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Philippe Rahmy-Wolff

dimanche 15 décembre 2013, par Sabine Huynh

Entretien avec Philippe Rahmy-Wolff, par Sabine Huynh

Les éditions de La Table Ronde ont fait paraître en septembre 2013 le livre Béton armé (Prix Wepler Fondation La Poste 2013 Mention Spéciale du Jury) de l’écrivain Philippe Rahmy. Je profite de sa rayonnante présence à Tel Aviv pour m’entretenir avec lui autour de son travail.

Une question « facile » pour commencer : en tant qu’écrivain voyageur, as-tu plus l’âme d’un explorateur, d’un aventurier, d’un reporter, d’un pionnier, ou d’un chroniqueur ?

Sabine, merci, et merci à Terre à ciel, de m’offrir la chance de cet entretien qui se place d’emblée sous l’horizon de la littérature, puisqu’il amorce un dialogue entre deux écrivains, deux « déracinés » si l’on en croît nos biographies respectives, davantage que sous celui du voyage compris comme trajectoire, écrite ou non, d’un individu à travers le monde.
Je suis attaché à l’idée de déracinement. Cette idée n’éveille en moi aucune mélancolie, nourrie par le regret d’avoir quitté, ou jamais connu, le pays d’origine de mes parents, ou par le sentiment récurrent de ne pas avoir de patrie. Pas de patrie hors les livres. Je pense donc avoir, pour te répondre, l’âme d’un voyageur radical. J’habite le mouvement d’écrire, que mon corps soit immobile ou non.

Béton armé n’est pas un récit de voyage typique, car tu as, semble-t-il, fait faux-bond à la Chine.

Le récit de voyage dit la vérité. Ce postulat s’applique aussi à la confession. Celui qui a voyagé, comme celui qui se confesse, témoigne d’une expérience qui a engagé tout son être.
Le voyageur rapporte ce qu’il a vu, vécu, sans mentir, car le mensonge viendrait affaiblir une parole reposant sur une tradition héroïque. Il témoigne d’une réalité, éloignée de celle de son public, dangereuse, spectaculaire, difficile à décrire, donc ouverte à tous les registres narratifs. Les récits de voyage se démarquent des textes d’invention en ce qu’ils ne se contentent pas du vraisemblable. Ils parlent vrai. Il y a donc une mystique du récit de voyage, comme l’affirmation d’un pouvoir d’absorption absolu sur le réel : voici le monde que j’ai vu, capturé, et que je vous restitue.
Je me suis emparé de ce postulat de vérité dans Béton armé. Ou plutôt, je l’ai laissé agir dans mon écriture sans me soucier de l’écart, parfois immense, parfois inexistant, entre ce que je voyais en Chine, et ce que j’écrivais. Je n’ai jamais fait faux-bond à Shanghai, je ne lui ai jamais tourné le dos. Je me suis coulé dans un genre, le récit de voyage, comme on monte sur le dos d’un cheval sauvage. J’ai parlé à mon cheval, je l’ai caressé, il m’est arrivé de l’éperonner de mes talons nus, mais jamais je n’ai trahi mon sujet. Si j’ai trahi quelque chose, c’est l’idée de vérité monolithique.
Pour ces raisons, mon récit de voyage ne montre pas le monde tel qu’il est, en prenant appui sur la subjectivité et sur les talents d’un écrivain, il est la vie en germe, la vie rêvée, la vie réelle, la vie éternelle des lettres.

Béton armé est ton autoportrait en casquette de Mao. Pardon pour la boutade, je n’ai pas pu résister !

Tu me fais rire ! Tu as raison pour la casquette : je ne sors jamais sans chapeau. J’en porte depuis que je suis enfant, pour affirmer à la fois ma vulnérabilité et mon caractère rebelle : j’ai peur que le ciel ne me tombe sur la tête et je ne me découvre devant personne. Je suis bourré de superstitions, mais ni Dieu ni maître !
Quant à la question de l’autoportrait ? Ce livre, écrit dans le tumulte des boulevards, des rues, des ruelles de Shanghai, dans un monde qui m’a semblé si semblable au nôtre parce que j’y ai vécu, et que j’y ai vu, la laideur et la beauté partout, sous loupe de l’écriture, ce livre me rappelle que j’aurais aimé être peintre. Peintre pour faire l’expérience directe de la matière et de la couleur avec les mains, peintre pour trouver les mots justes à la question du rapport aux autres et à soi au moyen de la création, peintre, oui, j’aurais aimé être Egon Schiele, le maître moderne de l’autoportrait et de la compassion : « Je regarde les hommes en colère avec amour, pour reconstruire l’homme que je suis. » (E.S.)

