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Billet de Christophe Stolowicki (juillet 2024)

vendredi 12 juillet 2024, par Cécile Guivarch

« Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. » Cela me remonte comme de Musset, du pur cabotinage, quand c’est de Rimbaud, du cœur d’Une saison en enfer – soit dit en passant, un titre ne comportant que sa majuscule initiale, il serait grotesque d’en rajouter. Je retrouve le contexte de cette phrase, tout son savoir sous-jacent de païen sur des siècles mené au baptême ; le suspends pour porter sur le poète un pur regard contemporain. Rimbaud ancêtre du surréalisme. Rimbaud en une phrase brassant tout le passé et l’avenir humains. Oui, ma méprise fut féconde.

Et vous voudriez que les hommes fussent égaux !
Et vous abandonnez Rimbaud à Claudel, ce gnome !
Vous tirez de ma déjection des points d’exclamation !
Au panier, au pilon, tas de gnomes, moi avec.

Pour l’écrivain, ce n’est pas une affaire d’être né entre un père et une mère unis. La vérité littéraire n’est pas celle du psychiatre, Freud dont les six beaux enfants qu’il a élevés sont « la fierté » n’est pas un parangon-ès-lettres mais un repoussoir. L’écrivain est un surstimulé qui étanche sa flamme à ses dépens mais au profit de l’espèce, comme l’a vu Desmond Morris – ou un sous-stimulé qui répare son handicap, et le plus souvent les deux.

Mettez-vous à votre table de travail (!) et prenez le poète par le commencement d’une édition quelconque, le comble une Pléiade. Vous n’en happerez rien (je n’en happerais rien), Rimbaud est antinomique à votre confort intellectuel. Rimbaud pas plus que Sade n’est un écrivain La Pléiade.

Voleurs, « envo[yés] prendre du dos en ville » qui ne vous êtes pas redressés. Voleur Barthes au collège de France, voleur Blanchot qui avez pu inspirer à Agnès Rouzier de se vouer désavouer à vos fourches caudines. Voleur George Steiner s’installant écouter la musique des philosophes. (J’évoque des critiques que je tolère.) Au panier, au pile on.

Comment, fins lettrés, ne pas vous empourprer de honte ? – Comment ? Il suffit d’ouvrir notre façade atlantique au tapage d’outre-océan. À tout ce qui déferle d’autres continents. Un fin lettré reste un asile de silence.

Du pays des songes, une échappée en demi-rêve entrouvre déjà la jambière et le mollet sous-jacent.

Mémoires d’Outre-Tombe, titre éclatant de ses trois majuscules sur la couverture de l’édition de poche, dont sur toute la gamme éditoriale est préservé devant l’évidence Une saison en enfer. Châteaubriand et Rimbaud ouvrant le ban, fermant le ban de presque trois-quarts de siècle de romantisme français. Dans sa préface aux Mémoires, Julien Gracq se surpasse. Pour mieux saisir et nous rendre palpable le temps de Châteaubriand comme celui-ci l’a rendu et vécu, cette nuit des temps d’un chamboulement historique retourné sur son erre où sur vingt ans d’Empire et de Restauration, de tout son ennuyeux Génie du Christianisme et de sa menue monnaie il a été la grande voix littéraire de la France – Gracq, avant de rouvrir les Mémoires, a coloré sa matière grise d’un grand jet d’encre vive en lisant un roman de Balzac. Balzac, « un monde compact, un dégagement d’énergie presque démentiel » en regard duquel les Mémoires, au « blanc tout frangé d’une subtile irisation marginale […] couleur » d’un temps perdu qui leur est propre mais peut-être encore trop récemment perdu, s’avèrent comme la plus radicale « décompression d’être […] le plus chatoyant hymne à l’impermanence qui soit dans notre littérature. » L’Histoire « outil privilégié de la délectation morose ».

Balzac « démentiel » ! Quel superlatif Gracq eût-il trouvé s’il avait lu mieux que du bout des lèvres, enté dans son giron l’épilogue du romantisme où le poète est réellement d’outre-tombe, et pas de commissions. En quelques Illuminations, méconnues en leur temps, qui résorbent les milliers de pages d’un écrivain prolifique, trop connu de son temps.

