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Billet de Christophe Stolowicki

mardi 30 mars 2021, par Cécile Guivarch

Au plus creux de l’histoire de la philosophie (celle des théories de la connaissance que la connaissance balaie), perdu tout souvenir des poètes philosophes, la panse qu’on essuie a détendu tout le ressort de la pensée. Le temps enfin revenu qu’avec largesse, au carillon d’une volée de siècles il se retende ?

Dans le courrier il faut souvent atténuer ce qu’on pense, pour ne pas blesser ; dans les écrits on doit le serrer, desserrer, excéder pour mieux donner de soi. Ce qui nous passe par la pensée est presque toujours un brouillon.

Tel Sade, qui outrepassait sa pensée en exultant, ou la « gazait ».

Selfie lent, d’Armand Dupuy

Un poéticien engage le fer dans l’aplat. Puissamment visuel, il aurait aimé être peintre. Il est l’anti-rapin. Il s’était engagé sur une fausse piste avec une passion, une intégrité qui signe l’authentique artiste. Modigliani pensait être sculpteur. Alain Robbe-Grillet croyait avoir inventé le nouveau roman, quand seul le cinéaste demeure. Matisse, génie de la couleur, découvreur d’un jazz visuel, n’a pas un mot de poésie. Armand Dupuy détruisait toile sur toile en quête d’un concentré excentré de matière picturale, il est un pur poète.

Selfie lent mais de tempo rapide, lent de l’ouverture maximale du diaphragme sur un présent perpétuel, sans un blanc, un passage à la ligne, sans autre respiration, mais celle-ci abondante, un beat tenant en respect tout l’orchestre verbal, que ce point suivi de minuscule, la ponctuation par excellence de la poésie contemporaine – passée un peu de vogue et ici rendue à son plein usage pour introduire, en datation électronique récurrente comme une anaphore, le temps nouveau d’un journal au réveil ou à telle heure chargée de minutes, à son arrêt sur image. Ou l’envers d’un éphéméride dont on tourne les pages. Ici il n’est que pages tournées.

Selfie lent de la seule imprégnation sur la durée (un an et demi). Laissant pénétrer dans le cadre à brassées de sens toutes les volutes d’une culture.

Selfie : appareil à communiquer tenu à bout de bras comme Matisse composait son jazz de papiers découpés avec une perche ; caméra à l’épaule pour un film cahotant à même, à ras la vie quelques matins, soirs ou après-midi, en rase-mottes mais celles-ci d’une glaise de viscosité ductile qui capte ce qui du temps s’imprègne jour après mois sans un ajour. Sans un recul, sans un zoom arrière sinon en postface où l’auteur lucide reconnaît qu’il ne sait comment « lisser son travelling ». Mais sur une route des Flandres plus respirable que celle de Claude Simon, déchaussée de ses points d’appui romanesques.

Selfie autoportrait d’un « se scrutant aux petits fers de petits oignons », qui « écoute, écope, répète cette version dépréciée de [lui]-même à laquelle il [lui] faut consentir », qui « arpente les registres inférieurs où ruent râles et syllabes ». Et selfie totoportrait, tout le contraire d’un autoportrait. Le mot qu’un blogueur australien ivre a inventé au début des années 2000, qui vient d’entrer dans l’Oxford Dictionary (plutôt qu’anglicisme, un américanisme de fond auquel seul le Québec résiste en le traduisant en autophoto ou egoportrait), s’est répandu comme le narcisse du pauvre, loin du trompe-l’œil de Dali (Métamorphose de Narcisse, 1937). Dans son rigoureux désamour de soi, Armand Dupuy lisse selfie malgré lui d’un rien de soyeux.

Instantanés momentanés, moments d’années, monument et boniment, oui, être tout cela à la fois, merveilles et scories, mais scories assumées : « sa chimie d’orchidées » ; « flaque de primevères » ; boule de nerfs ou filasse mal cardée ; « géométries foudroyées par la lenteur des branches » ; « brume étrange talque » ; par exception une allitération forte, « des hirondelles plongent, glissent, glycine figée sur ce constat » ; « elle frissonne, phalènes incolores de glycine brûlée » ; en regard, les nombreux « emballages de papiers gras » ; « tout s’accélère, fête achevée, route et parking poissent » ; « visqueux », « dégueule » aussi fréquents qu’intempestifs, voire sartriens, comme s’il fallait se faire pardonner d’être poète. Omniprésentes graisse de machine, soupapes, ouïes de poisson mort qui contrebalancent le « magnolia » de sa vie.

