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Entretien avec Gérard Noiret par Hervé Martin

jeudi 25 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Hervé Martin : - Lorsqu’on parle de toi, le mot banlieue revient fréquemment. Dans une émission de Poésie sur parole qu’il te consacra, André Velter te présente comme un poète des banlieues. Pourrais-tu nous éclairer sur les sources de cette désignation ?

Gérard Noiret : - « Poète des banlieues » me colle à la note biographique, vu mon origine géographique et sociale, ce qui fut mon métier et ces chantiers d’écriture qui revendiquent l’Éducation Populaire. Je ne récuse pas ce qualificatif car nombre de mes poèmes explorent ce « timbre poste » de réalité. Pourtant, comme dans cette ancienne publicité, mes poèmes ont le goût et la couleur de la banlieue mais n’en sont pas car ils entendent dépasser les problématiques du reflet et de la concordance entre les mots et la réalité qui les sous-tendent. Je travaille ma langue, celle des années 70 - 90, pour qu’elle soit capable de porter certaines manières d’être au monde, de prendre en charge une part de l’histoire littéraire et de relever les défis du « beau », voire « du sublime ».

HM : -Tu as toujours voulu te démarquer des « poètes du quotidien » et « des poètes engagés ».

GN : - Sans pour cela sous estimer leur apport... Je fais partie de la génération qui a voulu répondre tout à la fois aux ruptures structuralistes et aux belles évidences humanistes. Je conteste autant « la mort du sujet » que « sa plénitude ». J’ai cherché à renouveler les rapports entre l’histoire, la politique et le poème. Á la fin des années 70, familier de la pensée critique et de la poésie contemporaine, et en particulier de ce qui tournait autour de revues telles qu’Action Poétique, j’ai traversé une crise profonde alors que j’exerçais un métier à caractère social. La fréquentation quotidienne de la petite-misère dans ce moment difficile a engendré une thématique. Pourtant, je suis devenu poète parce que mon langage écrit, affecté par un choc d’ordre psychanalytique, dépassait mon vouloir. Repérant les formulations qui m’échappaient un peu comme on découvre un minerai inconnu, j’ai commencé à élaborer une poésie du politique, dialectiquement opposée à la poésie politique. Cela a donné Le pain aux alouettes et Chatila. Quand mon écriture a de nouveau évolué pour des raisons existentielles, je me suis adapté. J’ai travaillé autour de ce que je nomme « la sensation perturbante ». Je n’ai jamais cherché à être sociologiquement fiable, ou sincère, ou « de gauche ». Je n’ai jamais oublié la force des mains imprimées sur la paroi des grottes.

HM : - La parution de ton dernier livre Autoportrait au soleil couchant, qui a été distingué par le prix Max Jacob remonte à plus de huit ans. Quelle est la cause de cette longue absence ?

GN : - Le temps passe vite. Tu marches, tu fais tomber une aiguille, tu la ramasses... et quand tu te relèves tu as 70 ans... Plusieurs facteurs expliquent mon silence. Premièrement, la situation de la poésie, qui s’est effondrée. Temps Actuels a disparu, Actes Sud a changé de catalogue, Action Poétique a cessé de paraître comme beaucoup de revues papier, Maurice Nadeau est mort, la collection Les solitudes d’Obsidiane s’est arrêtée, nombre de lieux, récemment La Biennale Internationale de Poésie, ont été contraints de mettre la clé sous la porte « pour raisons économiques ». À l’intérieur de ce qui reste, mes choix philosophiques et esthétiques sont écartés, non pas à cause d’une censure, mais parce que jouent à fond les mécanismes d’un habitus où règnent les valeurs des « héritiers », de droite et de gauche. Deuxièmement, il y a cette forme de « dégagisme » qui, censure ce qui va contre la novlangue libérale et applique la méthode Duchamp à l’oralité et à l’usage de la vidéo. Troisièmement, il y a mes torts et mes insuffisances. Mes torts parce que je me suis laissé manger par l’activité critique. Mes insuffisances parce la réalisation de ma Grande Forme supposait que j’écrive un roman et que j’ai butté des années sur cet obstacle.
Bref, je me sens comme un Troyen au lendemain de la chute des murailles. C’est d’autant plus désagréable qu’à l’intérieur de celles-ci je contestais Priam...

