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« L’épais des forêts » : anthologie proposée par Florence Saint-Roch

mardi 10 octobre 2017, par Roselyne Sibille

(Photos Florence Saint-Roch et Roselyne Sibille)

En juillet dernier, je lançais l’appel à contribution suivant : « À la forêt nous devons, pour une forte proportion, l’air que nous respirons, le bois dont nous nous chauffons – le papier sur lequel nous écrivons. Elle recouvre environ 30% des terres émergées du globe : autant dire que notre planète bleue doit beaucoup au vert. À l’heure où la déforestation massive, jointe à d’autres facteurs, menace la biodiversité et compromet la santé de notre biosphère, la forêt occupe une place prééminente dans les réflexions environnementales. Si l’homme quadrille et exploite ces espaces arborés, qu’en est-il de leur représentation ? Quelle place tiennent-ils dans les imaginaires ? La selva oscura de Dante, toute résonante des peurs primitives, exerce-t-elle encore la même fascination mêlée d’effroi ? À la croisée des symboles, la forêt est, de tradition, le lieu où se massent les peurs, où s’enracinent aussi le mystère et le sacré – le milieu propice aux plus denses reliances, aux plus intimes réconciliations… Ces images sont-elles toujours d’actualité ? Poètes d’aujourd’hui, bien vivants sur notre terre vivante, quelle est, en cet été 2017, votre forêt ? »
Une trentaine de sollicitations directes, prolongées par les naturels marcottages entre amis, ont formé une buissonnante forêt de textes, inédits pour leur plus grande part. Que chacun soit remercié de sa générosité. J’ai été très heureuse, très émue, aussi, je dois le dire, de ces « oui » francs et massifs qui m’ont été adressés, et qui ont ajouté à la chaleur de l’été. À l’évidence, nous tenons à nos forêts – nous tenons d’elles, nous nous tenons à elles. Nos chemins de vie (soumis aux imparables lois biologiques) comme nos chemins d’écriture (aux carrefours des signes et des symboles), nous y mènent nécessairement : des espaces arborés naissent les souffles – respiration et inspiration. Les anciens le savaient, qui logeaient les Muses dans l’épais des forêts. Ces belles et farouches créatures se plaisaient au dense et au touffu ; difficiles d’accès, elles habitaient le cœur : au poète de les y rejoindre – de s’y risquer, de les y débusquer.
Les poèmes qui constituent cette anthologie sont donc autant de sentes forestières – autant de quêtes, de questions, d’interrogations, d’explorations. Puisqu’une anthologie ne saurait se contenter d’être une somme de textes mis bout à bout, j’ai essayé, le plus possible, de les faire résonner de concert, en privilégiant au maximum les affinités et les parentés, tout en sachant que l’organisation choisie comporte des limites ; les poèmes collectés sont riches et foisonnants, amples, profonds, surprenants ; aucun, parmi eux, qui se conforme in extenso à une orientation donnée ou qui entre complètement dans un cadre : nous sommes bel et bien en poésie !
Bonne lecture à tous,

Florence Saint-Roch

I. DES FORÊTS ET DES HOMMES…

JEAN-LOUIS GIOVANONNI

FAIM
à Vincent Verdeguer

L’air affamé
Attend

Le bois séparé
De sa sève
Ne tient plus

Ses veines
Sèchent
Une à une

*

Vent

Respirations

Gestes à peine appuyés

Les oiseaux déjà loin

Sous la pluie
Personne n’entend

*

L’eau
Augmente les brûlures

S’infiltre

Plaies de bois
Vermoulu

Les fourmis
Au fond des troncs

*

Des hommes élaguent

Arbres
Moignons alignés

Rues claires
Sans horizon

Espace droit

*

Chacun attend sa chute

La poussière
Est longue à venir

(Faim a fait l’objet d’une publication à tirage limité (33 ex.) avec des peintures de Vincent Verdeguer aux Éditions Unes, 2016)

JACQUES MOULIN

UN BRUIT DE BICHE RONDE

Femme biche est tout un feuillage que ses doigts font bruire quand la nuit vient avec la brise des draps. Elle s’amourache alors de la bourrache cueillie aux frondaisons. Elle aime respirer l’odeur du bois de bourdaine. Elle sent l’odeur de poudre jusqu’en ses veines. Elle se délie à la souplesse d’une tige de linaigrette. Il fait grand vent et j’ai tué six loups dit-elle souvent. Des houx passent dedans ses yeux. Le houx a des yeux de loup et l’échine rugueuse de qui s’écorche au vent sauvage.