L’imagerie automobile (« fibrillations d’un moteur étroit, regard, pupilles, soupapes doubles d’admission, d’extraction ») ne rechignant pas à élever le bricoleur allongé sous sa machine au rang de deus ex machina, chirurgien du cœur.

La métaphore métaphorise à ras le vécu, rien ne fait pont, l’anacoluthe abonde dans un désert de zeugmes.

Une poétique à l’œuvre : « écoper le temps » ; « chant par flaques, strates et sauts » ; choses minuscules devenues des attributs du regard ; « se trouble alors un présent sans mémoire, sans strates, sa pure valeur de temps désaffecté […] le temps qu’on serre, dilate » ; « je consigne sans savoir » ; « friction langagière saccageant » ; « bouffer l’air à la phrase, réduire l’espace (l’intensifier) par ajouts, caisses et virages téléscopiques » ; « j’ausculte mon poulpe, tentacules abrégés » ; « je traque les complaisances descriptives » – il a épuré ce journal-poème, le réduisant des deux tiers à « lutter contre mes volutes resserrer / cadrer [...] serrage avant tout sonore et sensuel, puis l’appel d’air, la poche, les accrocs narratifs » ; « je cherche en roulant ma phrase-caméra [...] les yeux non-seuls parce qu’il leur faut l’élan d’une phrase » ; « on se laisse traîner par les yeux » ; « l’averse visuelle s’engage » ; « ce biais, ce pli, d’être à la fois l’œil et la page » ; « mes yeux projecteurs mous, lents dégueuloirs » ; « tout petit effet langagier, tout travaille encore au saut du lit ».

Mais peu de phrases de réveil. À l’odeur de « chlore », au « bracelet », on devine souvent la piscine matinale après un trajet en voiture. L’œil aussi aiguisé au réel, le rêve le grand absent. Ponge a fait du surréalisme place nette, d’ « exil volontaire dans la chose ». Phénoménologie de la perception d’un Merleau-Ponty (d’ailleurs cité) ne dissertant plus, devenu poète. Un chef-d’œuvre de la rétine, « rimailles visuelles » de vert et de bleu ; aplati jusqu’à un relevé topographique d’espace-temps à une seule dimension, bien spatiale. Armand Dupuy ne peint pas sur le motif mais « le bavardage du motif par-dessus nous, la peau détachée des choses », de « cartographie bouffante bafouant vert sur vert », « ma vue pénétrée par couleurs et moussures lentes ». La paréidolie (« visage-terrier, cuvette où se verse l’impensé : on y lirait des présages ») excluant toute paronomase. Armand Dupuy, l’anti-Ghérasim Luca. On lit rarement poésie plus diurne, de grand prédateur – à ceci près qu’ici l’aigle royal ne dédaigne pas de muloter, « enculeur de mouche » qui le revendique.

Oui, on devine. Selfie lent, pudique même si « je bande » souvent contre une cuisse ; selfie d’auteur (« on cherche un récit qui ne soit que celui des formes »), où tout l’autobiographique est syntaxiquement flouté d’entre soi. L’aimée, la compagne si présente que jamais désignée autrement que par « elle », « sa », « son », pronoms ou adjectifs peu possessifs, qui se rapportent parfois aussi à une enfant, encore plus discrète. Le moi, sinon haïssable, réduit à la pointe sèche d’un regard comme à un peu d’héraclitéenne olfaction pensée.

En contrepoint groupé, les photographiques radiographies de Claire Combelles, radiances d’éclaircies florales, cosmogonie de blanc sur noir.

Faï fioc, « Radiographies » de Claire Combelles, 112 p, 13 €.

