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Cahiers d’essai : Antoine Emaz, Bout de souffle, « alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps »

mercredi 15 juillet 2020, par Florence Saint Roch

Cahiers proposés et dirigés par Florence Saint-Roch.

Présentation :

Le parcours poétique d’Antoine Emaz, depuis ses premiers poèmes (Allées vers, Les Ateliers du Bec, 1980) jusqu’au dernier recueil publié de son vivant, D’écrire, un peu (Æncrages & Co, 2018) forme une trajectoire plane. Loin de toute idée de plénitude, d’appartenance, de reliance ou d’harmonie, il dit avec constance la difficulté de la coïncidence et de la conjonction, l’incapacité à s’inscrire durablement où que ce soit : Sans place, dernier poème proposé aux éditions Méridianes (il n’aura vu que la maquette de ce Duo avec James Sacré publié toute fin février 2019), est une ultime déclinaison de ce constat énoncé en 1980 : « hors dans un vide qui n’a plus rien à voir/entièrement au rebut/désancré sans place ». De façon connexe, la pauvreté toute sociale décrite dans le juvénile Chant des pauvres (Sud, n°64-65, 1986), encore signé Emptaz, s’est transformée, pour celui qui est devenu Antoine Emaz, en code existentiel : elle constitue le maître-mot d’un univers gouverné par le peu. En toute conscience, il s’est obstiné à décrire les quantités faibles ou négligeables, les intensités minimes, a sondé la précarité des élans et l’amaigrissement des forces vives, interrogeant du même mouvement la nécessité de continuer à dire – puisque, malgré tout, peu importe. En deçà, K.-O., Os, Ras, Sur la fin, Limite, pour ne citer que ces recueils écrits à mots rares et serrés, s’attachent à transcrire l’épuisement, l’essoufflement ou l’effritement du sujet.
Pour y regarder de plus près, et conformément à la vocation et au format de l’exercice, j’ai proposé aux contributeurs de ces Cahiers de faire écho, d’une manière ou d’une autre, à Bout de souffle, poème bref qui se déplie sur un l3v (leporello trois volets) figurant dans la belle collection réunie par mt-galerie (les photos, dans ce dossier, sont de votre servante) :
« alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus avec l’âge alors  »

Adopter un point de vue critique, si vite après la disparition d’Antoine Emaz, n’est pas chose facile ; pour certains, c’est même inenvisageable. Même si, de son vivant, ses poèmes étaient abondamment commentés, s’est exprimée comme une retenue à se déporter du champ humain (le grand nombre de témoignages, diversement suscités et collectés à son décès, montrent l’amplitude des relations qu’a nouées et entretenues le poète) vers le champ de l’écriture poétique. Car sonder ses œuvres, désormais, revient à contribuer au passage à la postérité d’Antoine Emaz. Nous voici face à ce constat : même si de nouvelles publications voient le jour, reprises de textes anciens, recueil resté inachevé, notes glanées dans ses carnets et qui n’avaient pas forcément vocation à être publiées, son œuvre – entendons celle qu’il a lui-même mûrement réfléchie et décidée – s’est interrompue, à peu de choses près, en même temps que lui. Cette clôture, de fait, et, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, est limitante pour le commentateur. Tout est là, disponible, mais rien ne peut plus bouger, rien ne peut plus être joué. Les mots ne seront plus respirés par celui qui les a patiemment assemblés, et comme cela d’un coup change la donne : savoir que le souffle, avec le bonhomme, s’en est allé.
Je remercie donc vivement les contributrices et les contributeurs de ces Cahiers – Élodie Bouygues, Françoise Delorme, Ariane Dreyfus, Albane Gellé, Michèle Monte, Maud Thiria, Philippe Longchamp, Jacques Moulin, Alexis Pelletier, James Sacré, et Christian Vogels.
Quelques mots, pour commencer, à propos de Bout de souffle.

1. Terrain d’entente

Bout de souffle a été conçu en décembre 2011, et a rejoint début 2012 la collection des l3v constituée par mt-galerie. Ce leporello trois volets, qui se présente comme « un petit cousin du Livre Pauvre de Daniel Leuwers », réunit de nouveau Antoine Emaz et Pierre Emptaz : le poète et le plasticien, en parenté autant qu’en connivence fidèle, ont travaillé ensemble en 1991 pour Poème, l’élan l’impact (les petits classiques du grand pirate), en 1993 pour la couverture de Peu importe (le dé bleu/le Noroît), en 2006 pour la couverture de De l’air (le dé bleu/L’idée bleue) ; depuis ce l3v, ils se sont retrouvés notamment autour de pays (Faï Fioc, 2016) et leurs noms se jouxtent encore, in memoriam, sur la couverture de Personne (mars 2020), dont Pierre Emptaz a réalisé la vignette pour les éditions Unes.
Dans cette proposition pour Bout de souffle, le livre se voit élevé (je ne peux écrire « réduit », qui serait un contresens désobligeant) à sa plus simple expression ; alors que le poète a délibérément reporté son poème au pied des trois volets, retrait calculé pour laisser le champ libre à l’artiste, ce dernier lui répond (retour de politesse) en pratiquant une autre forme de retrait : en procédant par soustraction de matière, en l’allégeant au maximum de son poids (le papier présente un grammage élevé, 200 g), il fait apparaître l’architecture minimale de l’ouvrage, et lui laisse juste de quoi tenir debout.

Du même geste, le plasticien ramène le livre et le poème à leur principe. Si la poésie est le lieu du souffle, alors il n’est qu’à rétablir le vide qui permet sa circulation. Tel est l’enjeu de ce livre d’artiste : le vide remplace avantageusement le blanc, il porte aux dimensions de l’espace (n’oublions pas qu’un livre est aussi un volume) ce qui, dans l’économie d’une page, par exemple, relève du plan. L’évidement pratiqué par Pierre Emptaz rend évident ce qui est de l’ordre de l’impalpable, de l’invisible, de l’insaisissable ; sous nos yeux, un bout de souffle peut se déployer : le l3v est extensif, il se déplie, passant d’un format 15x18 à un format 42x18.

Sauvés des découpes soustractives de Pierre Emptaz, le nom de l’auteur et le titre du poème, reliés, forment une dentelle d’encre et de papier suspendue dans le vide. À les voir aussi proches, on serait tenté de lire Bout de souffle comme un prédicat assigné à Antoine Emaz – le voici envisagé, défini sous un jour éminemment pneumatique. En effet, écrire, pour le poète, est davantage affaire de respiration que d’inspiration. De l’une à l’autre, toute la distance séparant le nécessaire et le contingent, l’essentiel et le circonstanciel – le corps et l’esprit. Placer l’écriture sous le signe de la respiration, lui conférer les caractéristiques d’une activité organiquement vitale la rend aussi complètement partageable ; nous sommes tous concernés par nos besoins fondamentaux, tandis que l’inspiration, faveur ou caprice du hasard, est le privilège de certains, elle distingue et éloigne, contrevient, en quelque sorte, à la venue de « poèmes communs ».
Bout de souffle, nous le mesurons, n’est pas seulement un poème donnant lieu à un livre d’artiste. C’est un programme – le paradigme d’une relation à la création où poète et plasticien se rencontrent.

2. Répondre à la question
Le titre du poème, qui devient celui du livre d’artiste, fournit la réponse à l’espèce de question : « alors quoi/ avec l’âge/ encore tirer d’un corps/ qui n’y croit plus/ ». Antoine Emaz (et à ce jeu il excelle) détourne la formule consacrée, « à bout de souffle », et la fait résonner autrement. Bout de souffle dit la vie qui s’obstine en dépit des réalités contraires, la respiration ténue, consciente de ses limites, tendue par la nécessité de tenir jusqu’au bout. À effort prolongé, proposition poétique plutôt longue par rapport à ce que l’on a coutume de trouver chez Antoine Emaz. Avec des espaces ménagés entre ses différents segments, voici couchés, sur une même ligne, des vers qu’on dirait dégagés de leur habituelle verticalité :

alors quoi
avec l’âge
encore tirer d’un corps
qui n’y croit plus
avec l’âge
alors

La structure en miroir s’articule autour des deux vers centraux, mais il s’agit d’un miroir décalé, déporté, incomplet. Antoine Emaz écrit à mots brefs, et l’on note la régularité métrique 3/3/6 d’un alexandrin morcelé, qui se dégonfle, s’essouffle en decrescendo 4/3/2. Grâce à la répétition partielle, l’énoncé trace une boucle plutôt qu’un cercle, et le deuxième « alors » est en suspens : il est des ressassements sans fin que le poète nous laisse nous figurer, des essoufflements, aussi, qui opinément font taire…
Ce livre, comme bien d’autres, nous donne à voir l’écriture de l’auteur dans sa structure même : puissance de la graphie. Celle d’Antoine Emaz est très régulière, posée, disposée, appliquée. Un graphologue repérerait sans doute que les verticales descendantes ne sont jamais achevées : les p, les g, les f, les y sont départis de leur boucle finale. Cette non-clôture de la lettre « délie » l’écriture liée, suspend sa course fluide. La main qui tient le stylo se refuse à fermer, l’écriture cursive, à la faveur de cette brève interruption, reprend son souffle…

Dans Bout de souffle, le vieillissement est source de questionnement, ce dernier manifestant, dans sa forme même, l’un des signes du grand âge : le radotage, la répétition, le retour de la question – qui lui-même trouve écho en d’autres poèmes (Sur la fin, Wigwam, 2006 ou Peau, Tarabuste, 2008), pour ne citer que les recueils précédant de peu Bout de souffle). Apparentées à la vieillesse, la fatigue, qui en est la forme temporaire (K.-O., Inventaire-Invention, 2004 ; Las, La Petite Fabrique, 2014) et la maladie (Limite, Tarabuste, 2016) travaillent toutes deux à défaire l’énergie et à creuser plus encore l’écart entre le monde et nous. La vieillesse intéresse le poète (Antoine Emaz, dans Bout de souffle, est dans le constat général, à la date, il a 56 ans et jouit d’une pleine santé), parce que le sujet s’y effiloche, se dissout au bénéfice d’un mode d’être plus indécis, moins personnel ; « l’âge », c’est aussi l’« a-je », l’effacement de l’instance souveraine, le recul de la volonté et de ses arbitrages, et, dans un immense lâcher prise, la préséance laissée au corps.
Nous y voilà. Pour Antoine Emaz, écrire « un corps » - et l’on entend, en écho, Poème carcasse (Tarabuste, 1991), Os (Tarabuste, 2004), Peau (Tarabuste, 2008) – c’est accorder plus d’importance à l’existence biologique qu’à l’être, c’est encore mettre en retrait le sujet ; d’où cet effort constant pour établir une poésie qui n’a plus que la peau et les os, et qui, dans sa sécheresse tendue, suscitera un maximum de résonances (Caisse claire, Points, coll. poésie, 2006).
Ce qui compte, ce n’est pas ce que l’on croit, mais ce qui en nous croit, ce qui est le vecteur de notre croyance : là encore, le corps, et non l’esprit, un corps qui croit en sa propre force de vie, en sa capacité à générer élans et énergie. Hors ce compagnon de toute une existence, rien qui nous porte à croire en quoi que ce soit. Rien ne nous attend ailleurs, nous sommes seuls, nous butons contre nos limites : tels sont les tenants d’un pessimisme aux accents très pascaliens – d’un Pascal sans la grâce. Que reste-t-il ? Peu, à dire vrai. Les représentations d’Antoine Emaz ne sont pas duelles (l’esprit/le corps, au-delà/ici-bas) mais résiduelles ; toutefois, son œuvre offre la démonstration qu’il nous est loisible d’approfondir ce peu qui nous reste en pratiquant un jusqu’auboutisme tenace – et qu’importe si au bout du bout de ce peu, il n’y a rien. Dans Allées vers, dès ses premiers pas en poésie, c’est bien, avec une lucidité confondante, cette ligne poétique et existentielle d’Antoine Emaz qui est dessinée : « Traversée sans sillage, comme salle des pas perdus/- ne pas demeurer-/qui se tient là ? personne – ».