Elle est biche buissonnière traceuse de combes et traqueuse de collines. Elle bruit et feule doucement dans la futaie bondit en clairière adopte la valleuse. Elle est à la fois tendre et fauve n’a jamais tué de loups. Elle aime pourtant le dire tant le rythme et l’harmonie de sa formule convient à ses sabots fendus à son regard de biche. Un trait de crayon et c’est la forêt entière qui s’y mire. Elle irait presque boire l’eau de mer sans s’étonner de l’allure de son pas sur le galet.

Les bûcherons aux boqueteaux avec tout leur attirail - hache serpe scie tronçonneuse et gouet - ne la troublent guère. Elle est de leur clan. Elle connaît leurs coups. Elle les compte chaque jour en forêt. Du sang bûcheronne en son corps. Le père lui aussi a sapé coupé ébranché compté marqué les arbres cadastrés. Elle aime la mélopée des scies la litanie des essences prises par la scie. L’assemblée des arbres la rassure. Les bûcherons n’auront pas tout. Ils ne le souhaitent pas d’ailleurs. Elle le sait elle a vu le père à l’œuvre.

Un bruit de bûcheron serait l’expression juste. Elle aime l’exactitude des coupes la précision des tailles. Le Nombre - en personne - mobilisé sur les layons pour dénombrer les coups enregistrer les rythmes recenser les bûcherons écouter leurs cadences. Leur bruit de bûcherons au bois. Le bûcheron ne se voit guère. On l’entend. L’oreille de biche aime ce temps d’écoute ardente. Elle attend le pas en suspens que montent la plainte et l’ahan des hommes. Elle entendrait presque la sueur lisser leur poitrine - un peu comme ce bruit rêche de drap lorsque s’effeuille la nuit.

Le bûcheron est toujours en visite par les bois. Le bruit du bûcheron toujours d’automne. Tous les automnes bûcheronnent un bruit de chute un tremblement de feuilles déjà métalliques un trébuchement de branches. Tout tombe sous le coup de leur outil. Aux lisières l’automne fait curieusement sur les toits un bruit de goéland. La mer n’est jamais loin dans cette agitation grondeuse de feuilles. La sève affadie édente la ramure. Dame biche aime la rumeur bûcheronne dans le lointain des bois.

(À Coline,
20-24 mars 2016, texte inédit)

CLARA REGY

PAUME

l’écorce est une autre paume

seuls le savent
les loups et les enfants

les nuits de pleine lune
les branches
se donnent

les arbres millénaires
le souffle rauque
se laissent mourir

le vent s’essuie
dans des vallons arides

  • ne pas troubler-

les oiseaux s’envolent
pour une trêve fragile
ne blessent pas

puis à l’aube
le temps reprend son cours

le vent murmure
aux oreilles des arbres
ce qu’ils ne veulent
entendre

dans les bureaux de glace
des hommes effrayés par les loups
contemplent
les bras des machines déchirer
les compagnons d’ornières

les paumes
rebondissent
comme
de jeunes enfants

(Poème inédit - Août 2017)

LUCIEN SUEL

« J’avais envie de me réconforter une dernière fois au spectacle des vieux arbres ; qu’ils disparaissent peu à peu de cette terre est un présage des plus inquiétants. Non seulement sont-ils les plus puissants symboles de la force maternelle de la terre, mais aussi ceux de l’esprit ancestral qui se manifeste dans le bois des berceaux, des lits et des cercueils. »
Ernst Jünger

FORÊT

Lieu imaginaire habité par le Chaperon rouge, Croc-Blanc, les pompiers, le Petit Poucet, la fée Viviane et Leroy-Merlin l’enchanteur.

Voyage au bout de la forêt, du jardin d’Eden aux cadavres rouges de Pripiat, des bûcherons de Gastine aux cendres de Pedrogao Grande.

Les derniers hommes aménagent la forêt. L’administration détermine la taille et le nombre des tables de pique-nique en bois exotique.

Après le retour réussi de l’ours et du loup dans la forêt domaniale, des écologistes urbanisés exigent la réintroduction de l’Indien.

Nathalie Wood, James Woods et Frank Underwood sont des stars d’Hollywood. En France, nous avons Marie Laforêt et Maxime Le Forestier.

Lewis et Clark ouvrent la voie au cheval de fer, aux autoroutes. De l’orée à l’arrêt, la forêt n’est plus vierge, la forêt n’est plus.

Sur les bords de la Volga, dans les clairières sacrées, le peuple Mari célèbre le culte animiste des arbres, divinités bienfaisantes.

Dersou Ouzala n’est plus là, il a quitté la taïga, il n’est pas dans la toundra, il est peut-être au Valhalla, voire même au Nirvana.