Il est des vérités qu’on se murmure longtemps, dans l’entre-deux soi, avant d’oser les proférer à pleine bouche. La non-existence de Dieu est de celles-là, avec laquelle Spinoza compose longtemps, tout le monde n’a pas le courage de Cyrano de Bergerac – compose son invraisemblable toile. Il m’aura fallu des décennies de jazz pour oser formuler enfin que je n’aime plus John Coltrane. Oui, mon dieu, mon idole, même avant de se dévoyer en free jazz, m’agace par sa virtuosité glaciale, les pures performances de son souffle, presque à l’égal du pianiste Oscar Peterson, celui-ci complètement vide de pensée, à qui fait défaut le swing millénaire, viscéral, veloutée pointe de feu diamantine qui anime Winton Kelly en prélude, en réponse au susurrement de trompette de Miles Davis. Et je comprends pourquoi ce dernier traite aussi mal Coltrane, le faisant toujours passer derrière un autre saxo, ténor ou alto, Hank Mobley, Julian « Cannonball » Adderley, le giflant à l’occasion quand assommé de drogue il s’endort. Oui, j’ose comparer pour leur arachnéenne virtuosité à vide Spinoza et Coltrane – étant entendu que quand elle relâche quelques traits de génie se profilent, d’éternel retour chez Coltrane, d’immanence en Spinoza.

Nietzsche a dû éprouver quelque chose dans ce genre avec Wagner.

Revue Le Bréchet N°1

Bréchet : la crête osseuse d’un sternum d’oiseau – en brèche-dents taillant la brèche par où se diffuse la poésie. Une nouvelle revue dont l’éclectisme de grand fond(s) secoue le lecteur, tout en contrastes, écartèlements autant qu’en « échos » et affinités, de textes mis en résonance, le montage assumé poème par le maître d’œuvre et éditeur Michel Gerbal. Un pot-pourri creuse son lit torrentiel – son joyeux tort en ciel. Quand à l’orée de l’aura la vie se résorbe en mots que frayent les poncifs poétiques aporétiques, en gouleyante tranche de mort, son nord et son esquif. Où le mauvais est excellent, l’excellent détestable en saillie. Où l’on suit chaque auteur dans un parcours fléché, comme en rallye.

D’accent en accent, un voyage dans l’espace-temps littéraire qu’illustre la photographie de couverture, scène sur un quai étroit, voiles en arrière-plan, qu’un filtre partage entre levant et faux couchant. Une poète bretonne (Anjela Duval, 1905 – 1981) creuse son sensible pas de côté, un mari est trompé en chanson du 12è S., mère-grand a failli être mangée avec l’accent du bas-Poitou. Bernard Saulnier développe un récit de paumée, à forte charge québécoise. Patricia Suescum (née en 1973) rétracte en vers sa lucidité infra-physique, d’une justesse sous-jacente à l’être (« pour filtrer le possible de l’inévitable »), en réponse à Frankétienne (poète haïtien né en 1936), qu’en deux petits paragraphes de prose, en gras et italiques, emportent les mots qui n’ont plus cours (« intangible », « indéfinissable », « la dimension du Divin et le souffle de l’Invisible à travers les mystérieux battements de l’être ») au filtre de ceux qui bordent notre horizon (« entrebâillement de quelques petites fenêtres [par] l’astrophysique et [...] la physique quantique ».

Épave, par Émile Littré, lexicographe d’exception, développé dans toutes ses acceptions, son historique, son étymologie – sans allusion aux trésors ici recelés.

Morceau de bravoure, une profession d’athéisme de Sade, de profération implacable, en mauvais alexandrins du grand poète du romanesque. En regard un héros sadien, François Lacenaire, escroc et meurtrier guillotiné en 1836, dont l’un des deux poèmes, Le réveillon à la Conciergerie (« Noël ! Noël ! / Tout tombe du ciel, / Allons, plus de fiel ! / Vive Noël ! // À nous, saucisse et poularde ! / À nous, liqueurs et vins vieux ! / Fais la nique à la camarde / Qui nous montre les gros yeux ! / Noël ! etc. »), de strophe en strophe rebondissant sur ce « Noël ! etc. », rappelle de loin Tant crie on Noël qu’il vient, refrain de Villon. Échos qu’une interruption par une catégorie de personnel désavoue par avance, dans un pastiche et éloge de l’ignoble Jules Janin qui a tant décrié Sade (son article « d’un bout à l’autre tout pénétré de haute morale et de pénétration »).