Son diplôme de surréalisme en poche, signé André Breton, Gracq n’a qu’une seule hâte, en lisant, en écrivant (mais sans dormir dans l’intervalle), devenir l’échotier littéraire par excellence – échotier dérivant d’écho au singulier. Gracq en descente de surréalisme comme Châteaubriand a été l’étoile montante de l’isme premier dont le symbolisme est l’acmé.

Notes d’inconnaissance, de Joë Bousquet

« Si tu vis à la façon dont vole un oiseau, tu fais le monde nu jusqu’à l’œillet de yeux. »

Je découvre Joe Bousquet (1897 – 1950), cet intense poète paralysé à vie des membres inférieurs par une balle allemande en 1918, par son dernier cahier, Notes d’inconnaissance, de publication posthume : comme si je plantais un clou en frappant sur sa pointe : il s’enfonce plus avant dans le marteau.

Lisez / Lentement. Lisez comme un fou. Bousquet appelle un comment taire qui le préserve de l’explication de texte pratiquée par des niais – plus alentie encore, diffuse se diffusant comme la fumée blanche qui annonce l’élection d’un pape. Il faut lui laisser le temps de travailler en nous.

« évidence désenchantée que le jour est une prison de lumière. Toute parole enchante un désenchantement. » Privé à l’âge d’or de toute vie amoureuse autre qu’idéale, il fore insurpassablement notre for tant intérieur qu’extérieur, tant qu’il accole à son antipode le psychanalyste Winnicott découvrant que seul un puissant amour maternel qui assure à l’enfant l’illusion que le corps maternel et le sien ne font qu’un peut le rendre capable de désillusion pour un sevrage réussi.

La méconnaissance est déjà la moindre des politesses, celle dont se dispense à trop bon compte Socrate, incapable de ne pas avoir toujours raison, au grand dam de la philosophie (dialectique) sur les deux millénaires qui suivront, sa tare originelle qui touchera son étiage, son fond amer chez Descartes (particulièrement détesté de Bousquet – comme de Gide, Cogito ergo sum sum sum, pour des raisons inverses qui se rejoignent) et chez Kant. « CONNAISSANCE PAR LA MÉCONNAISSANCE », affiche Bousquet. Inconnaissance un concept chrétien de tournure plus fondamentale, à prendre ici par antiphrase.

« Sois, dans la vie, l’éclat de ce que lui promet la durée. » Si Leibnitz avait été poète. Si Nietzsche avait été plus grand poète.

« Pas une ligne sans avoir pensé ou senti ce qu’elle écrit. » « Dans la maison où l’on meurt les pas usent la pierre du seuil. / C’est le soir : c’est le soir : à lui de me cacher ce qui monte de la terre. » Quand-où la tautologie, la totologie, l’atoll au logis dupliqué d’une île coralienne crée enfin l’espace-temps un demi-siècle après que des physiciens l’eurent conçu. Que deux points se déboîtent, se reportent, recueillant dans leur creux terrestre à la vesprée, entre vêpres et matines, un échantillon de l’éternel retour que Nietzsche tient d’Héraclite. Pour « cueillir le fruit dont l’ignorance est la saveur ».

Carole Darricarrère prenait la ponctuation à la gorge. Agnès Rouzier prenait la respiration à la gorge.

Commenter Joe Bousquet est comme enter un fond de langue sur l’universel, est comme hantée une maison en faire son logis premier, est comme en T passer l’impasse tri-viale entre toutes, celle qui pour les Romains était un carrefour.

Quand les phrases basculent sur leur erre. À l’orée résolutoire recouvrée d’une langue, quand Tant crie-on Noël qu’il vient. À l’heure bleue où Céline, au bout de la nuit, mort à crédit, n’a pas encore basculé à cracher le venin dense de deux millénaires.

« Je noterai chaque événement, le purifiant de ce que j’en attendais » : quand un journal de bord s’efface s’affaisse devant le poème.

Ce qu’écrit Bousquet est si ample, si profond, prenant à la racine, au rhizome, qu’on aimerait citer certaines pages intégralement. – Je préfère les garder en glotte pour qu’elles poursuivent leur travail souterrain et y revenir comme à une terre vierge d’empreinte. Tel celui commençant par « Je pense à mon amie : il me semble que je l’ai retirée du miroir où mon attitude absente l’avait emprisonnée » qui me fait remonter le souvenir de Sacha castré (pas à mon initiative), lequel tous les printemps partait plusieurs jours pour revenir quand on ne l’attendait plus, maigre, affamé, saturé d’odeurs dont l’avait déconnecté la mutilation.