Veillant et méditant au sommet de Desolation Peak, Jack Kerouac, en 1956, dans la forêt nationale de Mount Baker, état de Washington.

Dans la lumière solaire ou dans le brouillard humide, même sous l’averse de neige, comme il est bon de serrer un arbre dans ses bras.

(Texte inédit, La Tiremande, juillet 2017)

Notes de l’auteur :
* Pripiat en Ukraine se trouve à trois kilomètres de la centrale atomique de Tchernobyl. Les arbres de la forêt alentour ont été tués par les radiations.
* « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine » est un poème de Pierre de Ronsard.
* Pedrogao Grande au Portugal a été en juin 2017 le centre d’un catastrophique incendie de forêt.
* Frank Underwood est le nom du personnage principal du feuilleton télévisé « House of Cards ».
* Meriwether Lewis et William Clark ont réalisé de 1804 à 1806 la première traversée du continent nord-américain. Leur journal a été publié en 1993 aux éditions Phébus.
* Dersou Ouzala était un chasseur toungouse vivant dans les forêts de l’Oussouri en Sibérie. Sa vie a été racontée en 1921 par Vladimir Arséniev. Akira Kurosawa en tira un film en 1975.

LYDIA PADELLEC

LE DERNIER REFUGE

Il y eut la mer
Les coquillages puis le sable
Les cheveux de varech
Ruisselants d’écumes
Et les coups de bec
Des goélands sur le roc
Couvert de patelles

Il y eut le ciel
Les constellations puis la lune
Les vœux d’étoiles
Fugaces et pures
Et les coups de vent
Sur l’herbe bleue des landes
Semées de pollens

Il y eut la terre
Les coquelicots puis la sève
Les chemins de traverse
Mouillés de rosées
Et les coups de pattes
D’écureuils sur le tronc
Jonché de lichens

Il y eut la forêt
Les conifères puis l’humus
Les mains de l’homme
Fugaces et dures
Et les coups de hache
Sur l’âme bleue des arbres
Noyés de silences

Que restera-t-il demain
De notre oxygène vert
Arbres sans parole
Tribus anéanties
Au nom du progrès ?
Que restera-t-il
De nos racines
Du dernier refuge
De l’esprit humain ?

(Poème inédit)

II. SCÈNES DE LA FORÊT

ALAIN FREIXE

COMME ENTRER DANS UNE FORÊT
(…)
quand tomberont le vent
la neige et ses silences
la neige et ses basses
la neige et ses creusées
de ciel gris
la neige
et sa manière de pousser
le monde dans un blanc
flottant et suspendu
le monde
dans sa légèreté retrouvée
nous fermera les yeux

et ce sera comme entrer
dans une forêt
une attente
faite du blanc de la neige
et du noir des arbres
une fête
que ces liserés offrent aux branches
un vertige
qu’on devine entre les fûts
comme une menace lourde
sans comparaison
sans musique
sans demeure
qui se profile
d’arête en arête
dans un silence
qui ne s’entend pas
se voit à peine
dans le jeu des lignes
l’angle des éclairs
que le noir et le blanc
allument
où il semble que nous voyions
tressauter disjoint
le temps
(…)

(Paru dans la collection « À côté » avec une photo de Frédéric Lefeuvre)

OYIND RIMBEREID (traduite par Anne-Marie Soulier)

LES BRANCHES

Le sentier de neige, un jour
nous nous enfonçons
heureux

Le chemin piétiné disparaît
sous nos pas
et les traces
ne sont plus des lignes droites

Dans la neige talée pousse un arbre sans branches

(NB : la langue originale du poème est le dialecte parlé dans la région de Stavanger, ville côtière au sud-ouest de la Norvège)

MARILYNE BERTONCINI

LE PLATANE

DOMINIQUE SORRENTE

LE VERT EN SA SECONDE VIE

Tâche de vivre avec les trois arbres en face de chez toi
comme si c’était une forêt

Etty Hillesum

Il y a un matin à regarder l’instant en face, en haut de l’arbre
où meurent même les traces de pas des oiseaux,
aucun soleil aujourd’hui dans l’avancée du gris, la neige
a renoncé, le calme imprime ses racines
loin des discours gluants,

la solitude est un destin fauve arrêté sur l’herbe,

avec
des traces de météores à relever
dans le ventre de l’univers
avant de devenir de purs aveugles.

Il y a un matin pour les ombres
quand elles devancent les chemins.

*

Tu t’allonges dans le sanctuaire intime.
Le ciel ne fait aucune objection
à laisser Dieu glisser parmi les herbes folles.

Et les arbres supportent l’arc des guerriers,
leurs cris sauvages
entre les colonnes du temps.