De Carole Cohen-Wolf un Carnet de cure thermale, thérapie de groupe pour achever de décrocher ce qu’il reste de pattes du crabe qui a dévoré son sein – de poème en poème de diariste, ponctués par les photographies d’une douceur qui s’installe dans un grisé ou très contrasté porte à faux, monte la violence qui éclate au jour 8 : « Hier j’ai retrouvé la haine que j’avais pour toi à 12, 13, 15 ans / de cette haine que j’avais d’abord pour moi et ensuite, ensuite seulement, pour toi. / Hier, / avec ce que je sais de moi, / avec ce que je suis, ce que j’ai fait, ce que j’ai fait de moi, / avec ce que j’ai vaincu, / cette haine n’était plus que pour toi. » Mais il ne s’agit que d’une « presque-haine », on devine bien pour qui, et « toutes les cellules à l ‘unisson », seul le poème peut accomplir ce travail.

editionslebrechet@gmail.com, 198 p, 14 €, janvier 2020

Les seules rimes que le goût contemporain tolère ou dont il raffole sont les approximatives, les improbables, à bout d’évitement les martelées. Étonnante histoire du vers français, du vers rimé, dont l’origine remonte à ballades et rondeaux, sextines et villanelles, en une initiale sophistication, et qui à présent en butte à la prose se décompose, lâchant tous ses parfums.

Marseille festin !!, de Delphine Bretesché

Oui, Marseille festif, réinventant le point d’exclamation : double, de juste mesure sororale.

Sororal : entre femmes qui se découvrent, l’invitée barde du quotidien, dans cinq quartiers de Marseille ville de poésie (résidence d’écriture d’avril / mai 2019, surmultipliée en cinq fois une semaine) – cela donc au printemps dont pas une fausse note descriptive ne vient gâcher l’élan, de découverte de soi autre. Entre femmes qu’une immense soudaine affection unit, à manifestations physiques.

Un reportage émaux, ceux de la seule chaleur humaine, sans photos.

Un reportage de prose à l’emporte-pièce mais labourant profond, au boustrophédon, de prose versifiée que sa charge d’humain fait dérouler la gamme entière d’une prosodie, de la poésie la plus verticale, égrenée, hachée menu, jusqu’aux longs blocs paragraphes de cauda ou qui se déploient en parachute de quelques vers finaux.

« Attends elle me dit / Ferme les yeux / Elle me prend par la main / Nous faisons quelques pas/ Après la cuisine / Attention / Tu es prête ? / Ouvre / La mer / En face / Plein cadre/ La baie vitrée /La rambarde du balcon / Bastingage du nouveau chez moi », ou « les calanques », ou « Tu peux prendre le 61 il te descend jusqu’à la Canebière », seuls des détails disent qu’on est à Marseille, le thème n’est pas la ville mais soi et ses habitants, les femmes au premier plan.

Un reportage intérieur, occupation : vacance. Mais vaquer n’est pas aisé, il faut occuper le temps comme la page, de pleine page. Cela sans qu’un loisir puisse s’étendre, puisqu’après sept jours il faudra derechef déménager. « Je me décale de plus en plus dans la sommeil », dit la spéléologue au bout de quatre semaines.

Une vraie poésie expérimentale, l’objet de l’expérience n’étant pas quelques rognures de vers mais Soi et les autres (un titre du psychiatre antipsychiatre le plus poète, Ronald Laing). « Isabelle nous ressert / Des bulles / On passe / à table / On mange les côtelettes délicieuses avec les doigts […] on boit du rouge je suis un peu saoule je raconte lorsque je mets mes mains sur les gens ça leur fait du bien ce n’est pas un don ça passe à travers moi c’est Jésus qui passe à travers toi me demande le fils non non non juste je suis en lien ».

Écrire sur le motif, par vagues de soleil, seule dans une grande maison, la mer en premier plan, ou dans un appartement modeste, hissée une valise pesant 22 kilos à un sixième étage, outre le sac à dos, chez des hôtes (que dévoierait hôtesses) qui abondent à la demande de l’association La Marelle, de case en case sautillant allègre et aimantée, cela jusqu’au paradis (petit) où vit Claude, l’organisatrice qui a pris Delphine en charge et dont celle-ci repeint la cuisine, culpabilisée de ne rien écrire, écartant de soi le devoir d’écrire, à même soi, son multiple soi – quittant en decrescendo le poème : « Je sers fort Claude dans mes bras / Tu peux rester ici plus longtemps / C’est possible tu sais / Rajouter un sac / Apprendre à / Quitter / Dire / Oui ».

