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« Libellule », de Moëz Majed, par Emna Louzyr

samedi 1er octobre 2022, par Cécile Guivarch

Libellule, de Moëz Majed, Al Dante-Les Presses du Réel : « La mer était mauvaise ce matin »

Par Emna Louzyr

Une Libellule fine avec deux ailes transparentes portant la grâce du monde vient de se poser sur ce recueil composé de 37 poèmes.
Elle a des yeux immenses qui lui permettent de mieux chasser ses proies, qui sont aussi celles du poète, Moëz Majed.
Les douleurs de la mutation, les souffrances d’un lieu perdu, un pays en naufrage, la culpabilité d’être au-delà des frontières imposées par une société tunisienne qui a du mal à se libérer de ses limites et des vieilles photos d’ancêtres qui ornent les murs de la mémoire commune. Ce sont là quelques composantes de ce récit poétique ou de ces poèmes qui racontent une vie, voire plusieurs.
« Là », « S’établir », « Ici », « Partir », « Se souvenir »… Cinq planches et cinquante cinq pages pour faire le tour d’une existence mouvementée sur les ailes en dentelles d’une libellule qui, depuis son éclosion, déjoue les obstacles, les évidences et les pré-requis qui paralysent l’action et la réflexion.
Ici, on réfléchit comme « Omi Zineb » décédée il y a 60 ans mais qui décide encore pour cette nouvelle génération du chemin à prendre, de l’homme ou de la femme à épouser. Mieux qu’une anthologie brodée au fil d’or, ces arrières grands-parents ont su transmettre leurs idéaux à leurs successeurs.
La légende veut que ce soit les serpents qui hypnotisent leurs proies, pourtant il n’en est rien. L’animal à la vue du reptile se fige, contracte ses muscles et attend la mort.
La peur, cette émotion débordante, indigeste a empêché bien des générations de lever la tête vers le soleil.
Une libellule vient de se poser sur une planche, elle symbolise le changement. Elle susurre à l’oreille du poète qu’il est temps d’accrocher des ballons à ces cadres dorés et de laisser partir ceux qui sont morts depuis longtemps.
Qu’ils reposent en paix et nous aussi.

La poésie permet-elle de tourner des pages ?

« A partir du moment où je me suis remis à écrire, en 2008, après un premier recueil publié en 1997 « L’ombre…La lumière » paru chez Arabesques, mon monde, ou plutôt ma manière de me voir dans le monde, a changé.
Ce n’était pas une révélation. Cela a pris du temps. Mes interrogations fondamentales ont évolué, poussé les murs et fissuré une vie confortablement installée. D’ailleurs, si on prend la peine de porter un regard sur mes poèmes de cette période, je pense qu’on devinerait l’ampleur de ce mouvement intérieur qui affleurait tous les deux ans à travers les publications de chacun de mes recueils de l’époque :
Les rêveries d’un cerisier en fleurs (2008), puis L’ambition d’un verger (2010), puis Gisant (2012) et Chants de l’autre rive (2013). »
Lorsque la libellule est confrontée à un obstacle, elle change de route. Habile, elle ne perd jamais de vue ses objectifs. Les premiers chrétiens lui ont donné le surnom de « la flèche du diable » ou encore « aiguilles de Satan », les samouraïs en ont fait leur symbole de lutte.
Elle s’adapte et ouvre ses ailes en dentelles au changement. Aurait-elle, à son insu, inspiré le poète ?
Ce livre qu’il lui dédie est celui où il avoue avoir changé de peau, changé de style, changé de vie.
Après des années où M. Majed se sentait pris dans les filets en or d’une situation financière confortable, enfermé dans le carcan du style élégiaque où il s’essoufflait en courant des kilomètres de vers longs, complexes, taillés dans du marbre avec, à la levée du jour, comme un air d’amertume.
Après Gisant, paru en 2012, chez Fata Morgana, puis Chants de l’autre rive en 2014 chez le même éditeur, après s’être perdu en route, celle qui semblait être tracée d’avance puisque Moëz Majed est le fils du grand poète tunisien Jaafar Majed, le voici qui nous surprend avec ces textes au souffle court qui sont une forme de contemplation instantanée.
« Le dénuement du verbe permet de dire les choses dans l’urgence de l’émotion », nous dira t-il.
Sauf qu’entre les vers sinueux, les phrases tortueuses et cette poésie qui colle à la respiration, il y a eu bien des silences.
La chaise, ce tableau de Van Gogh évoque la solitude, le départ. Celui d’un père aimant, veillant à la formation de son fils aîné comme le lui avaient conseillé ses ancêtres ; ceux qu’on vient de lâcher avec des ballons en couleurs, souvenez-vous, mais qui, quoi qu’on fasse, hantent notre mémoire poétique à jamais.