Tu parles volontiers de la naissance d’un troisième corps, d’un troisième personnage, à Shanghai : naissance du corps du texte, de la narration. S’est-il aussi produit une sorte de renaissance pour toi, « entre Shanghai et un lointain souvenir d’enfance » (tes mots), lors de ce grand voyage ? J’ai beaucoup aimé ces mots de toi : « Je suis emporté par la masse incohérente de ce qui se produit dans cette ville et par le poids de mon propre corps structuré par les phrases. »

Naissance ? Oui, au sens de traduction. Toute bonne traduction se dégage de la problématique du texte source et du texte cible, au profit d’une réalité troisième, d’un texte idéal qui les contiendrait tous deux, et qui vivrait d’une tension de nuances, toujours plus fines, toujours plus singulières, inconciliables et virulentes, pourtant appariées par l’acte de traduire. Quelque chose en moi, et dans mon écriture, s’est constitué comme un arc électrique entre les pôles de mon corps et du texte que j’écrivais. Cette chose, qui est davantage l’émergence d’un espace-temps surnuméraire, intrinsèquement lié au processus de l’écriture, prend fin une fois le texte publié, devenant la matérialisation, ou la cristallisation, de cette entité de pure énergie. Nous étions bien trois à arpenter Shanghai : mon corps physique, le corps de mon texte, et ce corps astral.
Tu le sais comme moi. Chaque texte que l’on écrit constitue, en amont, sa propre mythologie. Sinon, rien ne se passe. Aucun monde ne se crée sans mythes. Chaque phrase qu’on écrit repose sur ce mythe personnel, et le met à l’épreuve, puisqu’il s’agit, au bout du compte, d’aboutir à un texte plus grand que soi, capable de répondre aux mythes des lecteurs, et de trouver sa place dans ce monde de bricolages symboliques.
Nous étions trois à Shanghai. Deux aveugles, mon corps et mon texte, et le troisième passager de ce voyage, un illuminé, un assoiffé, un affamé de vie, en rut permanent.

En exergue tu as mis une citation de Michaux : « Il me plaît, quant à moi, de penser que, quoi qu’il arrive, et quoiqu’elle tende à être, la Chine sera toujours différente.  » (Henri Michaux, Un barbare en Asie). Shanghai et la Chine seraient donc des corps insaisissables, inconquis, avec quelque chose d’irréel, du fantasme. Qu’en-est-il du territoire de ton propre corps ? Il me semble que tu t’en sens la plupart du temps l’otage et que tu retrouves la liberté dans les mots. Chez toi, le corps mène au texte affranchi qui ramène au corps barbare...

J’ai cité Henri Michaux parce que son œuvre s’impose au voyageur. Quelle meilleure boussole que ses Meidosems, quelle meilleure carte routière que ses visions hallucinées ?
Mais j’aurais aussi pu citer Michel Leiris et L’Afrique fantôme, que je relis souvent. Je suis moins préoccupé par le rapport de la réalité au fantasme, ou par les voies de la liberté que tu évoques, que par la question très concrète de savoir comment formuler, ou comment faire sentir, mon propre héritage et ma propre innocence face aux notions de lointain ou d’exotisme. Leiris a subi une métamorphose entre sa première grande expédition avec Marcel Griaule, et la prise de conscience qui l’a mené vers les avant-postes de la décolonisation et de la réflexion ethnologique sur les œuvres d’art. Son écriture, d’abord innocente, autrement dit capable d’exprimer toute l’ignorance de l’Occidental se portant au-devant de l’Afrique, et donc aussi toute sa violence, a trouvé, dans un second temps, toute la profondeur, toute la pudeur d’un humanisme vrai. Son œuvre naît ainsi sous une forme « barbare », sa barbarie étant ici une forme d’autisme, pour trouver peu à peu les accents de la nuance et du désir sans appropriation.
Je risque donc un parallèle. Je suis né « barbare ». Je pense, je perçois, je vis à l’intérieur d’un corps aveugle, soumis à la douleur. Une douleur plus ou moins forte, mais constante. Cette douleur se traduit par une rage, colère, impatience, qui ne me quittent pas, que je traduis au moyen de l’écriture. En ce sens, mon écriture est d’abord physique. Mais elle ne serait rien sans l’aspiration au sublime. Je ne rêve que d’esprit, de légèreté, d’assurance, d’équilibre, de constance. J’ai en aversion les œuvres d’art énervées, qui reposent sur une mystique de la matière. Sur une violence brute transmise telle qu’elle. Je les maudis, car je souffre d’être muselé par la matière, par un corps qui s’effondre, et qui écrase mon esprit, comme un percheron marcherait sur une noix. Mon travail se nourrit de ce besoin d’élévation. Tout, au lieu du corps ! Je pense à Roland Barthes, soudain. Je pense à lui en me souvenant du début de notre entretien. Que sont les récits de voyage ? Disent-ils le monde autrement que le roman ? Les genres existent-ils en littérature ? Pour Barthes : tout, au lieu du roman !