Autrui existe, elle l’a rencontrée.

Lanskine, 64 p., 13 €, octobre 2020

Quand le sens a emprunté tant de chemins de traverse qu’il s’est totalement dépareillé de l’étymologie, la mémoire logophage du poète l’encense d’une nuée, d’une ruée de sons.

Je m’endors sur un mot, deux heures après un rêve me l’illustre.

Ce qui me gêne dans Gracq, c’est son incarnation parfaite d’un conformisme nouveau, le surréalisme, oui, mais passé par la rue d’Ulm et agrégé de géographie, de prosateur paysagiste, poète de terrain, poète sur le motif – sans la démesure d’Olivier Domerg à ses débuts.

Une lettre d’André Breton reçue comme un diplôme d’intronisation littéraire.

En lisant, en écrivant, très bien. Il y manque en dormant.

Gracq, ou un surréalisme de bonne facture étudiante dans la traversée d’une vie – dans la lecture de Courteline ou de Simenon, transgressif sur le tard des belles lettres. Sur le rivage des Syrtes on aura attendu longtemps les barbares.

On a laissé l’américain des geeks semer la peste bubonique dans notre langue, dans toutes les langues, qui portent cette balafre de sigles et d’acronymes brouillant, souillant leur organicité.

Rhapsode, barde, aède, scalde, voire prophète, le poète premier n’est pas un individu. Il a fallu tout le confinement à soi du récit ou roman, pénitent ou flagellant (Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Chère fille, dit le moine) pour qu’émerge notre poésie contemporaine, avec deux siècles de latence.

Dans la banlieue de notre étoile, où quand s’alentit le tourbillon de nucléides et de quarks, de juste démesure à cet intervalle entre les deux infinis, récurrent comme un rêve, où jaillissent se contractent la vie, la conscience – qui ne s’opposent pas, contrairement à ce qu’écrit Nietzsche, en développement de ce qu’écrit Nietzsche.

Le seul écrivain aussi complet que possible que je connaisse est Char, qui aux poèmes de (relative) jeunesse guerrière (Mon amour court les rues de la ville) a su, à bout d’amertume se relevant un fulgurant savoir (Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux), se frayer un sillage de points finaux. Sinon précoce Rimbaud, Sophocle hors d’âge.

Faire résonner la vie comme un jazz – où tant se contentent de raisonner.

Prendre Sade à la lettre, non au mot.

Être à soi son psy
Ne sursauter
Ni chuchoter
Ni suçoter
Son pouce ôté
De sa bouche d’Enfer
Au travers
De l’écran de fumée
Qu’aux plus parlants de nos rêves.

Le reste c’est la suite, de Sarah Kéryna

Le reste c’est la suite va sans dire mais les temps et le temps, celui qu’il est comme celui qu’il fait, celui qui suis comme le Dieu tonnant (car Zeus est passé par là, malgré le « midrash ») sont si dégradés que ça va mieux en le disant. Le reste à vivre de Sarah Kéryna (née en 1974) affligé de tels auspices que « Seul le sommeil prend soin de moi » ?

Aux prises – très peu de recul, sur écran les informations gifles non amorties – avec le malheur des temps, le terrorisme.

À coups de monostiches et de distiques, des notations aussi diverses de registres que nécessaire pour s’inscrire en poésie. Par chance elle vit à Marseille, « Au retour de la plage / j’entends crier mon nom / c’est une amie / en voiture / qui fait demi-tour / au milieu de la route / / et propose de me ramener en ville. »

Discours d’André Breton sur le peu de réalité. Sarah Kéryna sait rendre ici son degré – de ceux du temple d’Angkor, d’alcoolémie, de diabète dans le sang. Pouvoir, puissance, privilège de la poésie.

« Les chagrins avec de vraies larmes me manquent » : elle souffre de tout intérioriser – l’intériorité bat de touche en touche. Par « La relégation des classes populaires / dans des cités HLM » la politique prend le relais. À son « Inaptitude à l’emploi salarié », malgré « Un numéro d’allocataire qui emprisonne », déployer la contrepente ? « Descendre les poubelles avant le début du feuilleton. / Faire des listes. / Expliquer aux enfants qu’un poème peut être une liste. / Être toujours du côté des enfants. / […] Se dire que la vieillesse sera terrible. » Trouver dans le métier d’actrice (« Certains acteurs, recalés au casting / d’une série se repliaient sur l’autre ») une matière, une manière, dans le commentaire de l’actualité d’un journal de poète une ressource infinie et partageable ?