La Goulette
Je me souviens
d’une lumière d’été sur mes paupières
et d’un soleil en déclin.
Moi voyageur assis sur l’avant-bras de mon père.

La rumeur des vagues me venant à l’oreille de derrière
mon dos.

Revoir mon père attablé au café du Lido !

Bien plus tôt en 2008, quelques mois avant le départ du père, Moëz Majed, écrivait dans Les rêveries d’un cerisier en fleurs (Contraste Éditions, 2008) :

Deuil

La mer,
La mer était mauvaise ce matin,
Et sombre…
Mais sombre, on aurait dit une tombe…
La triste mer cannibale !

L’absence, comme la douleur, étriquent la parole. Celui qui souffre hurle, il ne parle pas, il ne se souvient plus de cette syntaxe apprise sur les bancs de l’école.
Il est le moment.
Il est cet instant où la libellule qui commence son cycle de vie dans l’eau, quitte son lieu de naissance pour découvrir l’air, le ciel, les nuages et les angoisses d’une vie nouvelle et libre.
Sauf que cette Libellule n’est pas comme les autres, elle se pose chaque matin sur un lieu différent, celui du souvenir, celui de la pensée qu’on dépoussière soigneusement de peur qu’elle ne soit envahie par les couches de l’oubli.
L’oubli maltraite l’amour. Il le fragilise. Il le rend sourd.

Éternité

A l’ombre du citronnier,
une table se dresse
au retour de la plage.
la limonade
a la saveur vanillée
de l’enfance.
Comment peuvent-ils mourir
Ceux qui s’endorment chaque soir
Sous un jasmin à Sidi Bou ?

Puis, la Libellule se pose à Lafayette, lieu cher au poète où se trouve le siège de la Radio nationale, où travaillait son père, où il produit lui-même ses émissions littéraires. Lieu des amours, du désamour, car le temps se charge de tout.
« Qui se souvient encore de ce qu’a été un jour ce quartier de Lafayette ? Tous les témoins d’un monde englouti sont partis ou sur le point de l’être… Les immeubles sont aujourd’hui délabrés et l’exode rural a déversé sur ces lieux un flot de populations paupérisées et sans mémoire.
Le lieu semble être aujourd’hui en rupture… En rupture avec son passé. En rupture avec ceux qui l’habitent.
Un peu comme le tronc d’un arbre mort habité par une colonie de fourmis. Mort et habité par une vie qui lui est fondamentalement étrangère. »

Une libellule survole Le Kram, le Lac Punique, la Médina… Elle déjoue les troubles et embrasse l’éternité.
« Le Kram fut, il n’y a pas si longtemps, un ensemble de vergers où quelques paysans cultivaient des figuiers. La vie y était silencieuse et la majesté du lieu était à peine troublée de temps à autres par une sporadique activité agricole… Je n’ai pas connu cette époque, mais j’arrive à voir et à sentir ces journées paisibles dans les vergers… Un peu comme si l’écho de ces instants résonnait encore dans l’air. »
Elle Passe altière à travers « le désir…et l’envie », elle résiste à l’orage qui passe sur nos cœurs abîmés.
Sacrée Libellule !
Que nous réserve ce petit être gracieux, maléfique selon les uns, fort et fugace selon les autres ?
Depuis le temps qu’il la suit, il a finit par retrouver sa demeure, son joyau.
Voici que le poète reprend le chemin de Kairouan, la terre de ses origines, sa ville de cœur, couleur ocre. Le vent raconte en soufflant les contes des nomades du désert, car les dunes ne sont jamais loin.
Capitale des Aghlabides, elle fut fondée par le guerrier et conquérant arabe Okba Ibn Nafaa.
« Kairouan est une ville difficile. Elle choisit ses visiteurs. En y entrant, c’est elle qui décide de vous adopter ou de vous refouler. Si elle vous adopte, elle vous révèlera ses charmes et vous en tomberez amoureux. Si elle se détourne de vous, il vous sera presqu’insupportable d’y passer une nuit. », nous dira le poète.