F. Saint-Roch

Élodie Bouygues, Antoine Émaz : c’est quelqu’un. Une lecture de Personne

Épitaphe : c’était quelqu’un.

(Lichen, encore, Rehauts, 2009, p. 55)

Premier ouvrage posthume publié par les éditions Unes, Personne décourage d’emblée toute tentative d’interprétation testamentaire. La voix d’Antoine Émaz s’élève, telle qu’en elle-même. Elle ne vient pas d’outre « caisse claire ». Elle est sa voix de vivant, la même que celle du jeune homme de trente ans qui évoquait la terre, la nuit et la carcasse, plein de lucidité et de calme désespoir. En 2020, les pièces du paysage et le lexique qui les porte sont toujours là, lessivés par l’usage, agencés par variation, rythmés par les blancs : le sable, l’air, et la mécanique grippée de la carcasse qui a vieilli.
Pas d’inédits ou de révélation dans ce recueil, au sens propre, qui rassemble cinq plaquettes et poèmes publiés par le poète « en personne ». Si Personne, donnant par sa prééminence chronologique son titre à l’ensemble, a paru en 1996 chez Unes, les autres sections datent des deux dernières années qui précèdent sa disparition en mars 2019 : Passants et Plein air (2017) et Un lieu, loin, ici et Vent (2018). La maladie assaille et harasse, mais ne réduit pas au silence. Il y a de « quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus », pour reprendre en le détournant un peu le texte du livre d’artistes réalisé avec le plasticien Pierre Emptaz en 2011, qui signe également la vignette de couverture de Personne : une silhouette humaine se découpe dans une paroi, isolée et posée sur une surface abstraite, « pan de blanc » évoqué dans le premier poème du livre. Énigmatique, elle ne se laisse pas traverser par la lumière venue de la gauche, lumière aussitôt absorbée par l’ombre projetée du mur sur le sol.
On connaît ce que fut la réserve d’Antoine Émaz, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain. En linogravure ou gravure sur bois, la réserve est ce que l’on creuse, ce qui permet de conserver le blanc du papier et de créer le contraste avec l’encre noire. Cette toute petite vignette nous parle de la « réserve » du poète, de la façon dont il se laisse traverser par la lumière, par le monde, sans jamais imposer « quelqu’un je ou/personne » dans sa poésie. Elle reprend dans son langage iconographique le titre typiquement émazien, polysémique à proportion de son épure : « personne, ce peut être n’importe qui ou aucun » rappelle Ludovic Degroote dans sa préface. Le profil évidé du frontispice, c’est aussi le corps malade mais debout, qu’on nie par pudeur et pour donner toute la place aux mots. C’est la forme anonyme du « chaque un ». C’est l’air qui circule d’une page à l’autre. C’est l’absence d’arrière-plan spirituel pour l’homme qui fait face à la mort, car « on est seul à passer/vraiment/seul à traverser/couper dans l’espace//sauf peut-être le vent ». C’est le « corps-mots » du poème, qu’Antoine Emaz a bâti comme un lieu d’échange entre le « dehors » et le « dedans », entre ses lecteurs et lui, porte ouverte vers l’espace du « on » commun plutôt qu’anonyme, que « chaque un » peut s’approprier.

Même si le travail d’écriture essore et « délave », tout poème est pour lui « de circonstance », il le rappelle souvent. Les quatre dernières sections peuvent donc se lire à l’aune de la maladie et de la mort, auxquelles la langue oppose son extrême tension. Réfugié près de l’océan, le poète voit son horizon réduit au moindre : « un paysage de poche », une « vue estompée jusqu’à très peu », plage de sable tassé où « seulement aller/ou revenir », « revenir seulement aux vagues », « revenir » aux mêmes mots qui se répètent comme « bougent ressassent » les vagues. Le champ des possibles se referme : « on ne peut pas se perdre ». On est bien obligé d’en rabattre : « on marche et ça suit », « pas plus ». La langue poétique elle-même est menacée d’extinction, dès le court-circuit radical du premier vers du recueil, « et donc là qui » : fins de phrases amuies, effacement des articles, des prépositions, des liens logiques, syntaxe réduite à l’os.
Comme dans l’œuvre tant admirée de Baudelaire présente en filigrane, chaque section propose des autoportraits mélancoliques ou malicieux, qui disent la fatigue d’être et la mémoire qui flanche : en « bahut » (Passants), en « meuble à tiroirs » (Un lieu, loin, ici), « à marée basse », en flacon éventé et « presque vide » d’eau de cologne Mont Saint-Michel, qu’on oublie sur une étagère (Passants), en acacia « tordu » par la bourrasque, à la « détresse sans visage » (Vent), en drap suspendu au fil à linge, « voile flasque », « sac » (Plein air) – et l’on pense au « sac troué » de Georges Perros.
Le recueil tout entier est hanté par la disparition, des souvenirs, des visages, des voix aimées, du monde, de soi ; mais encore une fois, n’est-ce pas le cas de toute l’œuvre du poète ? Dans Lichen, lichen, le poète dit déjà ne cesser de se donner comme tâche de « creuser la mort dans vivre ». Quelques vers à l’accent apollinarien posent un constat sans amertume : « passent la vie courte et le sable des gens », « le peu de poids des jours/s’en va ». C’est ainsi. Ne restent que « des ombres/des bouts », sans corps ni consistance, de furtifs « passants/rien d’autre », pluriel dans lequel il se range, lui-même amené à passer et trépasser. Dans la section intitulée Plein air, que l’éditeur a placée très à propos à la fin du recueil alors qu’elle n’est chronologiquement pas la dernière publiée, un drap bleu délavé suspendu à la corde à linge claque au vent. Du « lange » au « linceul », c’est la vie toute entière d’un homme qui s’y résume, se rassemble dans ses « plis ». Antoine Émaz tient ainsi le pathétique à distance, avec des euphémismes élégants (« après/ce sera vraiment fini »), des formules lapidaires et pudiques (« rien n’appartient ») ou des questions faussement naïves (« en face de l’air le suaire de qui » – le mien ? vraiment ?). Les « chutes » des cinq parties du recueil sont cependant à lire avec attention, car le sentiment du tragique s’y cristallise brusquement. Ainsi à la fin de Passants, le poète se demande ce qu’on peut savoir, « au fond », de « demain », pour conclure : « on ne sait plus/sans avoir peur ». Stoïcisme serein ou angoisse chevillée à l’âme, les deux sens coexistent, dans une hésitation poignante.

Ce balancement renvoie cependant à une forme de vitalité, ou du moins de mouvement perpétuel : celui de vivre, et celui d’écrire. Il est illusoire selon Émaz de vouloir fixer tout ce qui dans l’existence humaine est inexorablement voué à « bouger » : les métaphores dynamiques sont aussi nombreuses que celles qui disent la dissolution. Les vaguent « effacent », certes, mais elles « ramènent ». Les passants vont et viennent, l’acacia du poème Vent « tournoie », « écheveau agité », comme les idées « tourne[nt] en tête », le drap suspendu « bat l’air ». La langue elle-même est maintenue dans un déséquilibre qui la projette sans cesse vers l’avant : les phrases inachevées, l’absence de points d’interrogation, la puissance de rayonnement sémantique des mots les plus simples. Le « meuble à tiroirs » n’est pas seulement l’image de la mémoire mais la forme de la phrase : sous une apparence anodine, combien de double, de triple sens dans ces minces vers, grâce aux blancs et à la parataxe !
Une vision du monde se dessine, accueillante aux contraires qui font la pulsation de la vie : les vagues « les mêmes pas les mêmes », un lieu « loin, ici », le vent résonnant de voix disparues « dans leur révolte/ou leur patience », le drap suspendu, mi-drapeau mi-rideau. Il demeure chez Émaz quelque chose de « l’énergie du négatif » qui l’exalte chez André du Bouchet (Europe, 2011). Dans sa propre œuvre, la conjonction « mais » joue ainsi un rôle non pas d’opposition, mais de compensation ou d’équilibre : « pas plus mais au moins cela entre/dans et dehors », « rien d’autre//mais assez pour lever en tête »… Après un constat objectif de la pauvreté de la vie, le poète se ravise, et ce « mais » dialogique et fécond lui permet d’embrasser dans le même élan le creux et le plein, le défaut et le bienfait. Le « mais » dit également, ailleurs, le doute, le paradoxe, la nuance (« pas de photos/des présences/mais tassées/empilées préservées »). Émaz revendique un « pouvoir mais », qui emprunte à l’adverbe latin magis sa vertu expansive, et qui vient lutter contre la menace de plus en plus précise du « n’en pouvoir mais ».

Car le poète, comme le drap délavé suspendu au fil (on entend : à un fil), continue à battre le rythme au gré des bourrasques et bonaces : « langue lange sac pour qui dans ce linge bleu qui sèche et claque seul encore s’obstine en boucle quand cela va sans dire ». Certes, le monde existe sans les mots qui le « disent », et il est « difficile de poser ce qui se perd/se gagne/entre ici et la page ». « Mais » le poète s’obstine. Dans ce recueil où l’œil semble dominer, on est surpris par l’importance des allitérations et assonances, voire des rimes, et par l’autoengendrement permanent de la phrase par le son (« langue lange sac pour qui dans ce linge… »). Pas après pas, sur la plage, mot après mot, sur la page, « ça suit […] ça se poursuit », à mi-chemin entre confiance envers la matière poétique, et retenue.
Le surcroît que le poète offre au monde est d’ailleurs modeste : « de l’air au bout rien d’être que bruit de langue qui passe dans le vent sous le ciel//c’est encore dire ». Au bout de la vie, de l’air ? Ou bien au bout, rien ? À la fin, n’être pas autre chose que « bruit de langue » ? Être un « rien d’être », est-ce que c’est être encore quelqu’un ? Oui, affirme Antoine Émaz : « il n’y a plus grand monde […]/sauf une tête une langue ».
Et « tant que tête/et langue », le poète « peut mais » : « tout comme on peut dire linceul qui traîne à l’ouest et ce n’est pas la fin encore », écrit-il dans une très belle ressouvenance du sonnet « Recueillement » de Baudelaire. L’être s’amenuise, la douce nuit est en marche, « mais on peut dire ciel encore un peu ». La liberté s’exerce sur un territoire de plus en plus resserré : « on peut mettre des arbres/hauts vieux/ou bien juste leurs verts/si on veut/sur le bord gauche de l’œil ». Dire peu, encore, encore un peu, est pourtant bien « l’inverse d’un abandon, d’une défaite acceptée, d’une résignation » (Serge Martin). Jusqu’au bout, « au bout du seul souffle », « au bout/dans les mots », Antoine Émaz, c’est quelqu’un.

