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La Migration des papillons : quand poésie rime avec amitié (la mise en oeuvre d’un recueil à quatre mains, par les auteurs)

samedi 28 septembre 2013, par Sabine Huynh

La Migration des papillons
Poèmes à deux voix de Sabine Huynh et Roselyne Sibille.
Recueil de la collection « Poésie en voyage », paru aux éditions La Porte, mars 2013 (livret cousu main, 32 pages, tiré à deux cents exemplaires)

Derrière un envol de papillons... une belle histoire d’amitié

Les conditions d’équilibre sont particulièrement difficiles à réaliser lorsqu’on écrit pour voix dites « égales », soit par exemple deux ténors et deux basses : le premier ténor ne doit pas être d’une tessiture trop tendue, et la seconde basse doit rester dans un registre chantant, ce qui restreint singulièrement l’espace disponible.
(Henri Potiron, La Musique d’église, 1945, p. 44)

Roselyne et moi avons commencé à correspondre par l’intermédiaire de la messagerie privée de Facebook en juillet 2011, suite à un album-photos qu’elle avait partagé et qui m’avait beaucoup plu (des photographies prises en Corée du Sud). J’étais enceinte et sur le point d’accoucher. Allongée à longueur de journée, je m’amusais avec mon iPad nouvellement acquis (le meilleur cadeau qu’on ne m’ait jamais fait). Puis mon bébé est né, alors que Roselyne accompagnait son père en fin de vie. Au bout de quelques mois, nous étions toutes les deux exténuées. Nos vies bien remplies souffraient peut-être d’un manque de légèreté, que nous avons commencé à combler à partir de février 2012 en nous envoyant des « papillons de mots » par email – des mots, des phrases qui venaient à nous, s’imposaient dans les fissures du temps qui se dérobait.

Peu à peu, nous avons poursuivi avec de plus en plus d’enthousiasme ce qui au départ n’était qu’un jeu, via la messagerie privée de Facebook, qui nous allouait plus de spontanéité, par son côté ludique et instantané. S’envoyer un mail fait encore partie du travail et se fait durant les heures de travail, alors qu’aller sur Facebook se fait durant les pauses, durant lesquelles l’esprit est plus disponible et réceptif. Nous ne voulions pas avoir à trop réfléchir sur ce que nous allions écrire, nous tenions à ce que cela reste une écriture du jet, une écriture du plaisir. Or, celle-ci n’était pas sans contrainte cependant puisque nous devions nous ajuster aux mots reçus de notre partenaire. Malgré le côté apparemment décontracté du procédé mis en œuvre, il s’agissait bien d’écriture sous contrainte, pas si facile que cela...

Parfois Roselyne m’envoyait quelques mots, je lui répondais immédiatement si j’étais en ligne au même moment qu’elle, ou au bout de quelques heures, ou bien le lendemain, dès que j’avais pu prendre connaissance de son message. Parfois ce qu’elle m’envoyait me donnait du fil à retordre (je me disais : « Diable ! Comment ajouter quoi que ce soit à ça, qui ne correspond ni à ma façon d’écrire, ni à ma façon de penser et de voir le monde ! »), alors je le laissais décanter en moi jusqu’à ce que des mots surgissent en réponse aux siens... Je courais alors les lui envoyer. Et quand on sentait toutes les deux qu’on avait fait le tour de ce qu’on était en train d’écrire – parce que mine de rien, cela ne partait jamais dans tous les sens, on gardait la ligne, et on restait en harmonie – on mettait le point final et Roselyne s’occupait de la mise en forme du poème.

C’était comme écrire un poème à la chaîne : chaque poète écrit un vers, quelques mots, et le fait passer à l’autre, sauf que dans notre cas nous n’étions que deux poètes. Vous pouvez imaginer le niveau de contrainte que cet exercice à l’apparence frivole impose : les mots que vous recevez gouvernent et dictent un thème, un ton, une direction, une certaine logique aussi, et vous devez respecter tout cela, tout en tâchant de donner voix à quelque chose d’uni, alors que naturellement, votre propre voix essaie toujours de prendre le dessus. On ne se corrigeait pas mutuellement, même s’il nous arrivait de nous corriger nous-mêmes, de modifier un peu quelque chose qu’on avait écrit, afin que l’accord (de tonalité) avec ce qui le précédait ou le suivait soit meilleur.