Quairawan

C’est une ville femelle,
terrrible,
où l’ocre poignarde le blanc
et une eau terrible qui sommeille quelque part.
Un astre aveugle veille à la lisière des portes.

Bien plus tôt, il écrivait dans L’ambition d’un verger, paru aux éditions l’Harmattan (2010) :

Ô ma mémoire… Ô ma terre, Où pourrais-je déposer Ma torpeur et mon cœur ?

Ou encore dans un autre poème dédié à la ville, faisant partie d’un chapitre évocateur Kairouan en fut la source :

Ondes… Ondes qui s’écoulent Dans l’éternité d’un songe Au détour d’une ruelle A l’heure des prières.

Les songes, le lieu, la mémoire, c’est ici que le poète se sent libre. Libre d’être loin des carcans, des rites, des traditions qui usent la pensée. Ici, même si le temps de s’établir est bref, « l’âme perd les rails du réel », comme l’écrit le philosophe et penseur André Comte-Sponville.
« Ce qui est simple est sans parties » dira Leibniz, qui fut tour à tour philosophe, mathématicien, scientifique, juriste et diplomate allemand.
Dans son tout dernier recueil Moëz Majed semble se rapprocher de son être essentiel, de sa demeure poétique oubliée, de ses désirs et du noumène de l’existence.
« C’est en poète que l’homme habite la Terre », écrit Hölderlin, qui par ses mots nous rappelle que la véritable place de l’être humain sur cette planète est la poésie. Le lieu représente l’habitant et l’habitant représente le lieu.

Rupture et culpabilité

Ce recueil de poésie de Moëz Majed est celui de la rupture. Rupture avec le passé et ses fantômes. Rupture avec le non-être. Rupture enfin avec ce cordon qui nous lie à une vie autre que celle à laquelle on voudrait se consacrer :
« Oui, nous avons connu des rois cannibales,
Et dans les plaines arides vouées à la clameur, nous avons vu se confondre le trépas et le chant.
Oui, nous avons vu la horde de barbare déferler sur nos villes, mais de grandes renaissances couvaient déjà sous nos morts. »
Écrit le poète dans Chants de l’autre rive, paru chez Fata Morgana en 2013.
2013 n’est pas n’importe quelle année. C’est celle où la Tunisie, qui venait en 2011 d’évincer le dictateur Ben Ali, voyait arriver de loin la vague noire de l’intégrisme.
2013 c’est l’année des assassinats politiques, Chokri Belaïd, coordinateur général du parti des patriotes démocrates unifiés et dirigeant du front populaire.
Ses funérailles massivement suivies, appuyées par les youyous des femmes sorties de chez elles en robe de chambre crier leur indignation, seront marquées par des actes de pillage des voitures avec quelques agressions qui annonçaient de mauvais jours.
Le fantôme de celui qui disait : « Je suis de la race des guerriers ils peuvent me tuer mais ils ne pourront jamais me faire taire », planera sur cette Tunisie en mutation.
L’année loin d’être calme apportera avec elle son lot de terreurs : des explosions au Mont Chaambi, des blessés et des morts. Des affrontements entre les forces de l’ordre et les partisans islamistes de « Ansar Acharia », puis le 25 juillet, date de célébration de la fête de la République, on assassine froidement Mohamed Brahmi, Coordinateur général du mouvement populaire en sortant de chez lui.
2013 c’est l’année où un incendie criminel a été déclenché au sein du mausolée de Sidi Bou Sid, d’autres lieux saints lui emboîteront le pas.
Ces incisions, ces entailles dans la chair vive du pays, marqueront la mémoire commune.
Les tempêtes emportent sur leur passage quelques toits de maisons déjà fragilisés par l’existence.
Plus rien ne sera comme avant.

« Puis vinrent les âges les plus rudes, les heures les plus sombres et les barbares en nombre.
Virent des pluies vastes et grisonnantes qui n’abreuvent point de terres ni ne lavent de souillures,
Et vinrent des fins fonds des sables stériles des nuées d’oracles grégaires portant paroles apocryphes au rang des grandes tables de loi. »

Ecrira le poète dans Chants de l’autre rive en 2013 justement.

Libellule te voici entre changement et la culpabilité.
La culpabilité justement ! Pourquoi Moëz Majed semble-t-il traîner ce fardeau d’un ouvrage à un autre pour en faire l’un des thèmes de son écriture ?