Aujourd’hui peut bien se déguiser,
les arbres ont programmé une journée sans voix
à faire ramper le soleil.

Tu approches, paupières closes.

Tu sculptes quelques consonnes déjà dissoutes
qui vont au pied des arbres
disséminer leurs cercles.

Le fil du songe marche sans savoir.

Tu creuses
un large puits où te tenir vivante après la chute.

Et toujours ta mémoire, fille d’eau, se rallie
au présent du feuillage.

*

C’est le temps de toucher les arbres.

Tu sais mal cette joie qu’ils ont d’appartenir à un retrait,
la dureté de s’installer sans frisson
au milieu d’un monde, et de tenir silence
comme on fabrique son écorce.

À la fraicheur d’été, à la couvrante des saisons creuses,
toucher les arbres.

L’ombre qu’ils font et l’ombre qu’ils appellent
dorment sur un horizon replié
qui laisse au large le ciel
verser ses nuits à grandes eaux.

Eux se délestent
en s’enfonçant.

Ils se mettent en terre pour mieux trouver la respiration du soleil.

Et toi,
accrochée aux branches et rêvant de salut,
tu ne fais que deviner
leurs sourires aplanis, leurs futaies de lenteur
qui se dispensent d’un visage.

*

Plus bas, dans un coin du jardin.

Les racines ont le goût
du vent du dedans, elles macèrent dans la moiteur,
avec des petites bêtes froides
qui n’en ont jamais fini de s’étreindre.

On prétend qu’elles peuvent faire de quelques vers luisants
un début de cadran lunaire.

Les voici nues, radicules vautrées en terre,
de quoi tout juste faire un plat de résistance.

Et tandis que les chansons de midi
se balancent benoîtement aux feuillages,
les racines
gagnent du terrain profond,
à l’insu du jardinier qui se crut géomètre,
elles grignotent, et c’est ainsi,
leur temps de louange râpeuse.

Et ma foi,
il faut être bien affolé dans le trafic des zones commerciales
pour ne pas noter, en bas de page
de tels rites de respiration souterraine,
celle qui palpite sans crier gare
sous le pas du promeneur de mai.

*

Épuisé de sa journée, le vert
fait grimace
tout au fond des carrières arides.

Il se rappelle la joue de la forêt,
comment bourdonnent les elfes en rangs serrés
qui ont le baiser facile,
la prière d’âge nu sur les mousses
et son nectar.

La vie va vite derrière le verger,
sur le carré d’herbe où l’on essuie déjà les traces
des rendez-vous, à bruits de tôles et de marteaux - piqueurs,
vite sur l’accoudoir blême où s’appuient les morts
qui ont troqué leur tapis volants
contre des urnes.

En ville, on parlemente avec
la feuille qui sait qu’elle n’attrapera jamais le ciel.
Un lierre rebelle se met à invectiver le jardinier
devenu pesticide.

Mais le vert ne trouve aucune raison
pour que le monde passe son tour.

Il attend obstinément de naître,
de naître encore,
et qu’on apprenne à épeler son nom
en broutant dans un feu d’herbe rare.

(Tout au milieu de la forêt,
le dormeur se retourne. Son rêve n’a pas assez dormi.
L’autre saison viendra dans l’ellipse du monde blanc.)

SABINE PEGLION

RAIN FOREST KURUNDA

Forêt de pluie Lieu sans trace
humaine Et ce silence d’eau
en écho

Le soleil pose l’instant
sur la pierre du torrent
L’accepter

Voir s’écouler les fougères
dans les frondaisons du vent
Au-delà

des blocs de granit blanc
là où le lit se resserre
Les écorces

blêmes des eucalyptus
détourneront le courant
Traverser

Chercher l’assise juste où
le pas s’épuise glisse en
lisière

(Poème extrait de Australies, notes croisées, dessins de J. Bret, Paris, livre d’auteur, 2011)

