« Toute rencontre tant soit peu fertile se fait dans un désert : nous produisons, nous sécrétons notre propre désert » (La Part du désert : échos poétiques, Éditions Unicité, 2023). Celui qui prononce ces mots se définit dans les lignes suivantes comme « un sujet incertain », puis évoque sans détours sa schizophrénie : « Parce que, au départ, il y a mes drogues, mes dessins, toute ma schizophrénie. Bref, du vent dans la conscience. » Il s’agit de Cédric Laplace que Christine Durif-Bruckert présente ainsi dans l’avant-propos de La Part du désert : « J’ai rencontré Cédric Laplace, philosophe et dessinateur, à l’occasion d’un projet d’ouvrage que je coordonnais alors sur la transe. J’ai pris contact avec lui pour voir ses dessins, à l’encre, qui évoquent très explicitement des univers vibratoires. Il a été diagnostiqué schizophrène en 1998 (…) Il habite ainsi les territoires de la folie, la folie de ses rêves, les secrets de son langage dans la sagesse du regard du ciel, de chaque nuage. (…) Depuis notre première rencontre, nous avons des échanges réguliers sous forme d’écrits, de dialogues et de correspondances. Autant de façons d’effleurer l’inconnu à vivre, d’éprouver la différence de nos expériences de vie. (…) Au cœur de cette longue conversation dans le temps, nous avons opté pour une suite d’échos poétiques. (…) Nous avons ensemble cherché une autre langue, d’autres mots, un autre regard pour dire la maladie mentale, pour parler de la folie, mais plus essentiellement pour s’interroger sur l’être, sur son étendue et ses fuites. Nos deux voix montent de cette conversation, s’entrecroisent, résonnent et retracent le lien sensible à ce que nous avons parcouru et partagé de cette écriture du désert qui résonne depuis les lieux de l’exil et les marges vers l’infini. »
Déjà, dans Elle avale les levers du soleil, Christine Durif-Bruckert avait entrepris de franchir la frontière des sciences sociales pour se placer au cœur d’une autre expérience d’exil et de pathologie, celle des anorexiques à propos de quoi elle avait initialement conduit une longue et passionnante étude théorique. En donnant pleinement la parole à un personnage de femme anorexique entourée d’un chœur, Christine Durif-Bruckert franchissait une double frontière : celle qui sépare le cadre de l’enquête et l’authenticité vécue de la parole intérieure, tout comme celle qui conduit du discours de l’analyse savante à l’expression poétique déployée dans toute sa force vitale. Ceci pour mieux approcher de la forteresse intime où se débat le sujet affecté d’une lourde pathologie et donner à lire ce que son monde singulier a cependant d’universel. La chercheuse qu’est au départ Christine Durif-Bruckert, veut donc aller plus loin que ce que l’intérêt purement spéculatif accorde à ses objets d’étude, pour rejoindre l’humanité vivante de celles qui justement sont toujours infiniment plus que des objets d’étude. Un tel acte leur offre tout naturellement la parole poétique, non seulement parce qu’elles la portent souvent en elles du cœur de leurs intuitions les plus profondes, mais aussi parce que seule une telle parole parvient à faire battre en nous qui la découvrons la pulsation de l’expérience anorexique.