Dans Béton armé tu as écrit : « Ce lieu n’existe que d’être traversé. » Par quoi ton corps est-il traversé ? Par les histoires qu’il construit, et coule dans du béton ?

Je me pose la question différemment. Mon corps n’est traversé par rien. Ce sont les paysages qui n’existent que d’être traversés.

Avec ce livre, tu as écrit la vie. La vie, la ville, la même chose, le même combat, la même merveille, à tes yeux ?

Je ne saurais trouver de métaphores pour la vie. Mais la ville et le texte sont superposables à mes yeux. Ce sont des espaces-plans pourvus de profondeur, qui n’existent que par leurs voies de communication.

J’ai trouvé ton livre d’une poésie forte, brute. Tu es un poète publié par deux fois aux éditions Cheyne en France, une traduction en anglais (par Rosemary Lloyd) de ta poésie est en cours ou va paraître bientôt aux États-Unis, si je ne m’abuse... Quel bruit fait la poésie dans ta tête, dans ta vie ?

Elle fait un bruit de machine de guerre dans les ailes d’un colibri.

En te lisant, je me suis demandée dans quelle mesure il faut être honnête en littérature. Je pense au face-à-face avec la mort, qui, pour certains, a lieu dans la distance (jusqu’au fantasme), alors que pour toi, il s’est agi d’un véritable duel, d’un corps à corps de boxeurs, d’une descente aux enfers, dont tu es revenu, chacun de tes os brisés. Tu soulignes de mille et une façon que sans être Hercule, tu as combattu Cerbère. Tu as quelque chose des superhéros qui me fascinaient enfant.

Une descente aux enfers. Voici le grand mythe auquel j’ai accroché mon histoire personnelle. Cette histoire affleure partout dans mon tableau de Shanghai. Elle fait que la description d’une réalité urbaine trouve aussi, par la force de l’écriture, ou plutôt à force de ne pas se contenter de la description du réel, toujours plus riche, c’est-à-dire plus bavarde que ce qu’elle montre, moyen de raconter ce qui ne se voit pas. Une description clinique dit toujours plus que ce qu’elle nomme, ou dénombre. Une écriture descriptive fait apparaître ce qu’elle passe sous silence : qu’on pense, par exemple, à Georges Perec, dont l’œuvre inégalable n’en finira jamais de parler pour toutes les voix qui se sont tues. Une description permet aussi, sans négliger son pouvoir métaphorique, à force d’attention pour la chose décrite, de déchirer le tissu des apparences, comme un rayon de soleil, concentré dans une loupe, fait flamber un drap.
Voici où j’ai placé l’honnêteté d’écrivain que tu évoques. Je n’ai pas voulu témoigner, ou pas seulement, je n’ai pas voulu dire la vérité, ou pas vraiment, j’ai fait l’impossible pour que la ville me raconte une histoire. J’ai insisté.

Tu as parlé de Béton armé comme étant un « roman de voyage », je me demande donc quelle part de fiction ton livre contient... même si le romanesque n’est pas forcément fictif... En fait, cette question est maladroite, la fiction c’est peut-être « juste » ce que font les mots, et l’architecture qui les porte...