Françoise Delorme, « restent des bribes »

Rarement consonance artistique n’aura nourri les mots qui la suscitent et la questionnent avec autant de pertinence, de force émouvante. La proposition de Pierre Emptaz pour ce leporello paru aux éditions L3V , en s’en « allant voir dans le volume », formule de Guillevic, poète avec l’œuvre duquel Antoine Emaz a beaucoup dialogué, fait apparaître a contrario, à travers les propriétés tout aériennes de son œuvre poétique la fragile ténacité de la matière et la puissance toujours exposée à la menace de ce qui l’anime, mais qu’elle engendre, le souffle, dans leur entremêlement inséparablement vivant. En lisant certains poèmes, assez nombreux, dans différents livres, poèmes trouant l’épaisseur pour ouvrir un espace désirable sans espoir de parvenir à percer « le mur », si présent dans En-deçà par exemple, j’ai souvent imaginé des proximités intenses et lumineuses avec l’œuvre de Geneviève Asse : jeux d’une séparation entre des bleus, plus ou moins poreuse, dans l’attirance et la répulsion provoquée par le blanc, dans l’amour des vibrations saisies dans leur plus infime et si périssable existence, rythmes aussi immenses que l’immensité de ce qu’ils scandent, immenses parce que si faiblement, si insupportablement, si merveilleusement humains :

dans l’air
du temps
du bleu déjà qui passe
et tombe
de l’autre côté du toit

on laisse
on voit jusqu’à plus voir
le bleu

jour immergé
on reste

Entre / Deyrolle éditeur, 1995, p. 45

Que l’on puisse, que l’on doive s’imaginer toucher ce petit livre tel qu’il a été finement découpé, avec des mains qui passent littéralement au travers, importe beaucoup. Dans une œuvre qui s’interroge sans cesse sur l’acte de voir, devoir en somme toucher pour le faire – avec maladresse et sans savoir par quel bout prendre cet objet de papier, de mots et de vide, et parvenir à lire les quelques mots qui restent, insiste sur la radicale nécessité du souffle, mais sans que celui-ci puisse se détacher du corps, du si peu du corps, sauf lorsqu’il tient presque toute la place et qu’il ne reste presque plus rien, quelques mots écrits, « tirés du corps ». Jeux de vide et de plein où le vide – désirable et redoutable - s’est fait la part de plus en plus belle, semble-t-il, acquérant une sorte de légèreté bizarrement presque joyeuse, malgré l’étreinte douloureuse ressentie par le lecteur en accueillant en lui ce poème de la fin :
« alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus avec l’âge alors »
Car il résonne et il faut entendre ce qu’un réseau d’échos multiples et complexe suggère, par exemple dans ce poème, mais ils sont nombreux ceux qui déclinent au cours de l’œuvre une telle puissance du vide et de ses inquiétantes contradictions :
aucune angoisse du vide :
c’est
vide
c’est
encore de la lumière
dans les yeux
sur les feuilles

Peau / éditions Tarabuste, p.11

Poème fabuleux qui suggère avec très peu de mots autant la prise en charge du poème par les lecteurs d’aujourd’hui et ceux qui viendront que la fugitive beauté d’un moment naturel saisi par le poète dans sa précaire évidence par un regard qui reçoit et invente dans le même mouvement la lumière du poème. Je dis fabuleux, car je ressens que le poète parvient ici à court-circuiter une sorte de dissolution absolue, sans que sa mort propre soit illusoirement annulée, dissolution qu’il a parfois appelée de ses voeux, rêvant d’une libération, songeant à l’allègement passionné, mais impossible du corps :

On se dissout dans l’épaisseur, dans l’épaisseur cassée poudroyée d’une seule couleur immensément fine et légère, à ciel ouvert.
Entre, Deyrolle éditeur, p.79

Bien sûr, beaucoup de ces livres et ce poème comme haleté, intitulé « bout de souffle », laissant désormais presque toute la place au vide, transcrivent « l’épuisement, l’essoufflement ou l’effritement du sujet » (Florence Saint-Roch, appel à contribution, Cahiers d’essais, Terre à ciel) mais aussi, paradoxalement, son improbable et réelle ténacité, une sorte de matérialité conquise de haute lutte, même si ce ne sont que quelques « bribes, des riens »et même si le « sujet » en tant que tel incarné dans et par un homme vivant , aujourd’hui quand je lis ces mots, n’est réellement plus là. C’est le lecteur qui prend le relais et respire. Dans un poème de Boue, Antoine Emaz définit sûrement, dans une formule claire, une part de son faire poétique et ouvre un vaste champ de méditations sur l’a-lyrisme fécond qui naît d’une telle attitude, lui intimant comme une « neutralité », en fait une sorte de non-faire qui ralentit le temps, ouvrant et fermant simultanément l’espace dans le respect le plus grand de ce qui est là, de ce qui se passe, de ce qui passe :

« Creux de nuit. Patience. Le moment s’étire. On ne retranche rien : on n’ajoute pas »
(Deyrolle éditeur, 1997, p.90)

Oui, le sujet s’amuït, et comme l’écrit James Sacré dans ce petit livre écrit à deux voix avec Antoine Emaz, presque leporello lui aussi, dans lequel deux poètes s’épaulent et (se) parlent « avec le poème », « je s’en va » (Sans place / Antoine Emaz et Je s’en va, / James Sacré, éditions Méridianes, collection Duo, février 2019).
Si chaque mot écrit sur cette mince langue de papier m’émeut, et si prononcé avec ceux qui le jouxtent il me relance avec tant de force, c’est que leur répétition m’oblige, en somme, à continuer, après un dernier « alors » suspendu, soutenu de voix à voix, sans sujet apparent, à continuer un acte si intime que le lecteur le poursuit dans une sorte de « pacte lyrique » (la formule est de Antonio Rodriguez) : « tirer de », oui, c’est au lecteur, au peintre, à chacun de s’y mettre, de prendre le relais :
«  alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus avec l’âge alors »
Et même si le poète n’y croit plus, « avec l’âge » répété deux fois incite à entendre tout les sens étrangement contradictoires de la préposition « avec » qui va jusqu’à signifier « contre l’âge » en faisant tinter de nombreuses nuances ; « quoi » disparaît lors qu’il n’est plus possible de trouver un mot ; puis « alors » résonne avec l’« alors quoi » juste le précédant, mais aussi avec un autre poème où il apparaît et semble pousser une question devant lui pour qu’elle vienne jusqu’à nous, même presque sans épaisseur, juste avant l’absence :

parce que tout sera perdu
presque déjà
perdu

hors de portée

alors quoi

de tout l’épais
restent des bribes
des riens

au bout de la langue
si peu
de vif
encore à lire

Limite / éditions Tarabuste, 2018, p.17

« Encore » est un des mot privilégiés par Antoine Emaz. Il brille dans ce poème, comme s’il rassemblait les mots essentiels d’une vie, d’une œuvre resserrée sur elle-même, qui a tenu à se concentrer dans le cercle d’un quotidien et de quelques mots, métabolisme poétique, vérité pauvre et menacée où le mot « rien » se complique d’une perte assumée, travaillée au corps, travaillant au corps :

pas rien
mais surtout du moins

Limite, éditions Tarabuste, 2016, p. 34

« Encore » devient un acte, volontaire et sans cesse reconduit, mais surtout pas un synonyme de « plus ». En cela, et de manière fort discrète, toute l’œuvre s’annonce comme une prise de position philosophique et politique. Ce n’est pas le « encore » insatiable de l’accumulation, du désir d’accumuler, plutôt celui du désir que tout ne soit pas perdu. Perdu pour chaque homme disparaissant, certes, mais pas pour tous les hommes. Une sorte de protestation d’humanité, c’est-à-dire l’affirmation - malgré tout ce qui encouragerait à s’en détourner - d’une foi reconduite dans la parole humaine, cette fois-ci tombée hors de tout absolu, ou alors au plus près de « l’absolu de la vie » tel que le définit Yves Bonnefoy. Même si tout désir d’unité a disparu, a été longuement combattu, il reste la fragile possibilité de s’entendre, de vivre ensemble dans le langage, dans les poèmes et ce n’est pas rien :

"L’humain comme mesure pour croire un peu saisir les choses ; si on était vraiment dehors, on serait perdu. Parler d’une mer calme ou nerveuse, en colère, ne veut sûrement rien dire mais cela permet de s’entendre, à défaut d’être exact.
Et si je lis « un ciel bleu », je vois certes un bleu qui n’existe pas, ou qui n’est pas le bleu présent du ciel, mais au moins je ne vois pas un un ciel de couchant ou de pluie. [...] En laissant flotter le bleu, chacun voit son ciel et cela doit suffire, après tout, il s’agit simplement de poser le fond de l’air. »

Prises de mer, éditions Le phare du Cousseix, p.15

Si ce leporello était posé sur le sable d’une plage, on verrait la mer ou le ciel au travers. Il ne resterait qu’un nuage en train de se défaire ou, plus sûrement, quelques petits os, quelques cailloux durs ou quelque concentré de poème, résistant malgré tout à l’usure certaine :

il y a plus loin peut-être une paix on ne se pose plus de question sinon comment se faire le plus petit possible se rétracter jusqu’à galet pour laisser passer les vagues les mêmes vagues les heures les mêmes
ce qui ne se tait pas
Limite
, éditions Tarabuste, p.146.

Pour laisser passer les vagues, mais aussi pour offrir une prise, une prise de parole, réfractaire, hospitalière et fraternelle, à quelqu’un, aux autres. Avec le vide, mais contre lui :

Bleu sans arrêt.
D’un seul tenant le ciel.
[...]
Inhospitalier. Silencieux, indifférent. Là.
[...]
Sans prise devant autour dedans.

Inhumain.

Évidant.
Sans place
, éditions Méridianes, février 2019, p.11.

Liliane Giraudon écrit, dans Divagation des chiens (éditions POL, 1988) : « Si la langue est un muscle, l’os, à furieusement enterrer-déterrer-ronger, semblerait être, plutôt que le vieil os de la mort, celui de la poésie. La poésie seule, et considérée ici “ parce qu’elle pose le plus extrêmement aujourd’hui la question de la survie“ ».
Je me suis longtemps demandé la survie de quoi. Je crois qu’il s’agit de la notion même d’humanité. Sorte de sublimé d’un ensemble insécable de mots humains, ce poème -que l’on peut lire aussi comme un long vers coupé de silences, atteste encore l’élan d’un vivant doué de parole, agi par deux forces élémentaires et divergentes, l’une de régénération et l’autre travaillant à une perte nécessaire (qui n’est pas une destruction) pour que continue « tout l’indéchirable du dire » (Serge Ritman) des corps mortels que nous sommes, qu’il fut :

Du même mouvement le poème dit et tait. [...] de l’importance des blancs tout autant que des mots. Poème, iceberg dont les mots sont la partie émergée.
« Le sens en poésie, » Triages, n°26, éditions Tarabuste, p.80.

Philippe Longchamp

J’ai longtemps tourné autour de ce poème, Bout de souffle, avec le sentiment qu’il allait parfaitement bien tout seul, et que s’engager dans la perspective de l’accompagner d’un commentaire m’apparaissait oiseux, presque parasitaire. Cela dit, j’avais accepté l’alléchante proposition de faire cela sans bien mesurer cet écueil et fallait bien à la fin s’y plonger.

Qu’on y voie un vers unique rythmé par cinq blancs, ou une strophe de six vers seulement alignés par la contrainte de la dentelle de papier découpé par Pierre Emptaz pour ce « leporello trois volets », on n’a pas trop l’impression qu’il faudrait ajouter quoi que ce soit pour aider ( ?...) à la lecture, pour guider, pour éclaircir ceci ou cela. Ici chacun des mots, chacun des groupes de mots est clair. La proposition constituée par les quatre premiers groupes est claire. Les deux derniers morceaux, en reprise, aussi. Au bout du compte, un seul mot est en suspens, le verbe tirer. Qu’ajouterait à toute cette limpidité de vouloir combler ce suspens, de mettre en liste la diversité des hypothétiques compléments d’objet direct que chaque lecteur va aussitôt poser lui-même dans ce vide ? Vide qui n’a, faut-il le dire, évidemment rien d’une inattention ou d’une impuissance, qui est au contraire indispensable pour faire ici poème, au point que le faire disparaître en proposant à sa place un ou quelques compléments supposés recouvrir les possibilités de lecture finale du poème reviendrait juste à gripper la machine-poème, à la mettre à l’arrêt.