III. MARCHER EN FORÊT

JAMES SACRÉ

On pénètre à l’intérieur de la jeune forêt d’eucalyptus dans la plus grande légèreté. La couleur est celle d’un œil d’argent clair. On avance à travers la lumière selon de grandes allées droites qui mêlent, dans la hauteur, des feuillages fragiles avec la cendre fine du ciel. Il n’y a plus de solitude et le silence est agréable. Le bien être qui prend le cœur autant que le plaisir d’avancer sur le sol souple (parce qu’il a plu) et parmi les troncs jeunes des eucalyptus à la faveur d’une traverse qu’on a prévue lorsqu’on plantait la forêt, c’est comme dans un secret qu’on ouvrirait à la lumière : il n’y a rien et le monde est léger. On ne pense pas à imaginer quelque chose d’autre à partir de la fine couleur des feuillages qui sont comme une page de calligraphie à l’encre sur un beau papier gris. Ce qui est écrit c’est, strictement, la densité mesurée des jeunes arbres et la lumière que tamisent leurs feuillages.
Parce que je désire avec un rien d’emportement que de l’écriture vienne de façon légère à cause de ce moment de marche aisée à travers des arbres jeunes qui ressemblaient à de grandes herbes autour de nos yeux d’enfants je commence à mieux deviner ce que pourrait être un nouveau livre : des endroits de prose ou de vers dont les mots et la syntaxe donnés (d’une façon mal définissable mais qu’on sait précise) par des paysages vécus, permettrait qu’on passe directement d’un espace de forêt très propre (ses arbres comme écrits sur la couleur de boues fragiles et le tissu fin du ciel) à celui d’un livre qui ne serait pas une description, ni l’explication d’aucun mystère, mais la continuation de ce que c’est vivre en aller-retour du cœur entre le monde et les mots. Légère machine d’existence pour aller mourir sans avoir peur.

(Extraits de Viens, dit quelqu’un réassemblés dans un nouveau poème)

ROSELYNE SIBILLE

UNE FORÊT DE HÊTRES RAYONNE EN MOI

Une forêt de hêtres rayonne en moi
(Longitude : le sentier
Latitude : contemplative)

La lumière s’appuie contre la lisière
arrêtée par la présence
des troncs à contre-jour

Les mots
en suspens sur un reflet de feuille

Arbres droits
comme sages
portant haut leurs frondaisons
Tant de verts frissonnants et légers

Le sous-bois est vaste
couvert de feuilles rousses

Les mots
à l’abri dans un souffle d’humus

On se glisse
dans le silence dessiné
(Bourdonnement doré d’insectes aléatoires
Appels d’oiseaux qui disent qu’ils nous ont vus
et que tout va bien
Trilles sonores et répétées
Tapotis en morse du rouge-gorge
Sifflement d’une sitelle
Percussions d’un bec de pic contre du bois par là)

Les mots s’absentent dans l’espace des sons

Le soleil vient oceller
le sol calme des pentes
comme si rien n’importait
que son tableau délicat et mouvant
le bruissement du torrent

Les mots s’évaporent dans un rai de lumière

Le reste du monde
(l’autre monde)
est massé au loin
dans un gribouillis de mémoire
hérissé de mots
urgents prioritaires
métalliques et statistiques

Ici l’air berce le jour
On traverse des parfums subtils de résines
des envols autour d’un chant

Les mots se taisent entre les racines

On pose ses pas sur des obstacles de pierre
On traverse le temps long des sèves et des saisons
On observe des recherches de nourritures
menues et vitales

Les mots
muets
se reposant

On sait qu’on a raison d’être là
(où on ne pourrait pourtant rester)
de ralentir
de partager des heures lentes
de reprendre sa place
dans la vie essentielle

On rentre
silencieux
en paix
agrandis

Une forêt de hêtres rayonne en moi

(Poème inédit - Juillet 2017)

JACQUES ROBINET

Il marche

La nuit égare ici ses ombres
Un rayon de soleil jaillit parfois
du feuillage
Les bouleaux dressent leur lance
avant de s’effacer

Il marche

La forêt se resserre — armée prête
au combat
Les allées sont douces sous les pas
Une odeur charnelle s’exhale des fougères

Loups et ogres s’agitent au fond des bois
Mais aussi les caresses du feuillage
— murmures nés de l’invisible
lointaines promesses de baisers

Il marche encore
Toute crainte s’estompe
Les cailloux blancs de l’enfance
jalonnent le chemin des clairières

Il avance dans cette cathédrale confuse
toute bruissante d’oiseaux
Des éclats de soleil courent
comme des flammes de branche à branche

(Poème inédit)

ARIANE DREYFUS

À PLUSIEURS REPRISES
à Arthur Rimbaud

Les oiseaux ont été trop rapides !
Et nous voilà, miettes perdues,
Le chemin soudain disparu.

Dans le cœur sombre
« d’où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains. »

Ne touchant plus que la forêt qui se répète,
Touchés par la pluie qui tombe de haut.

Nuit si loin du petit matin,
Boue si loin du clair « ruisseau
où il emplit ses poches de petits cailloux blancs »
Pour que le chemin ressurgisse, aussi visible qu’une caresse que j’ai là,
Si prête et si proche.
« Nous voilà, nous voilà. »
Tellement la porte avait envie de se rouvrir.