Les enfants : « Si elle s’en séparait elle mourrait et les garder la tuait. »

Rêve d’ « Une ville verticale où la circulation se fait / par les airs / Les personnes sans permis sont littéralement / assignées à résidence ». De rêve en rêve ce journal trouve une respiration mais l’actualité télévisée y tient décidément trop de place.

Cependant « La bande originale de Mulholland Drive et celle de / Valse avec Bachir sont toutes deux composées d’une / base de synthé sur laquelle se superposent des boucles / de violons lancinants. / Les deux films ont par ailleurs en commun une structure / narrative dont le rêve compose l’élément clé. » Sarah Kéryna a mieux capté Valse avec Bachir que moi.

Cependant « Le metteur en scène pervers dans mon champ de vision sur / le trottoir avance vers moi. Faire comme si je ne le / voyais pas, c’est reléguer sa présence dans un espace- / temps séparé du mien de manière étanche. » Et je comprends pourquoi ce petit livre, sympathique mais trop respirable, m’a happé : l’espace-temps, celui qui depuis plus d’un siècle tombe sous le sens des physiciens et que les romanciers d’autofiction à jamais et encore la plupart des poètes ignorent – sous le stylo ou sur l’ordinateur de Sarah Kéryna entre en force pour que s’y déploie notre septième sens.

Les presses du réel, 88 p., 10 €, début 2020

Mieux que miscellanées, prosimètre ou proêmes, le sans genre.

Nietzsche à Nice. Nietzsche dans la Haute-Engadine. Infatigablement il marchait, tous les jours. La haute solitude. Pour société ses seuls animaux, son lion, son aigle, son serpent – Baudelaire a fait mieux, un lion aussi, mais qui retient la griffe de sa patte.

Avec Zeus tonnant, les Grecs ont deviné les premiers que poudre rime avec foudre.

Pour qu’une belle trouvaille mathématique ou grande découverte de physique fondamentale trouve ses applications militaires ou civiles, il faut un demi-siècle quand ce n’est pas une brassée. Mais l’espace-temps ? Il était spatium temporis deux millénaires avant Einstein et Minkovski, et rarement encore l’espace-temps de faire un tour, ou détour. – Je le retrouve sur un tournage de la comédienne poète Sarah Kéryna.

Un verre ou deux pour se faire la bouche, toute une vie pour se faire la langue.

All Blues (1959), Miles Davis à trois cuivres retourné victorieusement dans les champs de coton ancestraux, les retournant. Ce que les noirs américains ont fait, égalant, dépassant en une décennie (1955 / 1965), avec le concours occasionnel d’un ou deux blancs (Gerry Mulligan, Bill Evans), celui initial et décisif d’un Juif, George Gershwin, deux siècles de musique classique blanche, blanche comme poésie blanche – restera dans les annales comme la performance entre toutes, celle qui abolit pour de vrai l’esclavage. Aucun psychanalyste, aucun poète n’a jamais fait ça.

Il bute, patine, anticipe et se coupe, se dévoie sur de fausses pistes plus vraies que l’ivraie. Féminité de Monk, qui fait monter le désir de l’accord comme personne, l’accomplit à la dérobée d’intenses délices sans l’assouvir jamais, laisse sur la faim de fin des grandes amours.

Relire nos Anciens, comme si ces deux millénaires de christianisme n’avaient été qu’un mauvais rêve – avec le jazz l’esclavage entretemps aboli.

Injustement en retrait et inégalée à ce jour, l’immense poète Carole Darricarrère. Son lyrisme (« Ici l’air ouvre, fend, écoute, écume, s’immisce, ventile, brindille, estompe, flotte, ciel, souffle la matière, le corps, la perception ») prend la syntaxe à la gorge des siècles, verbe et substantif se convulsent, rétractent à leur seule portée sémantique. Brindille est déjà verbe dans quelques dialectes, d’ici un millénaire ou deux un verbe dira ciel.

Christophe Stolowicki


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