Avec La Part du désert, Christine Durif-Bruckert s’engage à nouveau dans un projet de rencontre de l’autre tel qu’il se formule au cœur de ses gouffres et de ses lumières, mais cette fois, au lieu du monologue d’un personnage fictif, elle instaure un dialogue. L’originalité de ce livre est bien là dans la mesure où la conversation poétique, prenant la place des entretiens dont l’auteure connaît bien l’usage pour l’avoir pratiqué à de nombreuses reprises au cours de sa vie professionnelle, permet aux deux interlocuteurs de faire vibrer dans toute sa puissance l’aventure intime de la schizophrénie devenue méthode de connaissance et de création. Au lieu du chœur répondant à une soliste, nous trouvons ici deux consciences qui s’épaulent, s’appellent, se répondent et s’invitent à chercher et formuler avec la plus juste exactitude possible, celle de la poésie. Il n’est donc pas étonnant que Christine Durif-Bruckert adopte elle-même la voix poétique pour faire circuler la pensée sensible de cet échange et la relancer. Poète, elle l’est ici au second degré, en épousant autant que possible, la courbe de pensée de Cédric Laplace pour lui donner tout son éclat : « Une parole tout près de toi/ Qui ne s’écrit plus/ Si ce n’est entre/ Qui s’entr’ouvre entre les lignes/ Dans la vulnérabilité des blancs/ Et les limites de l’esprit. » S’approcher au plus près est donc une exigence à la fois existentielle, éthique et poétique, en ce sens que chacune de ces polarités suppose les deux autres. Si comme le dit Maurice Merleau-Ponty, le dialogue constitue « un être à deux », il trouve dans son intensification poétique la pleine mesure de sa nécessité, de sa fécondité, mais aussi de sa difficulté. Comme Cédric Laplace l’a dit au seuil de l’ouvrage, la rencontre se fait « dans un désert » commun où chacun apporte sa propre part de nudité ontologique. S’avancer au plus près ne signifie donc pas fusionner, mais habiter l’intervalle qui relie les sujets du dialogue, s’approcher de ce qui toujours demeure un horizon simultanément proche et lointain. Cédric Laplace l’exprime de façon significative lorsqu’il s’interroge : « Mais quel, donc, est ce désert qui a scellé notre rencontre ? La volonté de faire bouger les lignes en ce qui concerne les diverses conceptions contemporaines de la « folie », de la « psychose » ou – pire ! – de la « maladie mentale » ? » Le désert est aussi là : dans cette hésitation entre l’absolu d’un vivre sans commune mesure avec l’existence ordinaire et les catégories d’usage théorique qui tentent de le circonscrire, en vain, ne serait-ce que parce qu’aucune des désignations de la clinique ne pourra jamais parler de l’intérieur de ce qu’elle se contente de normaliser en posant une étiquette conceptuelle. Certes, il y a peut-être bien folie, mais celle-ci s’évade par nature. Elle est comme le note Christine Durif-Bruckert : « Le vent dans la conscience/ Et ce désert qui a scellé notre rencontre comme tu l’écris/ Trois mots-clefs qui t’appartiennent pour dire la folie. » En effet, tandis que les mots de la médecine figent et enferment, ceux du dialogue en poème offrent des clefs permettant d’entrer dans le no man’s land de ce désert et d’écouter plutôt que de prescrire, d’accueillir au lieu de se livrer aux ivresses de l’interminable rhétorique scientifique.
À l’opposé du langage normatif qui caractérise l’autorité impériale du spécialiste qui parle pour autrui, Cédric Laplace précise : « Ce que je recherche, dans l’écriture, comme dans le dessin, c’est un certain silence, une certaine qualité (le Neutre) qui serait comme une cessation de tout bruit. » Le Neutre vient donc habiter le désert, le transfigurer de sa substance inattendue. Alors que la prolifération verbale brouille la pensée, le silence la rassemble, l’unifie à partir de son vide et lui permet de devenir une authentique puissance créatrice : « Le dessin m’a permis une sobriété, une sorte de méditation dont je ne me croyais pas capable. Quand je dessine, je n’ai rien en tête, sinon le point même que je suis en train de dessiner. » De son côté, Christine Durif-Bruckert apporte sa vigilance. Les mots qu’elle inscrit en réponse suivent une trace et se font compagnons à distance la plus réduite possible, témoins de ce qui se formule devant eux : « Je suis la ligne vacillante de tes phrases/ Le silence désaccordé de tes pas sur la chaleur de l’infini/ Aux sources des obscurs noués aux ombres de la pensée. » La