*

Mais les portes s’ouvrent souvent.
Une vraie bouche pas si douce.

Dans la chambre du fond,
Les filles sont apprêtées pour saigner à la place des garçons.
Plus de couronnes.

(Je n’ose plus me toucher la tête, tu l’as trop caressée sans m’aimer. De l’intérieur je ne comprends pas.)

*

Ni le ventre. Je n’ai pas de mémoire mais mon corps.
Les mains bien écartées, surtout.

Le cou ! Tu avais commencé par lui.
Une rayure de douceur.

*

« Le petit Poucet les laissait crier. »
Lui bouge de peur. Il faut sûrement bouger.

Redire, dans chaque parole :
« Le bon chemin, ce n’est pas le même. »

(Extrait de La bouche de quelqu’un - Tarabuste 2003)

ANNE-MARIE SOULIER

Dès franchie l’orée
entre gouffre et versant
chemins d’humus chemins de sources
ont gardé nos petits cailloux

Le temps s’y souvient de lui-même
entre deux rives de fougères
de feuilles rousses en poussière
semées par le dernier automne

Le soleil allume des orgues
pour un banquet de tas de bois
fleurs sur la nappe champignons
vue sur la colline isocèle

Chansons de vent bribes de fugues
car on ne sait qui rôde ici
sapin mort peut griffer encore
(comptine d’une jupe rouge)

Dans la percée qui mène au soir
on broutera des coins de ciel
prisonniers de la mare brune
en regardant croître les limbes

(Poème inédit)

JAMES SACRÉ

Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde

La forêt parfois traverse par ta mémoire
Et te remet dans l’oreille un poème de Jodelle
Elle touche à tu sais pas trop :
De la peur autant que du plaisir l’accompagnent.

Soudain le petit bois de La Roussière est là
Le rouge d’un houx, ou la grande fougère
Et des perches de châtaigniers
Quelque part vers La Taillée.

Ou bien c’est la lumière montée si haut
Dans les séquoias de la Californie,
L’ombre épaisse de la Foresta Umbra en Italie,
Les cèdres sous la neige après Aïn Leuh.

Une forêt d’eucalyptus avec des sangliers qu’on n’y voit pas
Dans les environs d’Arbaoua.
Celle des oliviers dans les Pouilles
Et dans l’Andalousie.

Forêts du monde et forêt de Mervent
Avec Mélusine absente. Le tout petit bois à Mile
En bord d’un pré à Cougou : l’enfance
Y va cueillir des violettes. Forêts qui n’ont plus
De légendes pour les défendre, on entend
Des bruits de machines qui les mangent, on se demande
Quelle arrogance, quelle impudeur
Ont détruit nos anciens plaisirs-peurs.

Comme un qui s’est perdu en la forêt profonde
Et c’est douce mémoire et nouvelles frayeurs.

(Poème inédit)

JEAN-FRANÇOIS MATHÉ

Perdu en forêt profonde,
tu t’arrêtes un instant pour attendre
qu’un peu de ciel clair
tombe du chant de l’oiseau le plus haut perché.

Cela suffira à éclairer le chemin
et à te protéger des gifles d’ombre des feuilles,

jusqu’à la clairière
que tu voulais atteindre
en forêt comme en toi.

(Poème inédit)

JONATHAN DI MARTINO

CONVALESCENCE

À la lisière je me trouvais,
aux portes de l’étrange forêt.
Et pourtant, aucun effroi.

Délaissant la clairière pleine de souches,
ceux qui y végètent dont la simple vue effarouche,
le bois mort n’était-il point derrière moi ?

(Texte inédit)

SANDRINE CNUDDE

HABITER L’AUBE

[…]
Repose-moi là, aigle
à cette intersection entre trois parcelles de la grande forêt :

une parcelle où la neige est noire même en été
une parcelle qui rougit quand on y parle nynorsk
une troisième parcelle transparente comme l’œil des chats
pour que je les étudie.

Quand j’aurai terminé d’étudier
je les coudrai avec mes jambes.
Quand j’aurai terminé de coudre
tu reviendras me chercher, aigle
nous prendrons de la hauteur
et mon œil viendra sous la plume que tu me prêtes
pour tracer des intersections et des parcelles
dans la grande forêt.

(Extrait de Habiter l’aube - Édition Tarabuste juin 2016)

DOMINIQUE QUELEN

Pour traverser un espace constitué de plans, nous employons un temps divisé aussi en plans, passant, dans chacun, de l’un à l’autre, comme c’est le cas avec l’enfance et la forêt, puis dans l’exemple de l’altération du corps, des vêtements, de la pensée, de tout.