HM : - Je t’ai souvent entendu parler de cette « grande forme »...

GN : - Depuis 1984, mon écriture est liée à l’ambition d’une suite de 6+1+6 livres, dont chaque livre doit pouvoir être lu séparément, dont chaque livre doit donner ma version d’un genre ou une forme, mais dont l’ensemble doit manifester une évidente unité. Le texte final, dont les chapitres seront des livres, devra porter, indissociablement, l’histoire d’une banlieue imaginaire entre 1980 et 2005 et l’histoire d’un « sujet de l’écriture ». Je reprends là la formulation de Meschonnic qui est, avec Scarpetta et Bourdieu l’un de ceux qui m’ont influencé.

HM : - Concrètement de quoi est composée cette « suite » ?

GN : - D’un poème long (Chatila), d’un recueil (Le commun des mortels), de chroniques (Les chroniques d’inquiétude), d’un roman, de nouvelles, d’un texte baroque (Polyptyque de la dame à la glycine), d’une mise en abyme (le 1 de mon 6+1+6) d’un essai sur la poésie contemporaine, d’une anthologie (Autoportrait au soleil couchant), de contes et légendes, d’un pastiche, d’un livre illustré, et d’un second poème long équilibrant le premier. Le nombre, l’ordre des différents livres ainsi que leur teneur ont varié et varieront peut-être encore, mais pas le projet d’ensemble. J’ai refusé d’être avec mes scènes de banlieue un Bernard Buffet de la poésie ! Cela fait longtemps que j’ai changé de métier, que j’ai trouvé une forme de bonheur, que je suis intégré à la vie artistique et que « ma » banlieue a disparu ! Avoir résisté, dans les années 90, à certaines propositions, celle par exemple d’utiliser mon expérience professionnelle dans les milieux marginaux afin de sortir des romans noirs, ne m’empêche pas de regretter d’avoir négligé les pouvoirs du roman et de d’avoir une très médiocre culture romanesque. Ma Grande Forme est une obsession de poète !

HM : - Néanmoins, tu as publié en-dehors d’elle.

GN : - Bien sûr. Outre Le pain aux alouettes qui date de 1982, ce qui a paru hors fresque correspond soit à des poèmes qui auraient fait doublon, ceux de Tags ou de Pris dans les choses, soit à des poèmes qui se sont imposés sans raison préalable. Les versets de Toutes voix confondues me sont, pour la plupart, venus au cours de marches avant de créer leur propre unité et de m’amener à reprendre des brouillons des années 70.

HM : - L’idée de ta fresque t’est venue en 1984. Cela commence à dater, non ?

GN : - Oui, ma fresque est un marathon. Je ne me sentirai écrivain qu’après avoir terminé ses 42 kilomètres ! C’est contraignant mais cela me protège des affres de la publication ou du besoin de reconnaissance.... En tant que poète, je n’ai pas fait pas comme j’ai voulu mais comme j’ai pu, à partir du langage qui m’est ou ne m’est pas venu. Je me suis toujours méfié du savoir faire. Les mots tels qu’ils sortent ont toujours été plus déterminants que le reste. Qu’importe si le poète est hanté par l’idée d’absolu ou par l’ambition de changer le monde. Si ses vers n’échappent pas à la description, si aucun jaillissement n’outrepasse sa pensée, si sa ponctuation ne provient pas d’un rythme interne, alors il a peu de chance d’aboutir à une œuvre véritable. Ce que j’aime le plus en poésie, ce que je nomme le langage profond, peut être comparé au « gospel » des chanteurs, à la « présence » des comédiens, à la mémoire involontaire de Proust.