Un jour de mars 2012, Roselyne m’a écrit pour me dire combien elle se régalait de notre « migration de papillons », et c’est de là qu’est venu le titre du recueil paru aux éditions La Porte un an plus tard, en mars 2013 : La Migration des papillons. Miraculeusement, nos univers se sont rejoints, alors que non seulement nous n’écrivons pas du tout de la même façon (je suis plus dans le concret et Roselyne dans l’imagé), mais qu’en plus nous vivons dans deux réalités totalement opposées : la campagne française tranquille, verte et ombragée pour Roselyne, et la grosse métropole cosmopolitaine bruyante, brûlée par le soleil et polluée pour moi. Nous allions de surprise en surprise, tout en n’étant pas surprises, car sentant à chaque fois que c’était « ça », que ça fonctionnait, coulait, s’harmonisait bien. Il fallait que ce soit fluide mais sans forcer.

On accroche à un rythme, à des évocations immédiates, on saisit alors cette aubaine et on continue, on prend le relais. C’est une écriture du relais de la parole de l’autre. On reste dans la spontanéité, comme si on voguait sur l’eau, en donnant des petits coups de gouvernail de temps à autre, pour équilibrer le texte. On décante puis on laisse remonter, on laisse monter en soi les mots qu’il faut, les mots qu’on trouve les plus justes. C’est assez euphorisant en fait. Parfois on ne s’envoyait rien pendant une ou deux semaines, ou plus longtemps, prises par nos vies, par le travail, la fatigue qui laissait peu de place. On respectait ce besoin de faire une pause, car on ne voulait pas forcer l’écriture, on voulait qu’elle reste ce pont facile entre nous, on ne voulait pas la plomber. Mais cela ne signifie pas que ces poèmes soient légers. Ils possèdent certes une certaine fraîcheur, qui leur permet d’étonner, mais aussi et surtout une grande profondeur, et il s’avère que sans le vouloir nous avons écrit sur la beauté de l’instant, comme seuls savent l’apprécier ceux qui sont revenus de « l’autre côté », celui des absents, celui de la mort.

Je tiens à préciser que nos échanges ne se limitaient pas aux mots envoyés pour les papillons : ils étaient intriqués de messages sur notre quotidien, notre vie, nos soucis, nos joies, nos questionnements... Pendant que les vers tissaient leur cocon de mots, nous tissions notre amitié (nous nous sommes rencontrées pour la première fois de visu en août 2012). Ainsi, je crois que si cette expérience a été tellement belle, tellement réussie (et ça, les lecteurs s’en sont même rendu compte avant nous, les tous premiers ayant été Yves et Monique Perrine, des éditions La Porte), c’est parce qu’elle était aussi tressée d’amitié, de respect et de confiance. Il fallait pouvoir se sentir en totale sécurité, se sentir tout à fait tranquille, pour accepter de confier ses mots à l’autre (sans peur de les voir défigurés, dénaturés) et, à chaque vers, de suivre l’autre sur ses terres, des terres inconnues. Seule une véritable amitié pouvait mener à cela. En décembre 2012 nous avons bouclé la première série de poèmes et nous l’avons envoyée à Yves et Monique Perrine (non sans les avoir ordonnés au préalable : nous composions un recueil). Puis nous en avons commencé une nouvelle.