L’arbre ainsi nommé ou de quelque autre nom recule d’un pas. Il glisse le long d’un rail de sécurité. Nous sortons de la forêt en marchant. Elle s’écarte. Le short qui nous tombe à mi-mollets n’aide pas à courir. Il est évident que nous allons grandir et nous dessécher, que nous restions ici ou non.

Je me retourne et entre à reculons dans l’espace vide. Je cherche un objet du regard dans l’espace entièrement vide et clos, dépourvu de tout signe tangible, qui vient de se créer à ma vue : autre forêt où se diriger s’avère impossible sinon en pensée.

La forêt : piégeuse et d’une irrégularité constante, occupant tout l’espace où nous sommes, où nous allons, d’où nous venons, mais favorisant aussi nos projets par son opacité. S’il se présente un obstacle c’est dans la langue, aussi nous ne parlons pas plus que nécessaire.

Quand nous sortons de la forêt, elle continue. Être ici se fait par degrés. Des degrés de texture et de densité font passer d’un état à un autre où nous sommes moins embarrassés. Quand il n’y a plus du tout d’embarras à être dans un état donné, nous y sommes vraiment mais n’avons plus aucune raison d’y être.

Les représentations que nous nous faisons de la forêt, d’un lieu à traverser en tout ou partie, quand nous y sommes. Les alignements successifs d’objets à mesure que nous avançons. Comment la matière se modifie. Et quand nous n’y sommes plus, celle du discours.

Dans la forêt, une sorte d’étourdissement nous prend, un vertige. En longeant la lisière et en nous focalisant sur ce point, nous parvenons à le contenir dans des limites raisonnables, mais telle est notre concentration que, sans nous en rendre compte, nous perdons tout contrôle de nous-mêmes et tombons dans un vertige encore plus fort, une ivresse, un désir sans objet. Une fois hors de la forêt, plus rien.

Un arbre, un pylône, une structure quelconque à nommer, faisant fonction d’ombre dans le paysage. La forêt est en général employée, le mot forêt est employé pour une forêt entière, une réserve, comme une réserve de fraîcheur ou de bois pour la fraîcheur que permet son ombre quand on est au sol, sous les branches, exclusivement à l’intérieur de la forêt.

La forêt nous manque terriblement quand on ne peut rebrousser les chemins qui nous en ont éloignés. L’espace vide et clos nous en tient éloignés, les distances étant, comme on dit, incompressibles. Ce chemin n’est pas emprunté, il n’est pas bon, celui-ci est meilleur, il coupe à travers. De l’autre côté, la surface concave est convexe.

Nous changeons dans le paysage et nous modifions. Toujours sur le point de, puis toujours en train de, puis toujours. Chacun ingénieur. Eaux et forêts. Vérifiant toutes conformités. Nous procédons par appauvrissement, par appauvrissements successifs, par paliers.

(Texte inédit)

IV. FORÊT, AUTRE LIEU, LIEU DE L’AUTRE

CHRISTIAN DEGOUTTE

FORÊTS DU FOREZ

Certains pays sont des océans. D’autres, des iles. Dans les iles d’ici, il y a plus d’arbres que de gens. Des millions de fois plus. Pourtant, il n’y a pas de forêts ; juste des bois. C’est un archipel de bois. Sur les pentes, les bois sont voisins et n’ont d’autres clôtures que leurs noms. Les bois sont faits d’arbres qui donnent leurs noms aux lieux, parfois : Les Sept Pins, L’Olme (L’Orme du latin ulmus), etc. C’est ainsi qu’ils tamponnent nos carnets de balades. En croisant, tout à l’heure, un chercheur de girolles, dans les quelques propos échangés, les arbres, par leur nom, deviendront éternels.
Le chemin se plie, se déplie, rocailleux ou sablonneux. Le versant est sec. Foin blond des lisières, odeurs de résine et de citron, on s’avance enfin parmi les pins : bois clairs où le ciel descend rosir le sol. Les pas soupirent sur le molleton des épines tombées. On a des arbres plein la tête : quelques chênes grêles et des pins – pins-boulange, pins galeux, pins à crochet, pins pelucheux... – tels des Marie, fille de Marie, fille de Marie, fille de Marie ou Toinou, petit-fils de Toinou, etc. toutes et tous singuliers de caractères et de corps, uniques par leurs tourments de branches (chaque arbre a une écriture génétique personnelle, dit-on), mais groupés en bois pour une commune destinée, les arbres couvrent de leurs noms des milliers d’hectares de pentes : pentes souples pour promenades familiales ou abruptes dégringolades vers des fonds (des fonts en vrai), des gouttes (selon l’appellation locale de ces rigoles d’eau rouillée, juste signalées par un paillasson de mousse jeté devant les pas, un carré de prairie molle). Ces eaux intermittentes – tantôt grondantes comme des torrents, tantôt sillon pierreux, gigantesque amas de rocs basculés cul par-dessus tête – sont des invitations à rêvasser qu’il faut savoir refuser. Les pins, maintenant, escaladent durement la pente vers des amas de blocs rocheux qui sentent le chaud, la pierre frottée, le feu sous la cendre ; des bouts de volcans que les temps n’ont pas enterrés.
Quand on reprend souffle, par une porte-fenêtre entre les troncs, on découvre en face un versant devenue une sapinaie impénétrable ; lointain presque noir. On y sait l’ombre glacée comme l’eau qui court bruyamment la pente dans sa rigole ; on connait le vert crû des massifs d’orties, les nappes roses et blanches d’épilobes – puis les framboisiers – qui, depuis le bas, précèdent cette ombre profonde.
A l’opposé, l’air ensoleillé semble de thé au-dessus d’un bois de mélèzes. Si on avait à le traverser, on irait à longueur de pas les yeux fermés. La marche serait recueillie.