Bousquet, sa substantifique moelle épinière, semée d’épines.

Bien sûr, Notes d’inconnaissance a ses faiblesses. L’allégeance admirative à des réflexions générales, grasseyantes de philosophie, de Breton ou de Sartre, les phares brumeux de l’époque. L’accent chrétien diffus anachronique qui se resserre quand « Affranchir les hommes du péché originel » barre une page en diagonale. Mais par la force des choses (une balle mal logée) comme par celle d’une voix Une saison en enfer et Les illuminations, c’est moins un livre à lire qu’à relire, un livre de chevet, de recel, un livre qui ne vaut que s’il vous hante.

Rougerie, préface de René Nelli, 134 p., 1981.

La tisane de sarments, de Joe Bousquet

La tisane de sarments (1936) figure parmi les plus beaux titres de notre langue, à côté de Clair de terre ou de Poisson soluble. Mais dans ceux de Breton se profile son omniprésence de chef d’un mouvement littéraire.

Le poids des mots, leur pesant lumineux – de courage. De la considération qu’il vaut, de la persévérance qu’il draine, qu’il entraîne, de la densité qu’il leur infuse. Après plus de trois-quarts de siècle de paix il est difficile de comprendre Joe Bousquet sans la connaissance de sa bravoure à la guerre où il s’est engagé à dix-huit ans, a gagné ses galons d’officier et est tombé avec plusieurs de ses hommes dans une offensive insensée à l’encontre des ordres.

Mauvais officier mais grand poète, qui a connu une brève vie hétérosexuée active avant d’être paralysé à vie des membres inférieurs et de devenir cet amoureux des limbes qui de songe en songe a créé une langue d’une intensité que dans son siècle seul peut revendiquer, quoiqu’à son opposé, René Char. Et par la grâce de son infirmité, d’emblée de même diapason intellectuel.

« Tu vivras de ma vie, chanson pas toujours en enfance… / Autrefois, je n’éprouvais pas le besoin de me parler de ma peine. » Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Une langue tranchée net en plein essor des sens – en latence sur près de deux décennies, le temps d’une saison en enfer.

Tranchées les vrilles de la vigne – le temps qu’infuse une tisane de sarments.

« dans un hôtel à Paris […] des femmes très belles y sont pour nous tous sourires et nous ne tarderons pas à les avoir pour amies ». De songe en songe – mieux gardés à portée que de rêve en rêve – se dispose le récit le plus réel parce qu’en frange, en marge, en lisière, en liseré du plus que réel comme il est un plus-que-parfait, un surréel.

En substituant songe à rêve Bousquet contrecarre les faiseuses d’anges de notre littérature, lisse tout ce que rongent de leur mensonge une immense majorité de folliculaires pratiquant l’autobiographie de l’autofiction morne de sa singularité d’emprunt quand lui, dans le dénivelé de ses songes, s’inscrit dans l’universelle qui de siècle en stèle s’affine et s’affûte, s’enfouit dans ses sédiments et rejaillit en littérature pure.

« J’ai les membres rompus par l’agitation de la nuit. Toute ma chair me lie au parent dont je viens de revoir le visage en songe et qui est mort il y a vingt ans dans une maison de santé. […] Vivant à ma guise, j’ai l’air de vivre avec facilité, et moi seul sais ce qu’il m’en coûte de me conformer à ma fantaisie. » La langue a mûri jusqu’à cet intervalle qui sépare Les déserts de l’amour d’Une saison en enfer. Où s’est levée la plume comme surnage un orage, un no rage. Comme le papillon de nuit de tous les printemps à Carcassonne dont dans un rêve précédent s’écrase le battement d’ailes.

« J’ai voulu qu’une très haute vigilance soit, avant ma pensée, le fondement de la continuité dans cette existence qui semble se poursuivre à rebours. » Rimbaud ne s’est pas s’exilé en Abyssinie après avoir dédié à ma sœur Léonie Aubois d’Ashby d’ash be ce goût de cendres qui le lie, d’hautbois sur lie.

« Mais y aura-t-il en moi un appétit assez grand pour couper à la loi de tous ceux que je représente en venant au monde le dernier de tous ? » – dans la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été.