Qu’il y ait du trou, du manque, de l’obscur dans un poème, ça n’a rien d’étonnant. C’est au contraire, sous une forme ou sous une autre, inévitable. Ce trou n’est pas là par jeu de cache-cache, un choix de non-dit pour exciter le lecteur à chercher un peu tout seul ce que l’auteur ne lui dirait pas mais connaîtrait parfaitement et garderait pour lui. Ce trou est là dans le poème parce que le poète n’a pas, du moins en le temps de cette écriture-là, les mots pour le faire disparaître. Il n’y a pas de mots pour dire ça. Il a cherché mais il n’y a pas. Un poème étant toujours, de mon point de vue – et dans l’entretien avec Antoine Émaz que je vais pas mal citer, il disait le partager -, une tentative pour dire quelque chose qui n’a jamais été dit, il arrive que la langue ne sache pas le dire, qu’il vaille mieux laisser un trou.

Autre aspect de l’écriture d’Antoine Émaz qu’il a souvent exposé, insistant sur son importance, et que Bout de souffle vérifie, ou peut-être est-ce le même aspect sous un autre angle puisqu’il va dans le sens de la limpidité : il tient, lorsqu’il écrit, que sa poésie puisse être lue par quiconque sans que cette lecture pose problème ou difficulté ; qu’un enfant, dit-il, puisse la lire, et le sens que celui-ci va y trouver est bon, tout à fait bon, un sens ni plus ni moins juste que ceux que pourraient y chercher tel ou tel lecteur désirant visiter les autres sens possibles du mille-feuille qu’est le poème.

Encore une autre spécificité de cette écriture que ce poème de dix-neuf mots confirme, le choix d’Antoine Émaz d’user d’un lexique de mots courts, les plus courts possible. Et dans ce poème-ci, un tiers des mots ont deux syllabes, les deux autres tiers une seule.
Dépasser deux syllabes, ça commence à peser pour moi, la langue commence à peser trop… (1) La longue collection de ses titres d’une ou deux syllabes (C’est, Entre, Fond d’œil, Sable, Boue, Soirs, Ras, Os, De l’air, Peau, etc.) va évidemment au plus loin dans cette direction. Bout de souffle, en trois syllabes, déroge à peine à cet usage. Je cherche un son, dit-il, qui est le plus sec possible (…) ça doit sonner dur, pur et juste. (2) Et plus loin, à propos de son anthologie parue en 2007 aux éditions Points : C’est pour ça que j’aime bien ce titre, Caisse claire, un roulement de tambour mais très, très net, c’est ça, ce son-là que je veux.(3)

De son souci d’utiliser les mots les moins longs possible dans ses poèmes en vers parce qu’ils suffisent, dit-il – dans les poèmes écrits en prose, le souci est différent -, et parce que, dit-il aussi, plus ils sont courts, plus chacun de ces mots porte des sens multiples, s’ensuit que, dans le long temps qu’il consacre à l’écriture d’un poème, son travail est toujours de réduire ce qui est dans le texte au départ, toujours d’éliminer. C’est un travail de sculpteur dans la pierre, faut tailler juste ; travail autre que celui qui conduit à ses poèmes écrits en prose, une matière qui est plus de la pâte à modeler (…) une matière-langue. (4)

On aimerait, ne serait-ce que par curiosité artisanale, voir de quel écrit initial est né Bout de souffle, quelles étapes l’ont peu à peu amené à l’évidence qu’il atteint. Un jour, peut-être, dans ses archives ?...

On peut avoir, à lire des poèmes en vers libres d’Antoine Émaz, une première impression de ce type : qu’on a affaire à une écriture simple, comme si elle était immédiate, venue comme ça d’un coup. En réalité, le résultat final est le fruit d’un long travail, qui couvre souvent des mois. C’est du travail (…) qui se fait beaucoup chez moi à l’usure, travail sur le son, sur la musique que font les mots : ces micro structures sonores, elles m’intéressent bien, de même que l’intéresse comment un mot en appelle un autre (5) pour des motifs sonores.

On l’entend bien, dans Bout de souffle, cette présence et cette importance du son. On l’entend qu’il s’agisse de la rythmique en montée puis en descente : 1.2.3/1.2.3/1.2.3.4.5.6/1.2.3.4/1.2.3/1.2, ou qu’il s’agisse des assonances et allitérations nombreuses dans un texte si court (quoi, encore, corps, croit, par exemple) ou carrément de la reprise en miroir des deux premiers morceaux dans les deux derniers, mais avec l’élimination de la question quoi.

Ce que suggère Antoine Émaz dans l’entretien que je cite quand il indique que ce lent travail se fait, comme il dit, à l’usure, précisant qu’il ne s’agit jamais d’ajouter mais seulement de déplacer, remplacer, éliminer, c’est qu’il est question d’approcher ainsi peu à peu une rythmique et des sonorités qui en quelque manière font le sens, portent le sens.

Encore une remarque à propos de la poésie d’Antoine Émaz : ce poème, Bout de souffle, n’a rien d’une pensée philosophique, rien d’une idée qui aurait été mise en vers. Moi, je ne suis pas du tout du côté de la pensée, c’est très clair, je suis du côté de l’émotion (…), ce qui est générateur du poème, c’est l’émotion, et l’émotion, par nature, elle est sans mots (…), le poème prend sa revanche sur ce qui nous a rendus muets (6). Il en va, me semble-t-il, toujours ainsi dans les poèmes en vers d’Antoine Émaz : toutes les traces de l’écriture lyrique traditionnelle ont été soigneusement chassées, et c’est dans une langue mate qu’il donne à recevoir l’émotion qui a engendré le poème. Une émotion qui est nue, violente, limpide et mate dans Bout de souffle. Et si je répète ce qualificatif, c’est bien parce qu’il dit lui-même qu’il s’efforce d’écrire ses poèmes dans une langue « mate » : Je suis beaucoup plus dans un monde qui est concret, un monde de sensations…, très proche des choses, quoi ! (7)

« Les lundis de l’Arsenal » : il y a environ une dizaine d’années, la BNF a organisé une série de rencontres avec les « grands poètes contemporains » à la Bibliothèque de l’Arsenal, quatre-vingt-dix minutes d’entretien et de lectures, enregistrées en vidéo. Les notes 1 à 7 accolées aux citations renvoient à la rencontre dont la référence est : Antoine Émaz : conférence du 12 avril 2010, Philippe Longchamp, interview ; Antoine Émaz, participant ; Françoise Huguet, voix. Cette vidéo est consultable en salle P, à la BNF, site François Mitterrand.

Maud Thiria : « Seulement ça » ou « une poésie de peu »

On ne peut qu’écrire peu sur Antoine Emaz, ce peu qu’il n’a eu de cesse de vivre et d’écrire, en nous le transmettant, ce peu pesant disant cet essentiel de l’homme et du poète, un peu plein en quelque sorte puisque le constituant, contenant toute sa singulière présence.

Alors que tirer de ce peu essentiel qu’il nous dit là et devant lequel il nous a laissés ?

On en viendrait à sa suite à tenter de tirer ce je ne sais quoi qui depuis le début de son écriture l’habite. Elle ne s’est pas décharnée jusqu’à l’os avec l’âge, elle l’a toujours été. On pense aux titres de ces recueils, à ces thèmes comme la corde, la peau ou l’os et toujours ce peu de souffle où respirer entre les mots. La corde nous permettrait-elle de mieux tirer encore le peu de vie, cette vie de peu ?

On aimerait suivre cela qui tire, long cordon de mots tissés de ce presque rien qui fait tout chez lui, suivre ses pas presque effacés pour dire l’effacement, le peu de peau pour dire le corps, son peu de lui sous un « on » de nous qui nous laisse toute place, pour voir avec lui, avec tranchant, là où « vivre tient à peu ».

On aimerait percevoir encore avec lui ce peu qu’il a tiré du corps, sans relâche, encore, ces presque riens de vie, lichens permettant de tenir, ces presque touts de vie entre deux bouts de cordes, du cordon à la mort, la vie tenant à un fil. Tirer encore sur la corde, avec une fatigue chaque fois plus lourde, « A bout, parce que trop », extraire encore du corps car « c’est trop étroit une peau » une moelle compacte et substantielle (comme une boue) à tout homme, tout pas, tout mot, toute vie mort comprise.

Toute une vie d’homme et de poète à tirer comme on essorerait la moindre goutte d’eau, de suc ou de sang. Et sa main n’a jamais failli, à tracer, tirer, dépecer et déceler la moindre « lumière pauvre » dans une ombre tenace. Et sa main n’a jamais failli à rester dans cette ligne toujours fixée, dans une obstination silencieuse et abrupte, dès avant l’heure finale, sur la limite, sur la corde, saisissant le mot moindre pour ne pas s’encombrer, ni la page ni les bronches, et du mieux possible respirer.

Je ne pourrai que dire ce peu pour rendre hommage à cet immense poète, c’est bien le moins que je puisse faire. Et le lire encore pour en tirer d’un corps encore, ce corps « devenu/assez léger/ pour passer ».

« on retient quoi
au fond
de vivre

seulement ça  »

Les citations sont pour la plupart extraites du recueil Peau publié aux Éditions Tarabuste.

James Sacré

alors quoi faire
S’il y a un mur
S’il y a de la boue, du sable

Si écrire construit un autre mur
Un mur de mots ?

Un mur de livres
Contre lequel on vit.

**

avec l’âge rien n’a bougé
Mais chaque mot devenu plus intense
À force d’être dit et redit.

À la fin quelqu’un les affirme encore
Dans sa parole et son regard

Puis disparaît dans son poème.
On ne sait plus comment les mots qui restent
Parlent encore.
Et s’ils regardent ?

**

encore tirer d’un corps
De moins en moins de mots c’est sûr
Bientôt plus rien
Mais quelques fleurs dont on se souvient
Peut-être. Et ce dernier mot qu’on n’aura pas dit :
Mourir.

**

qui n’y croit plus
Continue quand même ;
Si après, il continue encore ?

Le geste de ses mots s’il touche
À notre lecture effarée
Qui n’y croit plus ? Lecture
Quand même continuée.

**

avec l’âge on se demande
Ce qu’il fallait faire, qu’on n’a pas fait
Ce qu’on a fait. On ne sait plus
Ce qu’on mesure.

Encore d’autres mots. Les mêmes.
L’intensité du silence.

**

alors ? Alors
Bout de souffle en effet.
Personne qui saura
Le sens de ces deux mots : peu importe
Ni toi Antoine Emaz
Ni moi me souvenant
En lisant tes livres.

Au bout du souffle en effet
Peu importe.

Jacques Moulin, « il n’y a pas d’erreur/c’est la vie » (C’est, Antoine Emaz, Deyrolle éditeur, 1992, p. 33)

C’est. C’est un livre de poèmes paru en 1992. C’est chez Deyrolle éditeur. C’est le premier vrai grand livre d’Antoine Émaz. D’autres suivront chez le même éditeur ꟷ Entre, Boue. D’autres encore, beaucoup d’autres, notamment chez Tarabuste. C’est un ouvrage de 136 pages, un rectangle de 14.4 centimètres sur 19.4. C’est Eduardo Chillida qui a proposé l’image de première de couverture. C’est beaucoup de blancs sur la page ꟷ de l’air du sable du vide du peu ꟷ, même quand le poème s’étire en prose, il maintient la lacune, étire le vide ou le souligne par le jeu du tiret, dans le fragment et entre les fragments. Ce sont alors comme des traînées de sable sur la grève. « Au fond, on est comme dans les sables » (p. 28). Le sable est constitutif de l’écriture du poème, de la langue enrayée, du grain dans l’œil qu’on pourrait appeler taie : « qui peut tenir/avec en bouche/l’air et le sable/tournant sur la langue/enrayant » (p. 19) et « on scrute sans voir/sans savoir ce qui vient » (p. 15).

