême
qu’il n’est faculté ni science
qui puisse y prétendre.
Quiconque aura su se vaincre
par un savoir ne sachant
ira toujours dépassant.( in « Je pénétrai où je ne savais »)
L’épreuve est rude pour le poète mystique : car comment, quand on écrit des poèmes, passer le temps des images ? Comment faire son affaire des limites du langage et des représentations pour dire la présence – tant images et représentations creusent encore l’éloignement ?
La sacro-sainte transcendance est, elle aussi, une nuit qui laisse « bégayant » : « […] et je demeure, mourante,/d’un je-ne-sais-quoi qu’ils restent bégayant », pleure l’âme du poète. Pas d’autre solution que d’entrer « plus avant dans l’épaisseur ». Le Cantique Spirituel s’ouvre par cette question : « Où es-tu caché ? », et se poursuit par une quête, course-poursuite à travers le monde :
Ô bois et fourrés
plantés par la main de l’Aimé
ô pré de verdure
émaillé de fleurs
dites si par vous il a passé.
Evidemment, oui, selon Jean de la Croix, il a passé – mieux encore : il y est. Le Cantique affirme l’immanence de ce Dieu invisible présent au cœur de toutes choses créées, et que l’on atteint « d’aventure » - c’est-à-dire pour autant qu’on ait le courage de s’y aventurer. La Création n’est plus inaccessible, elle est, comme il l’énonce dans ses Avis et Maximes, « retrouvée » : « Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi ; les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; les anges, à moi. […] Dieu lui-même est à moi et tout entier pour moi. Que demandes-tu et que recherches-tu encore, ô mon âme ? »
Et si Dieu est caché, propose le poète mystique, cachons-nous, nous aussi : se cacher, c’est faire retraite, se délier des liens et des catégories ordinaires, oublier ce qui fait de nous des créatures pour entrer en union avec le Créateur : « Ne te rabaisse point au-dessous de cela ; ne t’arrête point aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Lève-toi […]. Cache-toi en elle et réjouis-toi ; et les désirs de ton cœur seront exaucés. » (ibid.)
Se cacher, entrer dans la nuit et, du même geste, en sortir : l’échelle, dans le poème Dans la nuit obscure, est « secrète et déguisée », « nul ne me voyait », écrit le poète, mais l’expérience du nada fait jaillir une lumière intérieure qui infiniment ouvre et révèle :
La nuit reposée
aux approches des levers d’aurore,
la musique silencieuse
la solitude sonore […]En ce point, tout semble donné :
Là, tu me montrerais
ce que prétendait mon âme,
puis tu me donnerais,
là-bas, toi, ma vie,
ce que tu me donnas l’autre jour,le souffle de la brise, la chanson de la douce Philomèle,
le bocage et sa grâce
dans la nuit sereine […].(Le Cantique Spirituel)
Tout est donné, ou redonné – la même chose, et beaucoup plus : la Création augmentée du désir de recevoir cette même Création, de l’éprouver et de la connaître.
Là où Jean de la Croix disait « les choses de Dieu » (La Montée du Carmel), nous pourrions dire le monde : un monde dont, quoi qu’il nous en semble, quoi que nos constructions intellectuelles, depuis les calendes grecques, nous fassent penser, nous ne sommes pas séparés. Jean de la Croix pense, vit et écrit l’inséparation (vite, on consulte, dans ce même numéro, la rubrique « Autour du feu », où Françoise Delorme évoque cette même inséparation !), il dit le chemin, la montée, pour la comprendre, la vivre, s’en enchanter : Le Cantico, « toute science dépassant », comme l’écrit Jean, c’est-à-dire en assumant et surmontant l’inconnaissance de l’inconnaissable, propose rien moins qu’une sortie de la nuit. L’échelle « secrète et déguisée » dont il était question plus haut peut être le poème – et lisons-le bien : le poète y est caché…
***
(J’ai utilisé, pour ces considérations, les citations proposées par Y. Pellé-Douël, dans son précieux St Jean de la Croix et la nuit mystique (Seuil, collection Maîtres spirituels), qui elle-même se réfère aux traductions du R.P. G. de Saint-Joseph et à Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix, par Max Milner, Seuil, 1954).
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