« un pas étouffé comme s’il y avait de l’autre côté de la muraille une couche de cendres où quelqu’un marchait […] la ramasseuse de sarments […] c’est de ce nom que j’appellerai la mort ».

Je n’ai lu que sept pages et une poussière d’ambre. Joe Bousquet est un écrivain qui dans un atelier d’artiste doit occuper une des places d’honneur.

Clair de songes comme d’abysses, il écrit longuement dans sa maigre matinée avant qu’on le houspille de soins.

Ouvrant au hasard pour m’assurer qu’après ce début fulgurant rien ne retombe, je découvre une énonciation passionnée mais lucide de quelques visages de filles qui me renvoie à la prose de je ne sais plus quel écrivain physionomiste, lequel de décrire des traits en infère une série de portraits – auteur à jeter aux orties.

En regard, « des traits inattendus dans la lumière de ses traits. Elle m’apparaissait comme une claire créature qui aurait porté un masque non pas devant mais derrière son visage. »

« la plus jeune de mes nouvelles amies. / Elle est haute et souple, si bien que quand elle se dresse on ne la voit bien qu’accoudée. Les mouvements secrets de son corps ont des complicités dans ses expressions et ses sourires […] Une bouche à faire la moue, à tirer la langue, et qui semble toujours mimer qu’elle est déçue d’un baiser […] // À la porte du jardin qui venait de s’ouvrir, une fille assez grande et grasse comme une rose passa rapidement sous le nez d’une vieille grondeuse […] // Un instant après, elles étaient toutes les trois devant ma sonnette. Tout en les observant, je me récitais un poème d’Eucheria qui peut passer pour le seul texte surréaliste de toute la littérature latine : / Nunc etiam urticis mandemus lilia jungi  ».

Rejoindre Bousquet dans son harem diagonal, clef de tous les jardins secrets où les sultans tombent à genoux, le suivre dans sa foulée de géant-ès-lettres, ses hottes de sept lieues. Recevoir sa leçon de désir tapi dans l’entre-deux songes, dans ces arcanes de la langue où le rêve s’est fait songe, où saturé de désir l’intellect s’est fait songe. Où Casanova, Restif s’égarent à brasser du vécu, Sade à crawler du fantasme, Bousquet touche au plus tapi où nos hochets d’enfant ont mûri. Si la vraie vie, c’est la littérature, il en est le martyr, au sens étymologique de grand témoin.

« Je suis la déchéance de ce que j’aime. » Je suis l’échéance de ceux qui m’aiment.

Joe Bousquet. L’émotion de sa lecture découvre l’entame secrète d’une fertilité inconnue d’horizons. À l’aune de ses songes, tout ce que j’ai vécu de plus amoureux, de plus érotique, tient dans un creux de paume. Son inconnaissance donne à chacun le privilège de lire en soi son Soi le plus rencoigné d’angles morts, soyeux au plus grège.

Denoël et Steele, 256 p., épuisé

« Si les autres oiseaux volent à travers l’espace, le phénix d’or, lui, de ses splendides ailes soulevées, vole à travers le temps. C’est le temps qui le fouette et où il laisse un sillage. » (Mishima, Le Pavillon d’or).

« tout se passait comme si la vision si longtemps nourrie en moi pût désormais, avec les retouches de la réalité, donner à son tour une impulsion nouvelle à mes rêves. »

Maman qui se dérobe de chambre en chambre et sur qui bientôt la foule se referme, maman, celle de mon rêve princeps, – je viens enfin de le comprendre grâce à Mishima, c’est Eurydice sur qui Orphée se retourne en vain. Cela, aucun psychanalyste ne vous le dira.

Cet homme est violent, il a des kilomètres de rage en lui et les expulse comme il peut en s’adaptant à son temps dans toutes ses petitesses. Un Japonais nous suivait et Joëlle intervint pour lui dire que j’étais poète. Cet homme est violent et modère sa nature pour s’adapter au cours des choses et tirer son épingle du jeu. Je me retournai pour remercier mon interprète et répliquai que c’est sa propre nature qu’il lisait en moi en s’accrochant à mes pas.

Les bords de routes croulent de feuillages.