« C’est » est un mot de peu ꟷ « et c’est pour peu mais c’est » (p. 126) ꟷ, le plus pauvre peut-être des présentatifs ; peu représentatif, comme isolé dans son indépendance, surgi là comme ça, pour scruter finalement sans voir. C’est aussi la taie sur l’œil et le langage empêché. « Par les mots, on s’éloigne ꟷ on gagne on perd, du même coup » (p. 57). Un coup pour rien, mais ne pas se taire ni déplorer pour autant. « C’est » est à dire, mais est-ce que ça le dit, ça peut le dire ? « C’est », un mot de peu, donc, comme une usure grammaticale qui demeure ; un petit tas de lettres restreintes, et qui continue(nt). C’est ce que dit la dédicace écrite par Émaz et adressée à N. C’est sur la page de faux-titre : « C’est, comme une façon d’aller au bout et de continuer encore ». C’est bien ça. Il s’agit de tenir. On y reviendra.

C’est, ce sont des sections qui structurent l’ensemble de l’ouvrage. Chaque section a un titre qui contient toujours le mot « poème », inscrit en petites capitales. Dans certains titres, une virgule peut séparer le mot-thème, « poème« , du propos ꟷ une façon d’accentuer, sans doute, le mouvement « POÈME, SANS BOUGER », l’insaisissable « POÈME, CERNES », l’incision permanente du geste d’écriture « POÈMES, TRAVAIL ». La table des matières présente dans sa colonne de titres, en son centre, comme un étranglement ꟷ l’effet sablier quand les parois de l’instrument se resserrent. Ce sont des mots égrainés un par un , cette fois, proches de l’éboulis, de l’amas, du grenu qui entre en nous pour composer avec nos organes, ou qui sort de la bouche ; »À la limite« , vers la »Ruine« , »Brusque(s)« , »Mat(s)« , »Aveugle(s)« , de »Rien plein« , sous un »Ciel, Étau" ꟷ tels sont les mots-titres retenus dans cette partie. Ce sont titres étranglés qui partagent l’ouvrage, dans une stricte symétrie, en deux séries de cinq sections chacune. C’est est comme un étranglement du dire pour aller jusqu’à l’os. Le tout crée une prosodie rigoureuse, un quadrillage impeccable. On a là comme le schéma qui structure l’ouvrage : du dedans-dehors, à travers, à l’intérieur, de l’en-deçà, du plus loin, « Ciel ꟷ tête ꟷ étau » (p. 63), du « vrac intérieur » (p. 33) : un « temps mort/pris dans la masse sans chemin dans le trop » (p. 83), comme un « rien plein » (p. 84)

en main

peu de mots restent
secs sûrs

osselets (p. 88)

C’est propose un empan de peu entre la peur comme ouverture et nécessaire traversée, « Ce dans quoi on entre au-delà du seuil » (p. 9), et un « temps ꟷ à la limite de ce qu’on peut ꟷ ce qui est, vraiment », énoncé en clôture du recueil (p. 129). Tel semble être le parcours exigeant de l’écriture du poète Émaz. Un parcours de vie, son flux même, dans l’exigence du voir et du dire le voir.
Il n’est pas tant question d’écrire que d’extraire. « Est-ce écrire vraiment/plutôt extraire […] demeure là une sortie possible/un secours » (p. 26). On tente de tenir avec ça, face à ça, pour ça. C’est ainsi, « on fait ce qu’il faut […] il n’y a pas d’erreur/c’est la vie » (p. 33).
C’est bien ça, il s’agit de tenir ꟷ un terme récurrent dans l’ouvrage. De tenir dans l’horizon de sa peau, à la rencontre de celle des autres, « une peau/et son poids nul/parmi les peaux » (p. 64) au contact ténu avec la peau des choses et du monde, « un sac de peau dans le ciel/tas » (p. 61), ou la « Patience d’une main qui passe, et use. Comme la limite d’un corps, la naissance d’une peau » (p. 41). Certes « on ne s’habitue pas » (p. 64), mais il faut tenir, « […] sinon, il faudrait cesser, abandonner le bout de corde qui permet de rester encore debout » (p. 30). Il y a de la corde dans notre corps, « visage serré par la durée/et l’usure/tirant de l’intérieur/les traits/tendant les cordes/sur l’os » (p 127). Ce vers fait écho à celui inscrit dans le leporello à trois volets, de Bout de souffle, c’est-à-dire presque au-delà du souffle tant l’amputation de la préposition « à » conduit au bout du bout, « alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus avec l’âge alors ».
On met l’œil en marche. On tend la main. On rencontre sa peau et toutes les autres. On a un corps mais surtout du sable en nous, avec un cœur pris dans la poussière. L’œil et la main. Le pied est inclus dans la marche. Marche liquéfiante et dans le même temps alourdie. Ça pèse. Le paysage maritime et marin, essentiel dans l’ouvrage, se prête aux « remous, confusion » (p. 23), à l’usure, à la déformation, à l’effacement, à l’insaisissable. Mais aussi à des temps d’équilibre, de consolation. « On rêve d’être au ras d’une eau profonde, de voir l’épaisseur de son vert sombre, qui resserre l’œil. Être sur l’eau, dormir presque dans le muscle frais, lové dans ses fibres serrées, claires » (p .40).

On est alors à peu près, au plus près du peu

on tient
sur presque rien […]

à l’usure parfois passe
un souffle
on n’en attend pas davantage
un peu
au mieux

(pp. 81-82)

On est prêt à assumer ce peu, car on tient, on tient quelque chose, on s’accroche à lui

Tant que reste un bruit d’air dans la gorge ou qu’on entend, sous les langues qui bougent toujours, ce murmure sans mots, continu, comme un chant presqu’effacé, on est assez pour être avec, on dure.
(p. 129)

Michèle Monte, « Lire avec Antoine Emaz : la distance-présence »

« Avec l’âge » c’est de cette expression que je partirai, et plus précisément de la préposition avec. Dans le texte proposé à notre réflexion « alors quoi avec l’âge encore tirer d’un corps qui n’y croit plus avec l’âge alors », elle donne au groupe une valeur proche de la cause : étant donné l’âge. Mais avec évoque souvent un être-ensemble, ou à tout le moins l’idée d’une interaction entre deux segments de réalité, pour parler comme Pierre Cadiot. Il m’a donc semblé que cela avait du sens d’explorer son emploi dans l’œuvre d’un poète qui a toujours eu à cœur de poser la question du commun et je suis partie à la recherche des usages d’avec dans huit livres : Boue, K.O., De l’air, Peau, Rien, l’été, Jours, Nada et Sans place.
Disons d’emblée qu’avec, huitième préposition en fréquence dans le corpus du français fondamental juste après de, à, en, dans, pour, sur et par, sans être rare dans ces poèmes, y est moins fréquente que des prépositions plus concrètes telles qu’avant, après, devant, entre. Plus encore que d’autres prépositions, avec est polysémique et, dans les travaux linguistiques, on distingue généralement les cinq valeurs suivantes :

  • l’accompagnement, à entendre au sens large, où la préposition exprime une action conjointe, une relation, généralement entre deux animés ;
  • l’instrument, où le complément désigne un élément inanimé qui aide à accomplir le procès ;
  • la concomitance, où le complément précise des circonstances par rapport au procès ;
  • l’inclusion d’un inanimé dans un autre inanimé (chambre avec salle de bains) ;
  • la manière d’être (avec attention, avec curiosité).
    Les 57 occurrences de mon corpus se répartissent de la façon suivante, avec, parfois, comme nous le verrons, des cas où plusieurs valeurs sont possibles :
    accompagnement, 17 occurrences ; instrument, 8 occurrences ; concomitance, 32 occurrences ; inclusion, 4 occurrences ; manière d’être, 1 occurrence.