Quelle part de fiction ? Un roman de voyage… Tout se passe comme si le voyage, et non moi, était le personnage principal de ce texte, comme si j’avais voulu écouter ce que le voyage avait à dire. Quand le monde autour de moi s’est mis à parler, j’ai tout pris pour argent comptant.

Oui, ton écoute a été incroyable, on le voit en lisant ce que tu as saisi... Je t’avais dit il y a quelques mois, après avoir lu ton livre, que tu avais su capturer de la Chine tout ce que j’avais détesté lors de mes voyages au Vietnam. J’ai lu ton livre avec la plus grande fascination : j’étais à la fois paralysée (par la peur, l’horreur, le dégoût) et subjuguée. Ce qui m’a le plus éblouie en lisant Béton armé, c’est la grande humanité qui s’en dégage, car tu as su poser un regard aigre-doux (pour reprendre une saveur appréciée en Chine) sur les êtres humains qui t’entouraient. Jour après jour, tu as accompagné de tes mots compatissants cette humanité friable et tremblante, si belle parce que si vulnérable. Une humanité chancelante mais résolumment vivace, poussant sur ses propres ruines. Tu es un redresseur de ruines, celui qui raconte la ville « telle que la vivent ceux qui la bâtissent  » (tes mots). Quel était ton point fixe en écrivant ?

