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« Poésie en langue des signes, une expérience de la rencontre de la parole et du corps » par Brigitte Baumié

dimanche 15 janvier 2017, par Roselyne Sibille

Tout à coup, il faut entendre avec les yeux, apprendre une autre parole qui s’exprime avec le corps, entrer dans un pays aux frontières invisibles. Un pays sans territoire mais avec une langue et une culture : le pays des sourds.
Parce que, soudain, les oreilles font défaut, voilà que commence un voyage imprévu, à la découverte d’un monde inconnu que nous côtoyons pourtant au quotidien puisque, à défaut d’en partager la langue, nous partageons avec lui l’espace.
Et nous voilà plongés dans une langue qui se moque des mots et des sons, une langue pour laquelle les mains, le visage, les gestes se font grammaire et dans laquelle la syntaxe s’exprime en trois dimensions.
Et comment cette langue fait-elle poésie ? Car il faut bien imaginer que, comme toute langue, il existe des contes en langue des signes, du théâtre, des jeux de signes, des comptines, des niveaux de langues différents, des « accents », toutes les formes d’expression d’une langue et donc, de la poésie. Mais cette poésie restait confidentielle. Les sourds eux-mêmes, éloignés du français comme ils le sont, la jugeaient intraduisible. De même que la traduction de la poésie écrite ou orale vers une poésie signée paraissait impossible. Pour la plupart des personnes sourdes la poésie écrite est un « truc d’entendants » qui ne les concerne pas. Traduire la poésie écrite vers la LSF (langue des signes française) c’était à la fois la rendre accessible mais aussi donner envie d’aller découvrir le texte, donner envie de lire.

Avec l’association Arts Résonances que j’anime depuis plus de vingt ans commence alors l’aventure de la traduction poétique de et vers la langue des signes.

Mais, avant de parler de traduction et de poésie, peut-être un bref historique de la langue des signes et du rapport des sourds à la langue écrite est-il nécessaire.
Les langues signées naissent partout où plusieurs sourds vivant ensemble se retrouvent devant la nécessité de communiquer. Comme toutes les langues, elles sont liées à des groupes humains particuliers, vivants sur des territoires précis et partageant une culture, et elles sont probablement aussi anciennes que l’existence de la surdité. En France, un évènement a fait date dans l’histoire de la LSF : à la fin du XVIIIème siècle, l’abbé de l’Epée comprend que l’on peut s’appuyer sur la langue des signes pour enseigner aux sourds et, entre autre, leur apprendre le français écrit. Au milieu du XIXème, une cinquantaine d’écoles accueillant les enfants sourds existent en France. Il est à noter que ce sont des écoles gratuites et qui accueillent les enfants quelle que soit leur origine sociale. C’est le temps béni où les sourds ont accès à l’enseignement supérieur et où aucun métier ne leur est interdit. Cela ne durera pas. Dans la deuxième moitié du siècle l’essor de la science et de la médecine entraine la conviction que l’on peut « guérir » les sourds, les faire entendre et parler. De plus, le puritanisme renaissant considère que cette « langue de singes » (deux petites lettres qui s’inversent et le monde bascule) est obscène et n’est pas digne d’un être humain, Dieu n’a-t-il pas donné le Verbe à l’Homme ? Pour être humain à part entière il faut donc « parler oralement ». En 1880 se tient à Milan un congrès international qui rassemble ce qu’on pourrait appeler les « professionnels de la surdité » : médecins, enseignants entendants, etc. Sur 400 délégués seuls quatre sourds sont invités. Le congrès vote, à une énorme majorité, l’interdiction des langues signées dans l’enseignement des enfants sourds. En France, cette interdiction durera jusque dans les années 1980, mais dans les faits reste souvent effective encore aujourd’hui. La LSF ne sera reconnue « langue des France » qu’en 2005 et ne deviendra une option possible au baccalauréat qu’en 2010. Le résultat de cette politique est qu’en 1990 à peu près 80% des personnes sourdes étaient illettrées en français (et beaucoup en LSF), que les études supérieures étaient extrêmement difficiles à atteindre pour un jeune sourd et le choix d’un métier très limité. Depuis trente ans, la situation évolue mais il reste encore énormément à faire. Et il est encore fréquent de rencontrer dans les lycées des jeunes qui n’ont pas de langue car tenus à l’écart de la LSF sous prétexte que cela nuirait à leur apprentissage du français, et en échec vis-à-vis du français car malgré tous les progrès techniques et médicaux, une langue orale que l’on entend pas, ou mal, reste très difficile à apprendre.

Et la poésie donc ? L’histoire de la LSF et l’impossibilité d’en garder trace écrite fait que les seuls poèmes créés par des sourds qui nous sont parvenus sont des poèmes écrits en français et il est difficile d’attester de l’existence d’une poésie signée avant la captation d’images en mouvement.
Aujourd’hui, les possibilités de l’image numérique et d’internet permettent des échanges et des partages rapides des créations en LSF. Mais c’est très récent et la poésie en LSF est encore peu développée.

Dans un premier temps, nous étions surtout préoccupés par les possibilités de traduire la poésie du français vers la LSF afin de la rendre accessible aux personnes sourdes.
Très rapidement, nous avons pris conscience que nous ne pouvions évidemment pas nous contenter de traduire dans un seul sens, qu’il était important que les personnes ignorant la LSF puissent avoir accès à la poésie créée dans cette langue.