La concomitance, valeur abstraite, prédomine largement. Les emplois indiquant une inclusion sont concentrés presque sur un seul poème : « un jour sans recul avec/ son lot d’images », « cuisine aménagée/ avec écran géant télé ou dvd », « sdf à londres avec/ protection discrète » (De l’air). On aura noté la place d’avec par deux fois en fin de vers, le suspens mettant ainsi en valeur le lien entre élément principal et détail attendu ou surprenant. Si la relation d’inclusion reste marginale, c’est que, la plupart du temps, il s’agit moins de décomposer un tout que d’indiquer la coexistence de deux éléments au sein d’un ensemble plus vaste délimité par le regard. On bascule dès lors dans la concomitance, comme on le voit dans « une vaste étendue d’herbe au détour d’un chemin avec des haies de mûres » (Boue), et, plus encore, dans « une cuisine avec encore autour/ une maison au toit de tuiles » (Boue), où on part de la partie pour aller vers ce qui l’entoure.
À côté de ces emplois peu fréquents associant deux éléments co-présents dans un même espace, l’essentiel des emplois de concomitance met en relation un prédicat avec ses circonstances. Une première catégorie d’occurrences, les moins nombreuses, figurent dans des phrases où le sujet, exprimé ou implicite, est un humain :
« on laisse aller la tête en terre / avec encore des mots qui bougent » (Boue)
« on est là // avec en main encore / une partie de la donne / et sur la table / des visages / abattus comme des cartes / retournées » (Peau)
« peur simple d’être / avec peu de marge devant » (De l’air)
Contrairement aux emplois très courants où « avec + nom », en précisant la façon dont s’accomplit le prédicat (parler avec arrogance, s’exprimer avec facilité, regarder avec une grande attention), caractérise en réalité la façon d’être du sujet, le lien avec le sujet est ici beaucoup plus lâche. Le découpage en vers isole d’ailleurs le noyau sujet + verbe de cette circonstance qui apparaît comme un élément relativement indépendant que le locuteur intègre dans un deuxième temps à sa compréhension de la situation. Dans le troisième exemple, le verbe être perd du coup son sens locatif et retrouve sa valeur forte d’existence. Avec permet d’introduire un ajout qui enrichit la situation sans agir directement sur la partie initiale de l’énoncé. On peut comparer cette écriture avec d’autres versions possibles, où ce qui est ici présenté comme une circonstance ajoutée deviendrait le noyau de l’énoncé : « on tient en main encore une partie de la donne », « peur simple on a peu de marge devant ». Dans un texte qui décrit la peur personnifiée, on peut lire :
« on attend qu’elle cesse / de tourner sur elle-même / avec tous ces bruits ces cris / qui défont sa rage » (Jours)
Un gérondif tel que « en faisant du bruit, en criant » aurait associé intimement le prédicat principal et le prédicat secondaire, alors qu’ici, les bruits et les cris deviennent plus autonomes, brouillant ainsi leur lien avec la peur. L’emploi d’avec, préposition qui s’accommode d’une relation à géométrie variable avec le noyau verbal, va ici dans le sens d’une construction du texte pas à pas, par touches successives, sans apparente programmation préalable, et introduit du jeu dans le texte.
La concomitance concerne aussi les emplois dans les expressions figées rien à voir avec, en finir avec, faire avec qui indiquent une position plus active du sujet ou du locuteur, et dans le cas de faire avec l’adaptation à une situation plutôt défavorable : « on se débrouille on fait / avec la honte on laisse / aller la peur » (Boue), « à force on sait faire avec l’usure » (De l’air).
Dans une deuxième catégorie d’occurrences, le complément ne concerne pas le sujet mais le procès exprimé par le verbe :
« Débris, pelures accumulées du mur avec le temps sans qu’il devienne plus fragile, ou moins épais » (Boue)
« d’anciennes voix imprécises / qui montent avec le sombre » (Peau)
« la mémoire / remonte avec / la nuit » (Rien, l’été)
« tout va se régler avec le soir » (Jours)
La relation nommée par « avec + nom » indique une simple simultanéité et ôte au complément un rôle agentif : le soir ne règle rien, le sombre ne fait pas remonter les voix, ce sont de simples accompagnants d’un processus qui se produit sans qu’ils y aient une part active. Avec note une coïncidence plus qu’une causalité, comme dans le vers qui nous a été proposé comme point de départ. Là encore le locuteur note une co-présence mais se garde d’affirmer une solidarité forte entre les éléments.
Dans ce passage de Nada « on fait avec les mots/ quelque chose comme une trace de mémoire/ un cairn », on relève une ambigüité certainement intentionnelle entre la concomitance et l’instrument en raison du blanc de fin de vers. Dans une première lecture, on a tendance à isoler le premier vers et à y entendre l’expression faire avec, utilisée ailleurs par Emaz, puis, dans un deuxième temps, on comprend que les mots aident à ériger un cairn et que faire est transitif. De la double lecture, résulte l’idée que, si on arrive à composer avec les mots, ceux-ci peuvent se mettre à notre service. Cette valeur instrumentale d’avec est assez peu représentée, et lorsqu’elle apparaît, c’est presque toujours avec « les mots » ou des noms de parties du corps pour complément :
« quel espace encore à ouvrir / avec les dents les mains les mots » (De l’air)
« ce qu’on peut voir / avec les mots » (De l’air)
« avec des yeux de sable on pourrait raconter » (Sans place)
Pour Emaz, le langage est partie intime de notre corps, il aide à voir, à élargir l’espace, et inversement les yeux peuvent dire. Ce sont les seuls appuis sur lequel le sujet lyrique peut compter pour une action qui reste souvent en puissance.
Un autre vers illustre à nouveau le parti pris qu’Emaz tire de la polysémie d’avec : « on n’est pas vraiment seul avec l’acacia » (Peau) peut être lu comme « l’acacia nous empêche d’être seul », l’arbre acquérant ainsi un statut quasi humain, ou comme une réflexion du locuteur sur son énonciation : « du fait qu’il y a l’acacia, on ne peut pas dire qu’on soit vraiment seul ». On le voit, la plasticité de la préposition fait surgir des ambigüités, et c’est encore le cas dans deux occurrences : « se taire serait pire avec / juste les ombres » (Boue), « on reste un bon moment avec la tête bandée, sans penser, vide » (Jours). On peut faire une lecture faible de avec comme marqueur d’une co-présence ou une lecture forte où le référent du complément – ombres, mère morte – devient le partenaire d’une interaction quelque peu inquiétante.
Cette valeur d’accompagnement, lorsqu’elle s’actualise de façon indiscutable, est caractérisée dans les textes que j’ai étudiés par deux traits : d’une part, le nombre restreint de référents avec lesquels s’établit une compagnie, d’autre part, le nombre élevé d’emplois absolus. Avec qui le sujet est-il en relation ? une fois avec « les autres » dans K.O., mais plus souvent avec des non-humains :
« on vibre aussi très court / avec les choses dans leur temps » (De l’air)
« accord tacite / avec un bout de terre/ rien de plus » (Peau)
« c’est compliqué d’aller avec les choses – on le mesure – peut-être que c’est mieux ce soir que les choses aillent de leur côté » (Jours)
« tête à tête / avec le vide / sec/ on attend » (Rien, l’été)
On touche là sans doute à un paradoxe du sujet du poème chez Emaz : une certaine solitude alliée à une grande porosité au milieu extérieur. Sans qu’il faille en tirer des conséquences erronées sur l’auteur, le sujet du poème entre peu en interaction avec autrui. Il se saisit essentiellement dans son rapport au temps, et à l’usure qu’il induit chez les autres et pour soi-même, et dans son rapport à des lieux privilégiés, à une lumière, à un espace dont il capte les vibrations.
Mais le plus frappant, c’est que dans 7 cas sur les 17 où avec marque l’interaction avec un autrui, quel qu’il soit, il n’est pas suivi d’un complément, et forme ainsi comme un mot composé avec le verbe :
« au moins écrire avec / qui s’en va avec » (Boue)
« à leurs fenêtres même les vieux / faisaient signe pour être / comme ils pouvaient avec » (K.O.)
« mais le corps parmi là avec / sans bouger davantage » (Peau)
« on vibre avec » (Peau)
« on va avec seul » (Jours)
Ecrire avec, être avec, aller avec, vibrer avec : voilà ce vers quoi tend le sujet. L’absence de complément permet d’englober tout ce qui a été évoqué dans l’amont du poème où ces vers apparaissent en général vers la fin : dans Boue, « on lève le corps le pays et du temps / d’un seul tenant » et c’est avec tout cela qui s’en va ensemble qu’on écrit, dans K.O. les vieux s’associent au désir de la foule de faire corps pour « ne pas se résigner », dans Peau, il s’agit de « rejoin[dre] » les choses, le dehors, et dans Jours, de trouver « une manière d’être avec la mort », de vivre avec les images soulevées dans la mémoire par la disparition de la mère. Ces emplois absolus résument donc avec une grande économie de mots tout le projet du poème sur lequel ils attirent l’attention du lecteur du fait de leur légère agrammaticalité.
L’emploi d’avec dans la poésie d’Antoine Emaz s’avère finalement très révélateur de sa façon de penser la poésie et la position du poète : dans le privilège donné à la concomitance par rapport aux relations plus étroites qu’exprime aussi la préposition, se manifeste le désir de laisser le réel envahir le poème dans sa contingence, en dehors de chaines causales ou de précisions descriptives qui en satureraient l’interprétation, mais aussi le souci de prendre ensemble la multiplicité des éléments qui composent le moindre instant, et c’est cette porosité de la conscience aux images internes comme au monde extérieur qu’exprime l’écriture lorsqu’elle actualise la valeur prototypique d’accompagnement. Sans nier la solitude, comme le dit puissamment l’oxymore de Jours « on va avec seul », avec dit bien la solidarité avec ce qui advient ou vibre au-dedans ou en dehors de nous, tout en maintenant la distance qui sépare le sujet et le monde.

Alexis Pelletier, À propos de Caisse claire

« L’eau nous laisse, avec dans les mains des mots qui coulent, plus lents. »
Antoine Emaz, Poème-Loire, Imprimerie d’Alsace-Lozère, 1996.

Caisse claire, avant d’être un titre, c’est un instrument de musique. Il n’est pas pris dans son sens martial par Antoine Emaz mais, évidemment, dans son lien à la batterie, comme élément principal de ce qui structure un rythme, c’est-à-dire non seulement une pulsation mais aussi tout ce qui sous-tend la mélodie et lui permet son déploiement.
Et si l’on a présent à l’esprit le fait que le timbre de la caisse claire est constitué par des fils métalliques torsadés qui peuvent être mis en contact avec la peau inférieure du fût ou qui peuvent aussi être désactivés, on comprend qu’il peut y avoir quelque chose de rude dans le rythme d’Emaz en même temps qu’il y a de subtiles variations sonores voire des oppositions.
Caisse claire commence par le « Poème du mur » qui provient du recueil paru chez Fourbis en 1990 sous le titre En-deçà. Et dans ce poème, tout se passe comme s’il fallait commencer par la fin ou en tout cas par un arrêt forcé : « Au pied du mur. Une falaise de craie, une paroi droite. La route est stoppée là. Au pied. » ( En-deça dans Caisse claire, « Poème du mur », Éditions Points, 2007, p.9.)
Cette première phrase donne l’impression d’être comme le point de départ de toute l’écriture d’Antoine Emaz. Elle désigne une métaphore du travail du poème : « Page comme mur. Tournée, redécouvert. Le blanc est plein. » (p.18)
La manifestation du mur comme signe d’un commencement est d’ailleurs courante dans les textes de la même époque. Précédent En-deçà, Antoine Emaz avait donné à Tarabuste une plaquette qui s’appelle Poème en miettes (1986) dans laquelle on peut lire : « Mur blanc. Devant. Il ferme, on s’obstine. Des parpaings chaulés tout autour d’un jardin. Mur paroi. » (p. 10). Le vocabulaire est identique ; c’est le même arrêt qui circule dans les poèmes du commencement, avec les mots falaise ou paroi qui façonnent la métaphore de la page : « La paroi bloque. // Et chaque mot comme extrait de réserves qu’on aurait portées jusque-là. » (p.10)
Le mot est bien ce qui est bloqué par cette page-paroi qui fait penser à ce que Guillevic pouvait écrire dans son recueil justement nommé Paroi publié en 1970 : « Allant le long de la paroi / Toujours et n’importe où, / La caressant parfois. // Et toujours pas question / De la franchir, d’entrer. » (Guillevic, Paroi dans Art poétique précédé de Paroi et suivi de Le Chant, Poésie/Gallimard, 2001, p.31). Mais chez Antoine Emaz, la paroi est peut-être plus forte encore. Elle est, dans la simplicité de son énoncé, l’initiale du poème, voire son art poétique, tout au moins pour ce qui concerne les premiers poèmes publiés. Et elle peut susciter des interrogations dont on ne sait pas trop si elles sont apaisantes ou inquiétantes : « Est-elle une limite ? Par moments, elle reste un obstacle, mais il peut sembler aussi qu’elle protège. » (p.8)
Deux questions alors : peut-on avoir confiance dans le verbe « sembler » d’une part, et, d’autre part, de quoi le mur, la paroi peuvent-ils protéger ?
De ce que l’écriture découvre ? De ce que l’écriture fait surgir dans le poème ? Du fait même d’écrire ? Sans doute. La réponse est cependant peut-être plus grave. Le mur est ce qui s’oppose à la finitude de l’homme, autrement dit à la mort : « Le mur n’a pas plus de raison d’être. En ce sens la partie est égale. Mais dure plus longtemps, plus facilement que nous. » (p. 10). Effleure ici, avec le mur, l’image de la disparition, c’est-à-dire celle de la mort qui, aussi, est fondatrice dans l’œuvre d’Antoine Emaz. Les livres apparaissent en effet comme synonyme d’un étouffement dans le « Poème du mur » : « La bibliothèque, l’étouffement. Volumes rangés, verticaux, pierres, inertes. » (p. 17)
C’est une paroi qui est signifié par les livres. Et « Poème en miettes » d’avoir dit juste avant : « Des morts, il reste parfois des toiles, des livres, de l’histoire, des souvenirs… Et après ? Quand nous ne sommes plus là pour nous prêter aux toiles, aux livres, aux histoires, aux souvenirs… Nous sommes déjà tellement encombrés. Même la langue ou les couleurs, après… De la vie au blanc, des livres au blanc, et rien. » (p. 9) Ce sont donc mots, page, blancheur, paroi et mort qui semblent être au départ de l’écrit. Le verbe « sembler » dit évidemment l’absence de toute certitude dans le sens de l’activité d’écrire comme tout à l’heure, il pouvait sembler de la paroi qu’elle protège. L’activité d’écrire est donc là parce qu’elle est là, en somme. Et tous les titres qui au début de l’écriture d’Antoine Emaz font apparaître le mot « Poème » sont à envisager pour les lectrices et lecteurs dans le même geste.
Le mur est une sorte d’inconditionnel du poème. Il est là sans condition. Les actions mentionnées dans les poèmes d’Antoine Emaz – aller, observer, se tenir, tenir, venir, rester sans bouger – sont une manière d’aller « le long de la paroi », pour reprendre le vocabulaire de Guillevic. Mais à la différence de Guillevic qui écrit qu’il n’est « pas question / De la franchir, d’entrer », Antoine Emaz laisse une possibilité de « passer ».