Coupable...
Mon enfant

Coupable d’avoir livré
Ces géraniums à la poussière

Coupable d’avoir abandonné tes murs blancs
À la morsure du lichen

D’avoir consenti au silence venteux
D’une arrière-saison du bonheur
Là-même où éclataient jadis
Nos rires d’enfants.

Coupable d’avoir vécu
Et de ne t’avoir rien laissé à vivre.

De quoi se sent-il coupable ?
Le poète nous ouvre son cœur : « A l’âge adulte nous faisons des choix. Nous en assumons certains, puis on se défait de ceux qui ne nous correspondent plus.
Nous cherchons à être cohérents avec nous-mêmes. Or, cette cohérence n’est pas une constante. L’être humain est voué au changement. La stabilité n’est qu’une illusion. Sur cette longue route qu’est l’existence, lorsqu’on se défait de certaines de nos priorités, ceux qui nous suivent notre famille, nos enfants, nos proches n’ont pas forcément évolué de la même manière que nous.
A chaque fois que nous partons à la conquête de notre liberté, d’autres ramassent les débris de verre. Ils se blessent les mains. Ils garderont sans doute quelques cicatrices de ces moments de vie. C’est ici que naît la culpabilité.
Une culpabilité existentielle liée à l’humain. Nous sommes condamnés à être coupables, dès que nous aspirons à être libres. Fondamentalement libres dans une société qui n’a qu’un vœu depuis notre naissance jusqu’au rite de la mort : nous déposer dans ce moule qu’elle a choisit pour nous.
La vie n’est pas forcément une bonne mère, ni nous les parents que nous aimerions être…
J’ai aussi parfois l’impression que notre génération a raté le rendez-vous avec le pays. Ceci n’engage que moi évidemment.
Nous sommes cette génération née entre 1960 et 1980 qui portait l’espoir d’une relève et qui a fini par rater son rendez-vous avec le pays en le laissant sombrer emporté par ses démons.
Je regarde la Tunisie s’en aller petit à petit. J’assiste peiné à cette douloureuse agonie ».

Vivre n’est pas simple, exister encore moins. Boris Cyrulnick écrivait dans son livre Sauve toi la vie t’attend : « La vie est folle, n’est-ce pas ? C’est pour ça qu’elle est passionnante. Imaginez que nous soyons équilibrés dans une existence paisible, il n’y aurait ni événement, ni crise, ni trauma à surmonter, de la routine uniquement, rien à mettre en mémoire : nous ne serions même pas capables de découvrir qui nous sommes. »

Double culpabilité que porte le poète qui ne peut que constater qu’il n’y a rien à proposer à la génération à venir si ce n’est de partir :

« Nous faudra-t-il un jour quitter ces terres sobres ?
Livrer aux forces vives du souvenir la poudre indigo de nos aïeux ?
Clore les paupières de nos nobles demeures et appeler nos enfants qui joueraient dans la cour ?
Puis regarder, en cheminant à travers la poussière de nos pas, la lueur entremblantée de ce que nous fûmes ?
Défaits, nous n’aurions que la mélancolie à livrer en héritage. »

Isomorphisme « entre deux cristaux, deux ensembles, deux langues, ou prétendument, entre le microcosme et le macrocosme », comme nous l’explique André Comte-Sponville dans son dictionnaire philosophique paru chez PUF.
Isomorphisme que le poète met en place autour de lui, créant d’un ouvrage à un autre des constellations thématiques (Le lieu, la mémoire, la culpabilité…) répétées comme une « Grammaire intime » (titre d’un chapitre dans L’ambition d’un Verger, L’Harmattan, 2012).
Cette libellule qui semblait si fragile a survolé des volcans sans se brûler les ailes en dentelles.
Le poète la regarde, se regarde dans le miroir qui reflète les cheveux blancs d’un pays las de cacher son âge, las de cacher ses douleurs, las de cacher ses cernes.
Il a envie de lui demander de partir, de survoler d’autres contrées, de vivre et de danser sur des eaux vives et aérées. Il a envie de lui parler de ces pays où l’on ne meurt pas de chagrin, de silence et d’usure.
Il veut rester seul à présent et se souvenir : « des soldats sacrifiés dans les boues des plaines noircies. »

Emna Louzyr


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