La traduction poétique de et vers les langues signées pose-t-elle des problèmes spécifiques ? Pour l’instant, rien de tel n’est apparu dans nos travaux. Les questions que posent, qu’elle que soit la langue, la traduction poétique se retrouve quasiment à l’identique. La recréation nécessaire à toute traduction poétique n’est probablement pas plus difficile quand il s’agit de passer de la LSF au français que du chinois au français, par exemple. Des langues qui ont des structures très différentes, des fondements culturels et des histoires très éloignés.
Contrairement à ce que nous pourrions penser, ce qui pose le plus de questions dans ces traductions n’est pas ce qui, en poésie écrite ou orale, s’appuie sur le sonore. Les rimes, les assonances, tous les jeux sonores et musicaux de la langue peuvent trouver un équivalent « chorégraphique ». La question principale est celle de la syntaxe. Comment, en effet, traduire la poésie qui se joue des formes syntaxiques, les déstructure, les recompose dans une langue dans laquelle la syntaxe est par « nature » déjà très souple, fluctuante, élastique ?… Qu’est-ce qui, en LSF, va être le « signe » d’un jeu avec la syntaxe ? C’est une des questions que nous explorons dans le cadre du « Labo* » et à laquelle nous n’avons pas encore répondu.
Une autre question est celle de la trace et de la transmission. La LSF ne s’écrit pas. Les nouvelles technologies, en facilitant la captation vidéo et sa transmission, ont rendu la communication à distance en LSF possible. Cela a été, est, une révolution extraordinaire pour les personnes sourdes. Pour autant, peut-on considérer la vidéo comme un « écrit » de la LSF. C’est peut-être aller un peu vite. D’autre part, les langues signées, par l’incarnation qu’elles supposent, rendent la poésie très personnelle. La distance mise par l’écrit qui permet à tout un chacun de lire un poème silencieusement ou à voix haute, ne se retrouve pas dans la transmission vidéo. Le corps du poète est là. Et c’est lui qui fait poésie. Reprendre le poème créé par un autre devient quelque chose qui touche à l’intime, parfois considéré comme une intrusion, un vol, par certains poètes sourds.
Dans la lecture silencieuse du poème nous entendons la voix du poète, bien sûr, mais aussi notre propre voix. La page imprimée reste neutre, juste un support. Cette neutralité est impossible dans le cas de la poésie signée quand c’est le corps même du poète qui est poésie. D’où cette difficulté à reprendre, apprendre, transmettre un poème créé par un autre. De même il est peu fréquent qu’un interprète-traducteur de poésie vers la langue des signes s’approprie une traduction déjà effectuée par un collègue. Il y a presque toujours retraduction du poème.
Une autre question importante se pose quand le poème en langue des signes déborde très largement la langue pour s’approcher du mime. La part d’iconicité des langues signées est très importante, dans la poésie elle peut parfois occuper tout l’espace. Dans ce cas, qu’en est-il de la traduction ? Sur quoi va-t-elle s’appuyer ? Quelle langue poétique allons-nous inventer pour traduire ce qui devient de l’ordre d’une image pure ?

Les routes s’explorent, la poésie en LSF se répand, les pratiques poétiques se diversifient, des ateliers de création poétique bilingue se mettent en place, les interventions en milieu scolaire, à l’université, ouvrent des portes aussi bien vers la culture poétique écrite que vers les créations en LSF. Un formidable élan de deux langues l’une vers l’autre.

* Le Labo est un groupe de recherche sur la traduction poétique de et vers les langues signées que l’association Arts Résonances a créé avec l’aide de Marion Blondel, linguiste et chercheuse dans le laboratoire du CNRS, « structures formelles du langage » à l’université Paris VIII. Le laboratoire LIDILEM de l’université Stendhal à Grenoble est également partenaire et nous accueillons dans nos séances de travail des étudiants sourds de cette université. Le « Labo » regroupe des chercheurs, des poètes, des traducteurs, des interprètes, des enseignants de LSF, sourds ou entendants… qui se rencontrent environ une fois par an afin de mener sur la création/traduction poétique en LSF une réflexion liée à une pratique concrète et élaborer des outils pour les enseignants, les étudiants les chercheurs etc.
Dire aussi qu’une première rencontre a été déterminante dans ce tout travail autour de la poésie en LSF, celle de Marie Lamothe, Carlos Carreras et l’entreprise d’interprétation Des’L située à côté de Montpellier. Le défi de la traduction poétique les a tout de suite enthousiasmés. Et les projets sont nés : la traduction poétique dans les festivals (Voix Vives à Sète, Gratte-Monde à Saint-Martin d’Hères), la réalisation d’une anthologie de poésie bilingue LSF/français (Les mains fertiles, dirigée par moi-même et parue en 2015 aux éditions Bruno Doucey).

(Crédit Photo : Jean Daubas)

Pour connaître mieux la poésie de Brigitte Baumié : http://www.terreaciel.net/Brigitte-...

Pour lire une note de lecture de Jean Palomba sur Etats de la neige de Brigitte Baumié : http://www.terreaciel.net/L-espere-...

(Page établie avec la complicité de Roselyne Sibille)


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