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« Vous avez dit synesthésie ? » - retour aux sources, par Florence Saint-Roch

samedi 18 février 2023, par Florence Saint Roch

1/ Symptômes
Théophile Gautier a été initié au haschisch par le peintre Boissard de Boisdenier, propriétaire de l’hôtel Pimodan, que fréquentaient aussi Delacroix, Nerval, Daumier, Balzac et Baudelaire à l’occasion. De façon régulière, un groupe d’artistes, de scientifiques et de personnalités influentes y participaient à des séances de consommation collective de dawamesk, cette espèce de confiture de hachisch fortement dosé et lié avec du miel, de la farine de pistache ou d’amande douce, de l’huile ou du beurre rance. Curieux des sensations que cette substance pouvait procurer, Gautier fut introduit dans le cercle qui prendra, quelques années plus tard, le nom de « Club des Haschischins », selon le titre d’une nouvelle qu’il écrivit lui-même en 1846.
Reste que dès le 19 juillt 1843, Théophile Gautier rédigea, pour le quotidien La Presse, et quasiment en lieu et place de sa chronique théâtrale habituelle, un article intitulé « Le Hachisch » - et c’est un tout autre théâtre, nous le voyons, qui s’anime là :

"Une demi-heure s’était à peine écoulée que je retombais sous l’empire du hachisch. Cette fois la vision fut plus compliquée et plus extraordinaire.
Dans un air confusément lumineux voltigeaient, avec un fourmillement perpétuel, des milliards de papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. De gigantesques fleurs au calice de cristal, d’énormes passeroses, des lis d’or et d’argent montaient et s’épanouissaient autour de moi, avec une crépitation pareille à celle des bouquets de feux d’artifice.
Mon ouïe s’était prodigieusement développée : j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé bas, vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre ; ma propre voix me semblait si forte que je n’osais parler, de peur de renverser les murailles ou de me faire éclater comme une bombe. Plus de cinq cents pendules me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines.
Chaque objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un océan de sonorité où flottaient, comme des îlots de lumière, quelques motifs de « Lucia » et du « Barbier ».
Jamais béatitude pareille ne m’inonda de ses effluves ; j’étais si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé de moi, cet odieux témoin qui vous accompagne partout, que j’ai compris pour la première fois quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes séparées du corps.
J’étais comme une éponge au milieu de la mer ; à chaque minute, des flots de bonheur me traversaient, entrant et sortant par mes pores ; car j’étais devenu perméable, et jusqu’au moindre vaisseau capillaire, tout mon être s’injectait de la couleur du milieu fantastique où j’étais plongé. Les sons, les parfums, la lumière m’arrivaient par des multitudes de tuyaux minces comme des cheveux, dans lesquels j’entendais siffler des courants magnétiques. À mon calcul, cet état dura environ trois cents ans, car les sensations s’y succédaient tellement nombreuses et pressées que l’appréciation réelle du temps était impossible. L’accès passé, je vis qu’il avait duré un quart d’heure.« Dans le même esprit, la nouvelle Le Club des Haschischins, qui parut dans la Revue des deux Mondes le 1 février 1846, décrivait, de façon plus concise, un phénomène similaire : »L’orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le piano touché par le voyant (on appelle ainsi l’adepte sobre). Les notes vibraient avec tant de puissance qu’elles m’entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses ; bientôt l’air joué me parut sortir de moi-même ; mes doigts s’agitaient sur un clavier absent ; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques ; l’âme de Weber s’était incarnée en moi."

Ce processus synesthésique, déclenché par la prise de psychotropes, se déroule durant ce que Gautier appelle « l’accès » et s’arrête dès que les effets de la drogue se sont estompés. Les perceptions s’y chevauchent, empiètent les unes sur les autres, curieusement coïncident. Nous l’avons lu plus haut, « […] j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes », ou encore : « les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques ».
Merleau-Ponty, qui, dans Phénoménologie de la perception (1945), étudie les effets de la mescaline, fait en quelque sorte écho à Gautier : « L’intoxication par la mescaline, parce qu’elle compromet l’attitude impartiale et livre le sujet à sa vitalité, devra donc favoriser les synesthésies. En fait, sous mescaline, un son de flûte donne une couleur bleu vert, le bruit d’un métronome se traduit dans l’obscurité par des taches grises. »
La synesthésie est donc le fruit d’un liage sensoriel inhabituel ; certains stimuli génèrent une perception pour ainsi dire additionnelle, une surimpression qui s’accomplit en simultané : ainsi, comme nous l’avons vu chez Th. Gautier, le son n’amène pas une couleur, il est une couleur.
Cet « accès » dont parle Th. Gautier, quel est-il ? Qu’ouvre-t-il ? Le terme « voyant », que nous avons trouvé plus haut sous sa plume, et qui désigne « l’adepte sobre », évidemment nous interpelle, et nous renvoie à la fameuse lettre dite « Lettre du voyant » que Rimbaud adressa à Paul Demeny en mai 1871. Rimbaud y évoque, parce qu’il veut le cultiver en poésie, un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », où il s’agit de rompre les cloisons entre les différentes perceptions pour retrouver, entre elles, une forme d’indivision : démarche synesthésique, donc (notons par parenthèse que la première attestation de ce terme par le Littré date de 1872), activation croisée, dont le poème « Voyelles », « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles » est l’illustration emblématique. Pour ce couplage perceptif, nul besoin de recourir à une substance particulière : les ressources sont en nous, nous avons, en nous-mêmes, nos propres poisons : « […] il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables […] » écrit le jeune poète. Expérience délibérée, exercice passionnément réitéré : le voyant, sobre et fou, jusqu’aux lisières de la raison s’obstine et développe ses facultés, prêt à la bascule, pourvu qu’elle se nomme poésie.