Le « Poème lettre » qui date de 1995 mérite alors d’être intégralement noté.

on est allé jusqu’à ne plus savoir
comment
plus loin

un mur indéfiniment

un jour
on ira
plus loin

d’ici là
le temps
comme pauvre
et la force prise dans l’attente
tendue
sans bouger

on reste
en face

à la longue
ça devrait
déplacer
le pays

ou bien
jusqu’à ne plus tenir
n’être plus tenu

un matin il y aura
une mémoire d’eau
une vaste pluie devant
rien d’autre

on viendra au jour
avec seulement
dedans
le temps ou l’air

on sera devenu
assez léger
pour passer

Poème-lettre dans Caisse claire, Op. cit., pp.89-90.

Il y a dans les poèmes d’Antoine Emaz une force qui pousse à continuer, quoi qu’il advienne, quels que soient la douleur, l’épuisement ou le découragement. C’est ce que concentre la certitude faussement naïve et enfantine du « un jour / on ira / plus loin ».
Il faut ici noter comme dans Boue, par exemple, revient ce genre de notations : « Les morts accroissent la dune : pays mangé de sable. Qui sait jusqu’où ? On se dit qu’il fait froid ; il reste peu de temps ; on se remet en marche. » (p. 179) La confrontation au deuil et à la mort qui vient, l’œuvre de d’Antoine Emaz creuse sans cesse la certitude d’un en-avant, dont je ne peux dire, ici, s’il est rimbaldien ou non. Je constate plus simplement, au risque de me répéter, qu’il est là parce qu’il est là… Et s’il évoque souvent la mort – « boue / ou un corps seul / laissé là / battant lent / remuant sa terre respirant » (p. 183) – il peut donner des ouvertures et des moments légers : « On en profite, on glisse autant que possible : quelques mots suffisent, en pente, jusqu’à la mer. » (p. 194) Cette légèreté arrive à la certitude d’une simplicité qui fait la force du poème. La fin de Poème-Loire, par exemple, peut être confrontée à celle de Boue. La première dit : « Alors on peut fermer l’œil et ne plus garder en tête qu’une lumière ronde. » (p. 156) Et la deuxième : « il y a bien une toile cirée à carrées jaunes » (p. 217). La certitude est absolue, indiscutable et, finalement, heureuse.

Ainsi, dans chaque « Poème » (« de la fatigue », « des dunes », « de la confusion », « de la peur », « de la confusion ») le mur a cédé la place au mouvement qui lui-même apparaissait dès la fin du « Poème du mur » : « Leçon du mur : bouger n’est qu’une vaine dépense d’énergie, illusion de puissance. Devenir inerte, concentrer la force, telle serait la sagesse. / Mais le goût de l’élan, de l’avancée, du saut… Mais le désir. / La sagesse du mur ne convient pas. »
La sagesse du mur est donc tout ce qui s’oppose au poème. Il faut avancer et construire une poétique qui contourne sans cesse le mur d’où elle serait née, avec toutes les variations possibles du mouvement.
« Poème de la fatigue » commence alors par : « on avance dans l’épuisement : marais ou dunes / dans ce qui est en train de se finir » (p. 21) L’important de cet « en train », c’est qu’il semble n’y avoir jamais de fin.
« Poèmes des dunes » dit également, en passant non plus par le pronom indéfini on mais par la figure de l’altérité du pronom il : « Il avait fini. // Il n’y avait guère de progrès, seulement un cerne peut-être un peu plus précis, creusé autour d’une zone. // Le reste continuait à bouger. // Et à la longue, même ce qui avait été circonscrit se remettait à dériver, lentement d’abord, puis de plus en plus évidemment. // Dire qu’il en avait fini, ce n’était donc qu’une manière d’arranger temporairement les choses. » (p. 33)
Les figures de l’immobilité, de l’arrêt sont donc nombreuses dans les premiers poèmes d’Antoine Emaz. Force est de constater qu’elles deviennent moins fortes à mesure que les livres se succèdent. Le mur peut même devenir comme une sorte de rappel de Reverdy : « entre les murs et les ardoises des toits / quelqu’un marche / dans un jardin / l’hiver » (p. 169). Il n’y a, en tout cas plus d’immobilité, plus d’arrêt. Le poème est devenu ce qui avance, le mur est un élément du paysage. Ou pour le dire plus simplement, le mur est un ici.
Car, même si l’attente est présente, même s’il faut « tâcher d’arrêter », même si la boue rend le déplacement plus lent, la poésie d’Antoine, à partir de ce mur initial est mouvement, répétition du mouvement, fût-il minime : « Boue. À chaque pas, on s’extrait. On marche un temps jusqu’à tomber là, dans ce qui épouse et moule juste le corps. Entre terre et tête la limite s’efface, on dort. Et de nouveau, le lendemain, on part. » (p. 163)
Certes, « Il n’est pas facile de continuer, d’écrire ou lire encore devant / le mur » (p. 13) Mais au-delà de la difficulté, il y a dans Caisse claire comme dans toute l’œuvre une application à continuer qui finalement ne se heurte ni au mur, ni à la fin : « Arriver au bout n’est pas finir, plutôt n’en pouvoir demander à présent davantage. » (p. 187)
Évidemment, depuis la vilaine date du 3 mars 2019, la citation que je viens de rappeler prend un autre sens.
La formidable cohérence de toute la poétique d’Antoine Emaz est d’avoir posé la coda de cette fin impossible, en écrivant, « sans date », le poème du passage derrière le mur. C’est, bien sûr, le poème qui clôt Limite dont je ne retiens qu’une citation : « ce n’est pas la vie vraie qui commence il n’y a pas d’ailleurs mais les fleurs ont fait passer de l’autre côté d’ici » (op.cit, p.171). Et « Poème du mur » d’avoir noté bien en amont : « Les grands livres, de l’autre côté du mur. » (op. cit, p. 15)

Christian Vogels : Vague d’Antoine Emaz et Anik Vinay

Beaucoup d’amateurs de poésie contemporaine connaissent le riche catalogue de l’Atelier des Grames, fruit du travail exigeant d’Anik Vinay. Les exemplaires de tête, beaux livres-objets singuliers et remarqués sont souvent accompagnés d’une édition courante. Lectrice avisée, A. Vinay ne transige pas sur la qualité de ce qu’elle publie en poésie.

Pour l’éditrice, un livre est un texte dont la mise à livre de l’artiste magnifie la valeur littéraire. À ses yeux, un bon texte doit devenir un beau livre. À cet égard, le format particulier, né de cette « mise à livre », de Vague d’Antoine Emaz en 2008, justifiait cette étude. Moins, cette fois, « livre-objet » que bref livre d’artiste de 170 mots environ, Vague a été tiré à 33 exemplaires sans édition courante. De facto, ce tirage limité a touché surtout un lectorat ou des amateurs d’art contemporain qui suivent le poète et/ou l’artiste.
A. Vinay utilise un support papier dans un mouvement qui rappelle le Coup de dés ou La prose du transsibérien. Le livre, d’un seul tenant, est une feuille de 28x75,5 cm, à la mise en forme « manufacturière », au sens premier du terme : manū facere « faire à la main ». Le texte d’A. Emaz existe grâce à (et par) une proposition originale artistique et typographique. L’intervention plastique sur le texte n’est pas une demande du poète, même s’il y a eu concertation, dialogue permanent entre les deux auteurs. Il faut y ajouter, différent des papiers courants, le choix du velin qui offre une autre sensation tactile et change le rapport au texte.

Repliée, la feuille support, lorsqu’on la déploie, offre en vis-à-vis avec des largeurs variables, six pages : 10, 11cm ; 11, 12,25 ; 12,25 et 19. Vague est concentré sur les pages 1, 3 et à un degré moindre sur la 6. Les pages 2, 4, 5 ont de un à trois vers seulement.
Le poème au titre court et polysémique fréquent chez Emaz (Peu importe, Os, Sauf …) s’inscrit dans un U très évasé. Sur les pages paires sont insérées des bandes noires de carton gravées, tenues par des passants taillés dans le feuillet : en relief, visibles en lumière rasante, des lignes, à-plats ou traits. Des gravures évoquent, retenant les dunes de la mer du Nord, des fils de fer et touffes d’oyats.
Gravés à sec, noir sur noir, on lit : p.2, barque ; p.6 : bleu, ainsi que Vague double exception par sa petite police et sa majuscule, absente pour ambleteuse ou evinrude. À la p.6, les vers 1 à 8 totalisent une trentaine de mots. 1 et 5 : vague levée de mémoire / depuis le temps essorage aussi sont justifiés à droite et imprimés sur les passants. Dernier vers, le 9, monosyllabe d’une seule voyelle : scalp apparaît au plus bas de la page et du livre.
L’originalité de l’approche crée des correspondances entre poème et travail plastique. La spatialisation suggère comment A. Emaz est lu par l’artiste. Chaque page non seulement visualise le travail du poète mais aussi la lecture qu’en fait A. Vinay, lecture « imprimée » sur chaque page du l ivre. En construisant un autre espace, celui de sa lecture, A. Vinay amène le lecteur à visualiser, à son tour, des lectures plurielles du poème.
Ici, pas de calligramme figuratif apollinarien. Si, à l’exception près, il n’y a pas de jeux de polices comme dans le « Coup de dés », l’utilisation de l’espace, du plein et du vide, du blanc jouant avec le noir font penser à Mallarmé. Tout cela ferait-il écho aux œuvres d’A. du Bouchet ou P. Reverdy chères à A. Emaz ? Pourquoi pas ?
Sans doute ces liens existent-ils. Mais ils ne sont pas décisifs pour, au moins, trois raisons. L’espace de la page manifeste d’abord la lecture de l’artiste ; ensuite, cet espace, où la complémentarité du noir et du blanc rappelle le Yin et le Yang, révèle ce que A. Vinay perçoit spécifiquement dans Vague, et inscrit dans une œuvre qu’elle connaît bien. Enfin les plis, formant les pages du livre, permettent de dévoiler le texte en produisant, comme on l’a dit, non pas une lecture mais plusieurs. À chacun par l’oreille, l’œil, le toucher du vélin de s’approprier ces relations, internes au livre, qui permettent d’accéder à la fois à la linéarité du texte et à la synthèse de deux créations : l’une par la langue, l’autre par la spatialisation du texte.
L’artiste par son travail sur le papier, les bandes noires, les pages aux surfaces variables reconstruit le poème. Ce poème sur le souvenir incertain, flou, d’une ville littorale, A. Vinay l’installe dans un espace de la page spécifique. La typographie propose la (ou les) lecture(s) possible(s) et ne pétrifie pas l’écriture du poème. Ain¬si, p.2, la distribution des mots dans les passants qui retiennent les cartons : écrire aveugle écrire / lame de mémoire / elle amène emporte des visages, correspond à des choix de l’artiste et non à une demande du poète liée au manuscrit ou tapuscrit ; il en est de même pour les décalages typographiques des vers en p. 1 et 3. La plastique des vers suggère le mouvement de ressac de la vague et renvoie à l’univers marin, mais aussi au souvenir vague qui s’estompe et se délite.