tâche qu’elle se donne est d’autant plus lente et longue qu’en ce désert, l’écriture elle-même est nudité, ainsi que le souligne aussitôt Cédric Laplace : « Toute écriture, en tant qu’elle est traversée d’un flux schizo, est une solitude essentielle. Bref, la production d’un désert. » On devine que le flux schizo ne concerne pas que la personnalité mentale de Cédric Laplace, mais à travers celle-ci une condition première de l’acte même d’écrire, quel que soit le formulateur. Car il faut d’abord creuser une distance, dépouiller un territoire de toutes les qualités foisonnantes qui font obstacle à la parole, rendre à celle-ci le vide, le vent et l’horizon. Elle doit donc être coupée de la rumeur de l’ordinaire où tant de faux semblants sonores agitent vainement l’espace et avec lui l’esprit. Dès lors, l’expérience du désert devient centre à partir duquel peut se dire et s’entendre la voix nue de celui qui recherchait la « désubjectivation » et la « dépersonnalisation ». Plus cette dimension s’accomplit grâce au retrait, plus la parole s’actualise en désert et fait entendre les mille variations intimes de celui qu’elle dévoile. Christine Durif-Bruckert écrit en effet : « Désert !/ Désert intime/ Blessure des immensités/ L’automne revient/ Dépose l’amertume/ Dans les filets de ta voix ». À quoi Cédric Laplace ajoute : « Le Désert, c’est aussi ce que je découvre en moi, bien au-delà de la solitude, lorsque les dunes se déplacent et que je reste immobile. » Christine Durif-Bruckert peut alors répondre à son tour : « Désert sous la pierre/ Désert dans le pourpre d’œil/ Désert sur les façades sans lumière/ Dans les éboulis du désir/ Et encore sous les cascades bruyantes/ Qui se taisent d’une telle chute. S’agripper au sens/ Rougir au seuil des sépultures./ Le désert a séché les échafaudages/ Fait tomber les armes/ Les charabias/ Qui tordent l’écoulement silencieux des commencements ». Le va et vient du dialogue, non seulement forme un tissu au double sens étymologique, mais en donnant mouvement aux ondulations successives de la pensée, permet d’en faire monter les significations les plus secrètes. Le désert, envisagé de ce point de vue, est principe de vie par raréfaction et travail de fouille en son sable aveuglant, afin de mettre à jour les architectures de la souffrance. Cédric Laplace ajoute en effet : « Désastre de la maladie/ J’arrache mon âme à ses derniers ligaments/ L’air du rêve se raréfie/ Surface vibratile des yeux/ Agacement prodigieux !/ Œil de la poésie : toujours un léger décalage entre la chose et son impression sur la rétine, ce qui forme, une zone de vide sans image, souffle même et respiration de la réalité./ La poésie ; troisième nerf optique/ Rythme lancinant à l’aube des soleils blancs. »
Le désert ainsi vécu est une maïeutique dont l’énergie révélatrice, au lieu de conduire aux pures essences d’une contemplation limpide, permet au contraire une connaissance par arrachement. S’il y a bien finalement contemplation, c’est au sein d’une vibration optique qui cherche à mesurer le lien du regardeur au monde, d’ouvrir en lui la place de ce qu’il nomme « souffle » et « respiration de la réalité ». La poésie elle-même est engagée dans cette aventure, comme le nerf qui permet à cet œil de saisir et faire circuler ce qu’il reçoit, peut-être pour le changer en une œuvre dessinée, selon le principe de tracés multipliés sur la page, qui apaisent et instruisent Cédric Laplace sous la leçon du grand « Neutre ». Le désert en effet est matrice de vision redistribuée en infini, comme le confirme Christine Durif-Bruckert dans un nouvel écho, un nouveau mouvement de dune : « Terre grandiose/ Où s’élargissent nos visions/ Et se fragmentent/ Les images.// Le désert ourle les écritures/ Laissant s’évaporer au petit matin ce qui n’était qu’illusion/ Ou entêtement à dire./ Contre le secret des dunes/ Les mots glissent/ S’éternisent/ Cèdent aux rêves archaïques/ Aux strophes inachevées. » Une dialectique subtile anime le vide. Le désert en effet permet d’agrandir et de diviser, de laisser glisser et d’éterniser, et ainsi, de faire vivre les opposés dans un même élan. La parole rejoint les fondements de l’être « schizo » comme si elle se donnait à eux pour mieux en révéler l’empreinte. Ainsi conçu, le désert est une condition, une ascèse et un jaillissement. Il offre aux états vibratoires une occasion de s’organiser en constellations souples qui réunissent et se propagent. En ce sens, le désert est fluidité. Christine Durif-Bruckert écrit justement à ce sujet, mais pour souligner le fait que cette catharsis est aussi celle des plaies : « Écrire !