Ce que nous avons entrepris n’est pas nouveau. J’ai appris qu’aux États-Unis, les poètes Denise Duhamel et Maureen Seaton ont écrit trois recueils de poèmes ensemble (Exquisite Politics, 1997 ; Oyl, 2000 ; et Little Novels, 2002) et ont édité une anthologie entière de ce qu’elles ont appelé « poésie collective ». Denise Duhamel a décrit leur collaboration en ces termes : « Quelque chose de magique se produit : nous découvrons cette troisième voix, celle de quelqu’un qui n’est ni Maureen ni moi, et notre ego disparaît dans le décor. C’est le poème qui compte, pas elle ou moi ». Comment cela est-il possible ? Je me dis que de ces contraintes est née une liberté qui a donné naissance à la « troisième voix » dont parle Denise Duhamel. Libérées de notre ego et de nos tics d’écriture (qui tout à coup étaient mis en relief, et que nous ne pouvions donc garder, afin de ne pas faire chavirer notre embarcation), nous étions davantage à l’écoute des notes chantées par l’autre voix, et par conséquent en mesure de joindre nos voix et d’adapter nos tessitures. Finalement, il faut ajouter que nous traduisons toutes les deux de la poésie : nous savons donc écrire en nous mettant « au service » d’une voix qui n’est pas la nôtre, si je puis m’exprimer ainsi.

Pour conclure, il a été tout simplement merveilleux de découvrir Roselyne, à la fois en tant que poète et qu’être humain, et de sentir cette troisième présence entre nous, qui nous a tenu fermement la main : celle de notre amitié, sans aucun doute.

Sabine HUYNH

L’amitié comme un mystère qui s’appellerait papillons

Sabine est une nature communicante ; elle crée du lien (et quels beaux liens !) grâce, entre autres, aux réseaux sociaux. C’est ainsi qu’un jour, elle m’a envoyé des commentaires enthousiastes sur les photos de voyage que j’avais partagées sur Facebook. C’est elle aussi qui a été à l’origine de l’anthologie pas d’ici, pas d’ailleurs (poésie francophone de voix féminines contemporaines). J’avais vu passer un appel à texte pour ce projet ; j’avais envoyé des poèmes ; deux avaient été retenus et c’est à Sabine que, lors de l’automne 2011, j’avais du écrire pour des précisions administratives. C’est ainsi que nous avons commencé à échanger par mails. A quoi sait-on qu’on a rencontré quelqu’un de notre famille de sensibilité ? A quels mots en réponses ? A quelles tournures qui montrent que, oui, on s’est comprises ? Nous avions commencé à tisser entre nous quelque chose de plus personnel.

En février 2012, j’ai écrit à Sabine -par Facebook- que j’allais partir accompagner une randonnée dans le Sahara. Elle m’a répondu : « Tu ne seras pas très loin d’où je suis ». J’ai continué avec « à quelques grains de sable dans le vent ». Elle a enchaîné, et au bout de quelques échanges, nous nous sommes rendu compte que nous avions écrit ensemble un poème.
Nous avons eu envie de continuer. C’était si frais, si surprenant, si joyeux et si fin à la fois. Ainsi nous avons décidé que chacune, alternativement, enverrait un début. Et, sur la page offerte par la messagerie privée de Facebook, étroite comme celle d’un petit carnet, nous poursuivions, quelques mots chacune, un vers entier parfois, souvent même pas, jusqu’à ce que nous sentions d’un commun accord que le poème avait son équilibre et que le prolonger le lui aurait fait perdre.

Quand j’allumais mon ordinateur, je voyais la petite notification de message en rouge ; le plus souvent, c’était Sabine, ses mots, ses images, sa poésie à elle en matériau de notre poème commun. J’ai reçu chacun de ces messages comme un cadeau, intriguée parfois, étonnée souvent, questionnée, stimulée, déstabilisée. Avec toujours la jubilation de cette co-création que nous vivions au fur et à mesure. Je répondais, soit dans l’élan, soit après un temps dans l’action pendant lequel notre poème en cours m’habitait.
J’avais la sensation d’une « danse-contact », où chaque partenaire mène le mouvement à son tour. Ce qui naissait n’était ni MON poème, ni SON poème, mais vraiment la sculpture que nous avions réalisée ensemble, dans une composition à forces égales où chacune avait mis sa voix personnelle, très attentive à ce qui était en train de se jouer dans le poème.
Parfois cela s’apparentait plus à une partie de tennis quand Sabine m’envoyait, par exemple, un début qui me laissait perplexe. Un matin, ce fut « De caillou en caillou ». Que faire avec cette amorce ? J’ai marché avec ces mots, j’ai regardé les cailloux du chemin, j’ai laissé mon esprit en repos pour capter ce qui voulait se dire en moi, et je lui ai répondu « les fissures du temps », à quoi elle a répondu « que la mousse comble ». Et ainsi, de fragment en fragment, d’elle à moi à elle à moi, le poème devenait comme un château de cartes, fragile et sûr.