Toutefois, plus on s’avance plus la spatialité se complexifie : au lecteur d’investir à son tour un espace nouveau et mobile. Car les surfaces des pages et leurs constructions variables obligent à déployer toute la feuille pour découvrir l’œuvre aux sens propre et figuré. A. Vinay imprime des mouvements au texte. Comme le va-et-vient de l’eau révèle ou cache ce sur quoi elle court, sur telle page voire tout le livre le poème apparaît ou s’efface.
Or plier, déplier rend possible plusieurs lectures. Ainsi les pp. 4-5 laissent le choix entre ¬ : dans l’eau ça s’efface … ou encore dans l’eau verte ça s’efface … voire : dans l’eau verte maintenant les marguerites ne sont plus nettes nettes ça s’efface. Connaissant P. Reverdy, A. du Bouchet, S. Mallarmé et A. Emaz, l’artiste sait qu’un poème c’est du noir sur le blanc du papier, voire du noir sur le noir (barque, bleu). Cet espace de création visuelle ouvre au lecteur de possibles lectures dé¬multipliées par la mise en forme même.
Le poète offre un texte ouvert aux possibles lectures, mais l’éditrice accentue les possibles par ses choix esthétiques. Large houle de mémoire et elle danse, sur la page blanche entre le noir et le noir, le blanc de la martingale … écrire aveugle écrire … et dans le blanc vague levée de mémoire sans menace ou le noir à peine visible : Vague et encore le blanc masse d’eau passée/ et repassée lessiveuse d’images/ depuis le temps essorage aussi.
C’est particulièrement vrai quand à la coda tombe brut et solitaire : scalp. Mot d’une seule voyelle, puissant dans sa brièveté même. Isolé sur l’espace de la page il relance le lecteur vers une autre lecture. Pur hasard ? lien gratuit ? Peut-être. Il n’empêche : le sens brutal de scalp, ses consonnes, sa voyelle unique résonnent et ré¬veillent chez le lecteur le souvenir d’un vers aussi violent et qui termine « Zone » d’Apollinaire : « Soleil cou coupé ».
Étrangement, toutes les consonnes de scalp y sont aussi présentes avec le même « tranchant », mais dans une organisation partiellement différente. À l’inversion interne du l et du c s’oppose la similarité des consonnes introductive ou conclusive : s et p. Par contre, pour les voyelles, c’est exactement l’opposé : chez A. Emaz, une seule voyelle existe : a. présente. Or elle manque chez G. Apollinaire alors que e,i,o,u sont toutes présentes. Pourquoi cette réminiscence avec Alcools est-elle possible chez le lecteur ? Parce que l’usage de l’espace de la page par A. Vinay en jouant sur le blanc, sur le noir, a chargé scalp d’un intensité inouïe qui, pour le lecteur, ré-active la mémoire et facilite le lien.
A. Vinay abonde le poème par « sa mise à livre ». Le travail de la plasticienne fait texte et permet une approche féconde du poème qui offre au lecteur de possibles in(ter)ventions. Ce que construit l’artiste n’est pas éloigné d’un calligramme. Mais, plus abstrait, ce calligramme, né d’une lecture créatrice d’un poète par quel¬qu’un qui l’aime et le connaît, est plutôt la calligraphie, le bel écrit, d’une artiste. Dans Vague la mise en page d’Anik Vinay, permet au lecteur de découvrir, dans ce poème, un lien secret entre Apollinaire et A. Emaz (cf. note ci-dessous).

…. De ce monde ancien d’Apollinaire, A. Emaz, à son tour, propose sa lecture : univers qui dis¬paraît dans l’indiscernable noire sur noir, Vague, où sur le blanc reste/ une tresse de vies/ sèche. Ce monde, grâce à la mise en livre d’A. Vinay, Vague le recouvre, le découvre, l’efface.
Et, d’un coup, Antoine Emaz tranche : scalp.

(Quelque temps après avoir lu ces lignes, d’A. Emaz, chez lui, ces mots : « Deux choses : d’abord je suis tout à fait d’accord sur le rôle du toucher dans ce travail d’Anik et le choix du papier. Ensuite, les cinq derniers paragraphes... La fin. Alors là, je n’ai pas vu le coup venir. [sic] Mais c’est juste, tu as raison : sans le savoir, c’est exactement ce que je voulais faire. Comme quoi on est sacrément habité, travaillé par la langue ; y compris, quand elle dérange, celle de l’autre. Oui... Apollinaire... Rien à enlever. Ça tient. »)

Ariane Dreyfus
(Après la lecture de Limite)

Cher Antoine,
comment vas-tu ? Pourvu que la chimio ne t’écrase pas trop de fatigue !
Toute la matinée je l’ai passée avec ton livre, un livre central, car il prouve que la poésie est capable, non pas de tout, tu es bien placé pour le savoir, mais capable de tout dire, de tout faire ressentir.
Et même de nous hisser, malgré tout, si je me fie à la construction de ton livre : il commence de façon terrible, avec ces piétinements à marée basse, avec ce vertige terne de l’attente dans ses tournoiements à plat (tu as su trouver une forme pour faire ressentir l’informe), mais il s’achève sur ce qui est peut-être ton poème « Le lac », que je trouve sublime. Certes, que j’emploie cet adjectif à propos d’un de tes poèmes t’étonnera sans doute, car c’est un effet que tu n’as jamais recherché, toi qui préfères la réalité à cerner, et pourtant c’est un des poèmes les plus sublimes que j’aie jamais lus. Plus beau que tout, plus apaisant que tout. De ces poèmes dont on imagine que celui qui les a écrits a été soulevé par un souffle non pas divin, mais le souffle de l’abandon à l’univers où nous sommes, pour qu’il nous serre et nous berce.
Impression qu’au bout du compte tu as trouvé une issue, incroyablement vaste et juste. Pour moi désormais il n’y a plus d’autres anémones que les tiennes, dont sont faites les voiles, celles d’un bateau ou autour d’un corps, ou de la mer outremer aussi, pour te faire entrer dans la nuit en même temps qu’elle t’en libère, tout est enfin si souple et uni.
Mais tous les autres poèmes sont très forts aussi. Encore une fois, ton extrême attention te sauve de la plainte. J’admire aussi comment tu es à la fois dans le sensible et le sens, dans un équilibre que j’appelle ton exactitude. Ta pudeur aussi, par exemple l’importance que prend l’évier ici suffit à faire comprendre beaucoup de choses : que tu t’y appuies, t’y penches souvent, que tu es plus faible que lui...
Alors tu testes comment l’écriture peut être une autre façon d’avoir un corps de présence, conscient que ce n’est pas sans risque, comme tu le dis dans le poème p.58, celui qui finit par « un canard sans tête ». Tu y poursuis encore une fois la réflexion sur ce que peuvent et ne peuvent pas les mots, de plus ou de moins que le silence, mais tu le dis comme une expérience vécue, jamais théorique (p.16, 35, 79, 103, 145). Pareillement pour les références littéraires (p.53, 47, 125), dites l’air de rien, devenues totalement tiennes, incorporées à ta langue avec un naturel que j’aime infiniment, car elle les remet dans la vie, la tienne à sa façon ; elles en perdent leur statut de citation, ce qui est bouleversant.
Ce livre est un vrai livre de poésie, pas une suite de notations, on sent que tu n’y as laissé que les poèmes dans lequel le travail a pu être mené à bien. C’est même sans doute le livre que je préfère de toi, et je te remercie vraiment, Antoine, d’avoir pensé à moi en me l’envoyant.
J’espère que tu as de bons moments, par exemple des moments où tu dors tranquillement pour reprendre des forces !
Je t’embrasse Antoine,
Ariane

Albane Gellé

Qu’est-ce qui tient dans le monde Antoine. Est-ce que tu tiens toujours toi, avec quel corps, dans quelle nuit, as-tu des réponses aux mille questions dessous mes pas. Ton jardin Antoine. L’intensité des géraniums. Toi tu disais la sagesse des géraniums. Qui ricoche contre des montagnes.
Moi aussi je ricoche, à ras de terre, ou plus haut avec le papillon blanc, ou plus haut encore.
Je pourrais écrire patience. Ta patience. L’idée saugrenue qu’elle se mesure. N’importe quoi.
Je te vois qui m’écoute. Le regard sur un point lointain, concentré sur ce que je te dis. Tu écoutais toujours vraiment avant de répondre. Même en public. Tu n’avais rien de préparé à l’avance, pas de répartie en stock. Tu écoutais, puis tu tâchais de répondre au plus juste, au plus près de ce qu’on t’avait demandé. Je t’entends prononcer les mots taillés, précis, à ras du réel, qui étaient là entre nous. Des phrases dans lesquelles tu glissais souvent l’expression si tu veux. Trois petits-mots passe-partout, dans le grand tout-venant du monde. Si tu veux, une façon d’adoucir, de transformer le conseil autoritaire en proposition affectueuse. Trois petits mots comme trois atomes inséparables qui se percutent, se répercutent, et atteignent le cœur, jusqu’au milieu de l’âme. Si je veux ? Qu’est-ce que je veux exactement ? Apprendre à recevoir les héritages, quels qu’ils soient. Me rappeler que le corps n’est pas aussi solide que tu le disais.
Tu ne te promenais pas Antoine. Tu allais ici ou là, tu marchais en direction de là où tu allais. Pas question d’errance dans le vent, de vagabondage, tu tranchais dans le vif des silex pour en faire des poèmes élagués, rognés.
Quelle sagesse de pouvoir à la fois accueillir l’émotion qui surgit et de la mettre au travail avec des mains de menuisier. Les grandes émotions qui renversent, la peur qui tétanise, l’angoisse qui oppresse, tu prenais tout ça, manches retroussées, pour pas que ça s’emballe. Tu arrêtais le chant avant qu’il décolle. Ramenant tout au plus près, à la limite, au ras de l’os. Une façon de survivre. Et une façon de vivre. Deux temps dans le même calendrier, sans oublier de dormir, dormir profondément, parmi les autres jours qui restent à tirer, à bout de bras.
Pas le genre à entendre des voix n’est-ce-pas mon cher Antoine. Ou alors celles dans la rue, hommes en colère, bannières, slogans, hommes éboueurs aussi, garçons bouchers. Ceux qui pourraient être n’importe qui, comme nous.
Tu te rappelles nos derniers mails, on se parlait très peu. Je demandais des nouvelles de ta santé, je m’y sentais un peu obligée je crois. En fait, je crois qu’il n’y avait plus que ça, ta santé, la question de ta santé qui faisait écran à tout le reste. Je savais que tu allais mourir mais comme tu disais toujours que la carcasse tenait, que le corps encaissait, que tu continuais, alors je ne te parlais plus de rien, c’est idiot. Après toutes ces années d’amitié complice et tendre, à se parler franchement de la vie, de la poésie, je suis devenue timide et polie, comme si tu avais disparu avant de disparaître pour de bon. Je ne répondais même plus à tes questions demandant de mes nouvelles. Je vais t’en donner, tiens. Ça va plutôt bien, je suis de plus en plus consciente de tous les cadeaux que je reçois tous les jours, et que tout est là. Et tu sais quoi, je fais des progrès en organisation mine de rien. J’essaie de répondre aux courriers sans trop tarder, je réussis à écrire les textes qu’on me demande en respectant les délais, à chaque fois je pense à toi ! Maintenant je comprends ce que tu me disais, que l’organisation apaise, et sécurise. Tu me l’as assez répété mais vois-tu, on met parfois des siècles à percevoir une parole prononcée.
Florence Saint-Roch, qui a écrit un bel abécédaire en partant de toi, m’a demandé un texte pour un dossier qui te sera consacré, la date limite est le 24 juin, on est le 20, je n’ai pas commencé, et voilà que je suis en train de te parler comme si on était en train de boire du vin rouge à la même table. Mais c’est parce que je me dis toujours qu’il faut que je prenne un temps infini et profond pour écrire ce qu’on me demande et puis les jours passent, je vois effrayée que le temps passe. Finalement tout s’écrit peut-être aussi dans ces jours-là, sans le crayon, sans le temps séparé de vivre.
Et puis je suis en train de me dire que décidément je n’ai pas envie d’écrire sur toi comme si tu étais mort, sur telle ou telle thématique de ton œuvre, sur la singularité de ton univers, sur tes poèmes costauds qui m’ont sauvée. Je préfère continuer de t’écrire des lettres, continuer de te parler en silence, continuer de te raconter mes secrets.
Toi aussi tu continues Antoine, je sens que tu continues. Creusant ici et là, un peu transparent maintenant.
Et parfois, comme aujourd’hui, tu es là dans le vent, tu m’écoutes, tu me fais sourire.
Albane


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