/ La vie se vide liquide, s’écoule infiniment comme une blessure, je laisse le sang couler, je le sens couler jusqu’à l’abîme, et j’éprouve ce qui s’échappe, ce que mes mains ne peuvent retenir, s’échappe, entre mes doigts, fluide, vidange de mes rêves, sentir la blessure se vider et le sang de la blessure. (…) Rien qu’un mot pour laisser s’écouler la totalité des syllabes sur le sommet d’un vertige entre le silence et la parole, le souffle de la langue et ce qui l’assèche lorsque rôde la nuit. » L’écriture et la vie sont alors conjuration des plaies. Quand l’une, béante, laisse s’épancher le sang, l’autre, gagne un sommet entre parole et silence. Écrire revient peut-être à convertir la perte dont le sang est le fascinant médium en haleine spirituelle où verbe et silence sont deux bords d’une même vérité. Cet entre-deux en balancier se retrouve chez Cédric Laplace : « Il y dans ma technique un perpétuel glissement entre l’écriture et le dessin, entre l’encre-à-écrire et l’encre-à-dessiner, et mes dessins sont le poème de ma conscience. »
le désert, on le pressent ici n’est autre que l’esprit et les dessins, tout comme les poèmes émanent directement de sa mise en mouvement. L’encre, quelle que soit sa vocation, est la fluidité concrète de cette fluidité latente, secrète et archétypale. D’où le fait que, selon Cédric Laplace, sa « conscience est une membrane. Dans une certaine mesure, il ne saurait y avoir de distinction entre deux lieux, deux temps : tout est en même temps, la simultanéité est le but de mes dessins te ces derniers en sauraient être narratifs. » Il précise encore que cette simultanéité n’est pas celle de la physique, mais « la tension qui porte mes traits, qui subsverse mes lignes. Ladite tension est un état de nerfs, ce qui signifie que mon armature nerveuse est le véhicule d’une énergie, d’un instinct, un vouloir vivre, une pulsion. (…) C’est bien la raison pour laquelle je dessine lorsque je n’écris pas et que j’écris aussi lorsque je dessine. Je parle de l’écriture comme d’un dessin, un dessin qui aurait un sens. » Plus loin, sous une forme plus visiblement poétique, il renchérit de manière particulièrement nette : « L’éclair d’un mot/ Déchire l’espace vide/ Je saute et retiens/ Ma prochaine habitation.// Le temps s’abolit/ Le poète s’en va. » C’est en effet que le désert nodal est aussi extension, transit, incessante translation. Pour s’arracher, il faut voyager, se faire devenir et constant départ loin de soi, de sa chair, capturer des éclairs disséminés afin qu’ils deviennent grains d’écriture ou de dessin. Christine Durif-Bruckert l’exprime elle aussi lorsqu’elle note : « Des traits/ Inconsistants à définir la route des vents/ Comme des balbutiements ininterrompus/ Des formes en devenir/ En train de devenir/ Des paysages./ Semblants/ De traits qui longent qui lorgnent/ Hors limites/ Pression de la ligne qui file/ Haletante/ Passionnée/ Horizon accidenté/ Effronté/ Altérité de l’œuvre/ Teintes éblouies/ Source muette du vent/ Amour du ciel ».
Le devenir est le maître mot de la schizophrénie devenue action créatrice en Cédric Laplace. Au sens pur du terme, l’artiste déserte ce qui la fixe dans une détermination psychiatrique pour en faire le sillon d’une aventure. Tout ce qui arrive est alors manifestation, métamorphose et accomplissement, même dans les moments de grande reconfiguration. Le désert est là, à l’œuvre, dans sa propre parole mise à nu, tel que l’exprime cet admirable tracé poétique de Christine Durif-Bruckert : À l’intérieur tu entends siffler les trous/ Ça s’effondre quelquefois/ Des pans de toi qui s’éboulent/ Les segments se détachent/ Des bouts de vitre brisée/ On est fait de ces déchets/ De recoins/ D’angles/ Perdus/ À l’intérieur/ Calés, emboités/ Quelquefois en cours d’évasion.// Ils ont dit tu es malade/ Où est la frontière ?/ Le vent la dessine et décide/ En travers du sérieux. »
À quoi Cédric Laplace répond : « Et le silence se fait plus bas/ Cette parole inscrite à même la nuit, je veux, non, comme trophée ou souvenir, en faire une mélodie/ Une chanson de mon âme utérine/ De mon dernier vouloir/ Une hypothèse plus qu’un cri/ Non un projet/ Se lever. »
Texte et peintures de Marc-Henri Arfeux
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