Le vieil usurier juif anglais dont le métier est de prendre à la gorge les fils de famille qui ont dissipé leur bien équivaut au lanista de Rome qui les engageait comme gladiateurs (je viens de commencer Le marchand de Venise en bilingue, la traduction de François-Victor Hugo un chef d’œuvre).

To be, or not to be  : ce qui ressort est le not . Traduisez-le en français, être ou ne pas être, la perte de sens est dans l’accent tonique, ou son absence, ou son dédoublement, ou son atténuation, ou le balancement. La dialectique prend le pas sur la tragédie – abondant toutefois dans la faiblesse de Hamlet qui fait la force de Shakespeare, cette rupture tout en débats philosophiques avec la légitime vengeance des Anciens. En français plus encore qu’en anglais, Hamlet est l’opposé d’Oreste. Bref, à moins d’être un grand angliciste, lisez de préférence Shakespeare en bilingue, l’immense écrivain méritant les honneurs croisés de nos deux langues qui se croisent & recroisent sur des siècles.

Les courts de tennis en terre battue où je jouais si mal mais dont remontaient tous les pollens du printemps à son apogée (nous approchons de la mi-juin).

Tu m’as lâché, garçon !
– À tout ce qui part en vrille
J’ai su donner de l’esprit, du mordant,
À tes soldats en guenilles,
Des bas bleus, du chiendent.
– Tu m’as volé, garçon !
– À tes soldats de pacotille
J’ai appris à chanter, danser
À baguenauder avec des filles

Merci à Shakespeare de son Marchand de Venise – le Juif Shylock –, en le lisant en bilingue j’ai gagné une gaîté à la française, du prosimètre comme on respire, une sortie de rêve qui lève une oppression séculaire. Grâce à son génie qui me hisse, qui m’abysse, en redondance bis me bise. Qui me dévisse du malheur d’être né juif. Il y a déjà un demi-millénaire la fille de Shylock, Jessica, ne songeait, volant son père pour épouser un chrétien avec une dot dérobée, qu’à fuir son foyer juif, je ne l’ai pas inventé.
Juste poussant la plaisanterie
Jusqu’à convier Sade à mes ébats,
Je ne l’ai pas inventé,
Gilbert Lely
(Lévy)
L’a fait avant moi.

Chez Shakespeare, en qui culmine le génie de l’anglais jusqu’à en faire notre contemporain amélioré, jamais de rimes d’un long suivi, comme dans les tragédies françaises qu’on apprend à l’école, mais toujours à contretemps, en raillerie, en comptine, de vif-argent. Chantant, dansant et se gaussant.

Le prosimètre chez Shakespeare aussi abondant que chez Pétrone et bisexué comme lui.

Je m’éclaircis. J’éclaircis certains points de doctrine, de vitrine. Il faut une vie pour éclairer ma lanterne. Clair de terre, merci Breton. Fines de claires plutôt que belons, que clarifient encore, que décantent quelques gouttes de citron. Clair d’abysses. Pithécanthrope, apposant les mains sur les parois des grottes. Claire d’abysses, de réveil en réveil se poursuit ma phrase. J’ai dormi comme un vieux bébé. Que de toute sa vie rien de normal ni de pathologique n’a délesté, effleuré de ses deux ailes réunies en soc, en éperon d’espadon, ni appesanti aucun psychotrope. Psy, qu’aux tropes j’éclaire, qu’aux épistrophes j’éclaircis. Cillant de toutes aubaines d’ambages.

Ambages : dérivé d’ambi et d’agere marcher. De même orthographe qu’en latin où il évoque une démarche sinueuse.

Yet to more. And marry me.

Que Nabokov Balzac, Gide Also sprach Zarathustra, ego plus modestement Paul Léautaud – n’admirions pas, indique de bons et honnêtes lecteurs. Que Descartes soit de Gide ou de Joe Bousquet le repoussoir insigne, et tout aussi immodestement le mien.

Admirerais-je Shakespeare avec cette passion si Corneille et Racine avaient fait mes choux gras ?

Qu’un sadien puisse mieux qu’un autre porter, exprimer la condition juive n’effleure pas grand monde encore.

Est-il philosophique d’enseigner la philosophie ? De cette question posée il y a près d’un demi-siècle, je ne retrancherai pas un mot.