Après quelques temps, j’ai raconté à Sabine que mes amis avaient fait la traversée de la Méditerranée en voilier, et que, durant leur navigation, un vol de papillons était venu se poser sur le bastingage pour se reposer pendant leur migration. Je lui ai suggéré que nos poèmes étaient comme une migration de papillons entre nos deux rives de la même mer. Nous avons alors commencé à appeler nos poèmes des « papillons » (« Je t’ai envoyé un papillon », « Je crois que le papillon est fini »…).

Si nous ne souhaitons pas « dé-mélanger » nos écritures, certaines images appartiennent bien au monde proche-oriental où vit Sabine (« senteur de « hel » dans ton café », « les épines de l’euphorbe » (j’avais sursauté « Mais les euphorbes n’ont pas d’épines ! ». A quoi Sabine m’avait envoyé une photo d’euphorbe épineuse poussant en Israël !). D’autres viennent clairement de mon environnement de nature (l’humus, par exemple, ne fait pas partie du vocabulaire de Sabine !). Et, bien que nos imaginaires, nos passés, nos présents, notre façon de voir et de rêver ne soient pas semblables, c’est en écrivant ces poèmes ensemble que nous avons découvert combien nous étions proches, subtilement.

Cette co-création, nous l’avons faite avec le sérieux et la légèreté d’enfants qui jouent. L’estime, l’admiration, le sourire au cœur, la pétillance et la curiosité envers l’autre ont étayé peu à peu une amitié dont nous n’avions pas idée au départ ! Ce qui s’est échangé entre nous, mine de rien, ces poèmes à quatre mains du bout des doigts sur nos claviers, a fondé ce qui importe vraiment.

A la fin décembre 2012, j’ai senti que nous avions la matière d’un recueil. J’ai tout imprimé, cherché un ordre cohérent que j’ai soumis à Sabine ; nous l’avons ajusté ensemble et j’ai envoyé à Yves et Monique Perrine (qui m’avaient publiée en mai 2012) ce qui était devenu un recueil, avec en titre « La migration des papillons » qui s’était imposé depuis longtemps déjà. J’ai joint une lettre où je leur racontais en quelques mots cette aventure de création et je terminais en posant humblement la question : « Qui souhaitera publier ainsi un recueil à deux voix ? ». Quelques jours plus tard, je recevais un petit courrier : « Merci pour votre envoi. Vos poèmes me ravissent », etc.) avec la décision de publier cet ensemble. Avec leur délicatesse, Y. et M. Perrine avaient reçu nos papillons voyageurs. Puis est arrivée la maquette de La Migration des papillons. J’aurais tellement aimé ouvrir l’enveloppe en même temps que Sabine et voir briller ses yeux autant que ma joie ! Mais c’est ainsi, nos rives bordent deux côtés lointains de la Méditerranée et seul ce qui est sans matière peut migrer instantanément par les moyens de communications contemporains…

Depuis Sabine est venue poser ses pas dans ma campagne provençale, je suis allée poser les miens dans la ville éblouissante de lumière où elle habite. Nous avons continué, avec confiance, à tisser entre nous l’amitié, dans des partages qui se glissent bien au-delà de ce que l’on peut mesurer.

Ces poèmes sont pour moi une belle image de la co-création : ni de l’une, ni de l’autre, ils sont vraiment de nous deux, nés de notre association respectueuse et ludique, de notre envie de donner naissance ensemble à une poésie inattendue, au risque d’être déstabilisées, au mystère d’être complétées.

Roselyne SIBILLE


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