On voit vraiment le livre qu’on a écrit une fois qu’on se prépare à écrire le suivant. Tu parles d’humanité. Tu parles de la nécessité de trouver un point fixe pour écrire. Je crois qu’il existe deux types d’écrivains, ou, plutôt, deux traditions. L’une s’attache à traduire le monde, l’autre à le corriger. Longtemps, j’ai servi la première tradition. Mais aujourd’hui, engagé dans le travail préparatoire d’un nouveau texte, d’un premier roman, je me sens attiré vers la seconde.
Nous nous trouvons aujourd’hui, toi et moi, à Tel Aviv, une ville que je découvre avec émerveillement, une ville et une vie. Une ville et une vie où je me sens chez moi à tel point que je n’ai pas l’impression d’être parti en voyage. Je suis venu en Israël pour écrire ? Quoi ? Comment ? Je me souviens de ma grand-mère allemande me confiant, dans un murmure, que sa mère était juive, que son père était juif, mais que cette histoire avait été occultée. Que son mari, mon grand-père, un homme important, avait fait en sorte que cette origine soit effacée des registres officiels. Ma grand-mère m’a encore dit deux ou trois choses. La semaine suivante, elle était foudroyée dans son jardin par une crise cardiaque. Voilà le point fixe, ou le point de départ, de l’histoire que je veux écrire ici.
Rétrospectivement, je me rends compte que Béton armé est dépourvu d’un tel ancrage, d’une borne qui en marquerait le cœur. Sinon cette empathie que tu évoques…
Aujourd’hui, j’ai tenté de lire Camus. Impossible. J’ai buté sur le style. J’ai aussi buté contre la question de l’enjeu de l’écriture... de son horizon moral. Tu parles, Sabine, de « l’honnêteté de l’écrivain ». C’est là que je veux essayer de te rejoindre. Je suis juif. Voilà mon point de départ.
Je ne peux me résoudre à vouloir recréer la réalité, à vouloir la corriger. Je ne parviens pas à adhérer au Camus seconde manière, à cette écriture, qui, ayant aplani ses enthousiasmes de jeunesse, ses emballements romantiques innocents de jugement, s’est ensuite imposé la discipline d’une morale. Une telle position exerce une distorsion sur la vérité de l’écriture, qui m’apparaît toujours plus rapide que sa transposition théorique, plus rapide et infiniment plus instable, car vivante. Je reprends Michel Foucault : « Je suis un moraliste dans la mesure où je crois qu’une des tâches, un des sens de l’existence humaine, ce en quoi consiste la liberté de l’homme, c’est de ne jamais rien accepter comme définitif, intouchable, évident, immobile.  » Pourtant… je ne saurais pas davantage m’abandonner à l’élan d’écrire sans être travaillé par un sentiment de responsabilité, une responsabilité qui ne saurait se retrancher derrière la toute-puissance de la littérature, dont le postulat est d’être plus grand que la loi des hommes, sans refuser que l’intensité rayonnante des phrases, des textes, que le style, en somme, fasse seul la loi.
J’ai le sentiment, au bord de cette nouvelle aventure, que tout se résumera à une sorte d’heure de vérité prolongée. Une heure qui durera aussi longtemps que durera l’écriture de ce texte, dont le but est double : aboutir à un livre, bien sûr, mais aussi donner une impulsion imprévisible à ma vie, une impulsion dont j’ai aujourd’hui l’intuition. Cette intuition me fait peur. Cette peur est aussi, d’abord, une faim. Un désir. Désir de la confrontation avec un interlocuteur infiniment plus fort que moi (le langage, l’histoire ; comment le nommer ?), infiniment supérieur aux forces dont je dispose.
Est-il minable de faire un tel aveu ? Oui. Parce qu’il contredit l’impétuosité dont vit la légende de l’artiste. Non, parce qu’il est bon de se savoir faible avant de foncer tête baissée, de trembler avant de se jeter dans le vide. Car à force de trembler, on finit par déclencher le rire. Il en va avec le rire comme avec le mythe : rien de bon sans lui.
Il fait aujourd’hui une tempête à décorner les bœufs sur Tel Aviv. Nous avons attaché les volets, calfeutré portes et fenêtres. J’ai mon texte à l’esprit. Une masse informe, pourtant clairement délimitée. Comment empoigner cette masse ? Comment ramener l’ambition à portée du raisonnable, comment dépasser la raison au profit de l’argument littéraire ?... Cette instabilité féconde doit trouver une issue mentale pour fixer le style, puis pour libérer les personnages dans l’histoire, des personnages conscients de la couleur dominante et des enjeux du monde dans lequel ils vont évoluer. J’ai alors senti Camus revenir par la coulisse, et, avec lui, le fichu serpent de mer des enjeux moraux du texte.
Le problème qui me pèse encore, à ce stade, et que je dois impérativement résoudre, est de savoir si ce roman s’en tiendra aux canons, disons, romantiques, de la célébration du réel, cette célébration pouvant être infléchie par la sobriété du style, ou si j’assume une éthique.
On connaît la position de Philippe Jaccottet dont le nom me vient à l’esprit parce que je pense à son discours de remerciement pour le Prix Rambert : aller vers la littérature, elle seulement, produire dans le langage, et par lui, les clartés, ténèbres, épiphanies du monde. Oui... Mais voilà : le texte que je veux écrire ne peut pas se satisfaire des seules synesthésies, de la stylistique, pour dire ce qu’il a à dire. Je sais qu’il cherche aussi le langage de la rue, qu’il marche, en quelque sorte, dans les traces d’un Dos Passos, qu’il veut se produire, apparaître, dans la plus grande proximité des choses et des êtres, et qu’il veut ensuite, parce que notre temps est engagé dans le gouffre de l’Histoire, porter un message… Pour ce faire, je ne trouve secours chez personne. C’est sans doute bon signe. Camus est inopérant... Foucault ? Derrida que j’aime tant ? Je pense à Rousseau, peut-être, à une réactivation du Contrat social ? Comment ? Nous crevons de nous en tenir à la littérature, nous crevons de nous laisser aller aux slogans. De quelle nature est l’honnêteté dont tu parles, quelle est cette terrible honnêteté ?

Pour terminer, parce qu’il faut bien te laisser retourner à la fois à ton nouveau livre et... au Café Tamar pour ton péché quotidien (ah, ce petit café à la cardamone et ce gâteau aux graines de pavot) ! Tu as dit, dans un vidéo-livre, « Si nous mourrons c’est de nous croire singuliers et de tout faire pour entretenir l’illusion de nos identités. »

Je suis chaque jour frappé de ne pas me réveiller dans la peau de quelqu’un d’autre, cet étonnement venant du fait que je suis ébloui par la si grande ressemblance entre les individus, par cette si bouleversante fraternité qui me fait oublier les rares différences auxquelles on s’accroche tant, et pour de si mauvaises raisons. Retrouvons-nous chez Tamar pour continuer la discussion.

D’accord Philippe, à demain alors... Et merci infiniment pour ta générosité !

(Tel Aviv, 09/12/2013)

Béton armé (éditions de La Table Ronde, 2013) : extrait.


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