2/ C’est grave, docteur ? Etudes de cas.
Si l’on s’en tient aux propos de Rimbaud, des recouvrements perceptifs « inouïs » peuvent surgir, au prix d’un intense travail cérébral ; synesthésies circonstancielles, donc, pour des individus en bonne santé et ne s’adonnant à aucune addiction. Reste qu’elles peuvent aussi résulter, hors addiction et hors dispositif poétique, d’un trouble permanent de la perception sensorielle : chez certaines personnes présentant une synesthésie que les neurologues disent développementale, la sensation normale s’accompagne systématiquement d’une sensation complémentaire dans un domaine sensoriel différent. Ce phénomène n’a rien d’accidentel, il est plutôt constitutif, comme en témoignent les « synesthètes » : toujours en eux, par exemple, l’écoute d’un son produit une perception colorée. De même, des chiffres et/ou des lettres, évoquent une couleur : ces expériences synesthésiques, d’après les neurologues, refléteraient une activation croisée entre les aires cérébrales sous-tendant la perception des graphèmes et des couleurs. Si vous souhaitez approfondir la question, je ne puis que vous suggérer la lecture de cet article passionnant : https://www.oreillemudry.ch/audition-coloree/
L’auteur de cette étude, en guise d’exemple, cite Cézanne, qui voulait peindre jusqu’à « l’odeur toute bleue des pins, qui est âpre au soleil, et doit épouser l’odeur verte des prairies » (Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, p. 110).

Cézanne, apparemment, n’était pas un cas isolé. Dans son ouvrage Kandinsky, Musik ! (le point d’exclamation est important), Toedoro Gilabert considère Impression III, tableau que Kandinsky a peint retour d’un concert de Schoenberg :

« Tout d’abord, il faut savoir que Kandinsky, avant de s’intéresser à la peinture, a suivi ne formation musicale très sérieuse, il jouait du violoncelle et du piano, et fort bien, paraît-il. Dans son livre (Du spirituel dans l’art), il explique le parallèle entre les timbres dans les instruments de musique et les couleurs en les associant avec ce qu’il ressent dans ce qu’il nomme « la résonance intérieure ». Le jaune qui domine sur le tableau en face de vous dégage une « chaleur spirituelle » et correspond à une trompette aiguë qui résonne comme la rage, le délire. Le bleu clair sonne comme une flûte et marque l’éloignement, l’indifférence, alors que le bleu foncé sonne comme un violoncelle dans les graves et résonne intérieurement comme le calme, la profondeur. […] Le rouge clair d’Impressions III rappelle « le son des fanfares avec tuba, un son fort, obstiné, insolent. ». Selon Kandinsky, une œuvre est spirituelle lorsqu’elle provoque chez le spectateur cette « résonance intérieure », en peinture avec les formes et les couleurs qui peuvent être entendues, comme en littérature avec des mots. L’artiste, grâce à l’usage des couleurs peut mettre l’âme humaine en vibration. »
Alors, synesthète, Kandinsky ?
Le narrateur, dans l’ouvrage, invite à le penser, faisant du peintre « l’exemple le plus connu des synesthètes couleurs musique. Le peintre britannique David Hockney, lui, est synesthète musique couleur ». Quant à s’inquiéter de telles dispositions, que nenni, au contraire : nous leur devons des œuvres d’art originales. Et, par surcroît, à nous, les gens aux aires cérébrales bien distinctes et non connectées, ces œuvres font du bien : ainsi, le narrateur, qui souffre de claustrophobie, surmonte-t-il son angoisse :
« Ce que je ressens intérieurement, c’est que le jaune d’Impression III, qui a l’air de vouloir se répandre dans tout le tableau, m’apaise durablement. Lorsque je suis au bord d’une crise […], je visualise la partie droite du tableau, je plonge dans le jaune, puis je glisse mentalement vers le bas, ensuite vers la gauche, en passant sous les spectateurs et je remonte dans une place libre sur le bord, c’est petit mais pas étroit, je respire tranquillement et j’imagine la musique de Schoenberg, mieux encore, maintenant, je l’entends. Cela a l’air compliqué, mais c’est devenu une routine mentale très efficace. […] Finalement, c’est avec l’aide de Kandinsky que je suis en train de m’en sortir […] ».

Un cas, nous le voyons, en appelle un autre – un synesthète guérit un claustrophobe. Assurément, la synesthésie donne de l’air, parce qu’elle renverse les murs, pulvérise les cloisons. Avec elle, plus d’assignation étroite, plus d’approche univoque : la perception explose, et avec elle, le champ des significations. T. Gilabert dans son livre nous déplace sans cesse : on passe de la salle de concert à l’atelier de l’artiste. Tout porte à croire qu’on est aussi en poésie !

(Teodoro Gilabert, Kandinsky, Musik !, éd. invenit, collection Ekphrasis, 2022)


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