HM : - Tu veux dire qu’il ne provient pas du travail ou du savoir... Il me semble proche du duendé de Lorca.

GN : - Oui. Il a pour origine un choc psychique, pas forcément douloureux d’ailleurs. Il doit être traité, comme un minerai inconnu. Malheureusement, il se perd et il est incompatible avec le roman et le théâtre.

HM : - Qu’est-ce que la poésie pour toi ?

GN : - Si tu le veux bien, je me contenterai de parler de poème. À mon sens, il est la « cristallisation » d’une sorte de produit de facteurs, au nombre indéterminé, à la définition instable, où les composants ne multiplient pas d’une manière identique, mais un produit de facteurs quand même. Bien que je sois nul en mathématiques, je vais risquer cette formule : poème = (langage) (histoire poétique) (imaginaire) (monde) (pensée) (projet). J’entends par (langage) ce qui vient à l’auteur ; par (histoire poétique) la mémoire des manières d’écrire et des textes majeurs ; par (imaginaire) l’ensemble des représentations conscientes et inconscientes d’un sujet ; par (monde) aussi bien les circonstances, que l’histoire, que la politique ; par (pensée) la connaissance philosophique, la spiritualité, la foi ; et par (projet) ce qui naît spécifiquement du travail de l’écrivain. Seul le (langage) est incontournable. Sa qualité détermine le résultat final.

HM : - Les différences de qualité vont-elle jusqu’à te faire affirmer que le langage est fait de plusieurs langages ?

GN : - Je ne peux te répondre d’un point de vue théorique. Je distingue intuitivement le langage de la communication, le langage automatique, le langage de l’émotion. Le langage de la sensation perturbante et le langage profond. J’ai aussi l’intuition que le langage-du-poème relève de l’idiome et pas de la langue nationale, et pas de la Langue des écrivains, et pas de lalangue des psychanalystes ; qu’il ne dépend ni des études, ni du mérite, ni du sujet traité. En règle générale, les poèmes que je publie combinent de trois à cinq facteurs. Quand ils en utilisent deux, ils relèvent de la notation. Quand ils utilisent les six, ils deviennent illisibles.

HM : - Quelles sont tes perspectives aujourd’hui ?

GN : - Conscient que ce qui a été publié hier avec un réel soutien, je pense au Polyptyque, ne le serait plus aujourd’hui, je compte achever ce qui est déjà écrit en grande partie : le pastiche (de Notes de chevet de Sei Shonagon), l’ensemble de notes et variantes, (la mise en abyme), les contes et légendes de la banlieue, les nouvelles, le livre illustré (avec mes collages). Deux choses me donnent une énergie nouvelle : le fait d’avoir presque mené à bien l’écriture du roman en cours depuis 5 ou 6 ans, et le soulagement d’avoir mis un quasi terme à mon activité de critique.

HM : - En 2019, les éditions Obsidiane vont faire paraître un nouveau livre de toi. S’insère-t-il dans la Grande Forme ?

GN : - Non. La matière et les ambitions de mon travail d’aujourd’hui datent des dix dernières années. Ma Grande Forme se termine en 2005. Je ne suis plus en prise avec un monde bouleversé par le virtuel et livré aux valeurs libérales. Ne plus avoir de métier me donne un autre angle de vue. Les sensations provenant de voyages, mes rapports aux êtres qui on évolué avec l’âge, le besoin « d’une légèreté » et d’humour ont fait qu’une forme s’est imposée qui est une réponse à l’insatisfaction que produisent en moi les « haïkus » européens.

HM : - Au regard de l’édification de ta fresque, notamment, je suis sensible à ton exigence littéraire et à cette obstination qui fondent l’écrivain que tu es. Par ailleurs, ton point de vue sur le poème et le langage, tel que tu l’expliques ici, permet d’éclaircir l’imprécision qui règne autour des mots « poème » et « poésie ». Une approche analytique née de ton expérience qui fournira, je crois, des points d’observations utiles aux poètes naissants. Je te remercie.

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