Retour à Shakespeare, celui du Marchand de Venise, vu comme une comédie – où tout finit bien, aussi bien que possible, et même en s’y appesantissant. Dans les intermèdes versifiés les rimes sont subtiles, purement phonétiques (« shout » et « doubt », « true » et « you »), de celles que nous applaudissons dans la poésie contemporaine depuis un demi-siècle. On a beau évoquer le génie de la langue anglaise, Corneille et Racine ne sont pas disculpés de l’ennui au long cours qu’ils distillent.

Chez Shakespeare le superlatif lui aussi, tordu en redondance emphatique, est gai. Que la tragédie soit comique (ou l’inverse, ou l’inverse) n’en fait pas une tragi-comédie, loin s’en faut, la fait jaillir superlativement tragique. Il faudra attendre Edgar Poe, Oscar Wilde pour que l’anglais renoue avec cet état de grâce. Dull notre époque, à l’aune de ces génies.

Les printemps juste assez nombreux dans la vie d’un homme pour ne pouvoir être comptés mais contés, cooptés, à la manière d’un éternel retour.

Dans mon atelier d’artiste je jongle avec le jour et la nuit et les saisons. Mon atelier exposé levant blessant, entre fraises, asperges et pollens.

Étriqué docteur Freud, dont à la lecture de Sophocle ou de Goethe, de Shakespeare ou de Wilde, retombent les pâles antennes conceptuelles comme des ailes brisées. Sur les cœurs de centaines de psychanalystes les insolences épaisses de Lacan.

Il y a plus de distance entre hommes qu’entre espèces animales (Gombrowicz s’est contenté de « différence »). Un gage que l’homme survive à l’homme ?

resté tributaire d’un tel changement. Qu’est-ce que la langue a gagné, de s’être démultipliée ? De La Rochefoucauld à nous, d’Héraclite à nous, n’a-t-elle pas perdu davantage en jugement qu’elle n’a gagné en mémoire ?

Devant les grands baladins contemporains je reste coi. Je resserre mes serres. Privé de dessert j’abonde dans le plat principal. Je l’accompagne d’un vin de palmes. Paume contre paume je rabats la main que son coude a lâchée.

qu’elle a gagné en mémoire. Le ne explétif a lâché. Le nœud explétif a lâché ses myriades de phonèmes, qui me rencoignent dans mon silence. Je ne sais plus parler.

La vie démultipliée en modes d’emploi se déploie. De tous les corps de métier de vivre je reprends la main, de deux siècles à main.

(Beaucoup de bruit pour rien, une œuvre de jeunesse de Shakespeare, de tout son déploiement d’esprit où ne se mêle pas une once de tragique, retorse en diable et en gésine et non moins chantournée dans la traduction de François-Victor Hugo, avec notre recul présageant bien des grandes tragédies et des Sonnets – m’a moi aussi contaminé, tourneboulé).

Les serviteurs presque aussi spirituels que les maîtres changent heureusement du rôle de figurants que leur assignera notre théâtre, et annoncent une autre ouverture d’esprit. Et déjà des dieux évoqués en lieu du plat monothéisme français – peut-on encore lire Athalie ?

Une aspiration répétée à la paix de la tombe, lettrée entre toutes en sachant flirter avec l’illettrisme, formulée par des femmes fragiles et des hommes délicats, et un couple central passionné et violent : Wuthering Heights (1847), Les Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë (1818 – 1848), cette jeune poétesse devenue romancière à l’encontre des mœurs de son temps imposant silence aux femmes, qui de n’avoir rien vécu dans une lande battue par les vents, a pu connaître et écrire la vie dans ses arcanes sous un angle neuf.

« Il aimera comme il haïra, sans en rien laisser paraître, il regardera comme une sorte d’impertinence la haine ou l’amour qu’il recevra en retour. Non, je vais trop vite, je lui prête trop libéralement mes propres attributs. » Émanant d’une description des lieux aussi peu descriptive que possible (« une rangée de maigres épines, qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme si elles imploraient l’aumône du soleil »), c’est déguisée en gentleman qu’une jeune fille aussi colossalement vierge, comme seule une Anglaise peut l’être dans l’histoire des lettres, à en mourir comme Rimbaud ou Guy Viarre, inscrit une intrigue dans un paysage.

Life of the midnights, à développer incontinent pour en dissiper – déguster – l’horreur prégnante jusqu’à la moelle.

Christophe Stolowicki


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