Plus haut maintenant, les arbres se dispersent. Au sortir d’un virage un sorbier aux oiseaux réduit à trois branches souligne de points rouges l’espace nu des chaumes ouvert à l’immensité du ciel, au vent sans repos ; la silhouette solitaire d’un alisier secoue son feuillage de papier ; et tassé contre la pente un pin isolé rampe parmi les bruyères, les callunes, les myrtilles.
Depuis les chaumes, les prairies d’estive, les bois, vus de dessus, respirent ensemble. On sourit à l’idée d’être le berger d’un troupeau de brebis bleues tassées les unes contre les autres ; puis les bois semblent une épaisse liseuse de laine frileusement tirée sur les rondeurs d’épaules de la montagne.
C’est ici qu’il faut s’asseoir (s’allonger ?) sur le crâne quasi chauve de la montagne, parmi la fétuque rouge, les flouves, les linaigrettes et se taire. Enfin essayer de se faire taire : on a tellement de mots dans la tête. Comment s’empêcher de prononcer ce forêt qu’on a hissé jusqu’ici, au sommet : forêt inverse d’Amsterdam dont parle Marcel Thiry dans ses proses ? Forêt de milliers de bras nus, lors d’un concert de rock sur la place de l’Hôtel de Ville, levés dans la lumière des projecteurs et oscillant ensemble avec dans une main la luciole pâle d’un téléphone ?
Comment s’empêcher de songer à ces vers qu’un autre écrivit :
Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles
O million d’oiseaux d’or, ô future vigueur ?

Et à ce poème dont on espérait que tant de pas, de souffles, de sueur nous porteraient à sa rencontre : il aurait été cette jeune mère (morte depuis) sur le fond presque noir d’une raide sapinaie. Elle allait en riant vers les framboisiers comme une baigneuse dans les vagues, plongée jusqu’à la taille dans un nuage rose et blanc d’épilobes. Avec ses framboises gardées pour ses deux garçons dans le creux d’une main, elle aurait fait le poème. Le chemin grimpait, mais la jeune mère n’était pas au rendez-vous. Les mots sont restés sans personne à l’intérieur. Et le poème n’a pas eu lieu.

(Poème inédit)

MARC-HENRI ARFEUX

DANS LA FORÊT DU SEUL

Fougère est la bougie qui t’accompagne
Au centre du silence,
Maison voilée devenue ce parfum
De forêt lente où revient le visage.

Celle dont les paumes ont pour blason
Ronciers d’étoiles et leurs oiseaux de sources,
Avance, à l’invisible du sentier,
Avec la clé des épilobes et le secret du jour
Sous les feuillages.

Ses pas dénouent les seuils
Et tous les nombres purs
Changés en jeux d’abeilles
Selon l’ivresse.

Fougère est le prénom de ton regard
Parmi les arbres enlacés
Qui vont à l’amble autour de toi,
Tandis que celle qui te précède reforme la lumière
Au noyau de l’aubier.

(Poème inédit)

LUCE GUILBAUD

FORÊTS S’Y PERDRE

Se préparer pour la lisière_____marcher entre les arbres
cueillettes de mots de pensées trompettes de la mort
Vénus attend dévoilée sous un chêne
retient d’une main la branche où les fruits
__d’un jeune amour
_____l’amour posé
_____l’amour sans peur la saisit
en un regard
__ d’un côté la clairière l’étang
__ les reflets calmes
de l’autre le sombre du taillis
bêtes à la bauge
cerf sans courtoisie prêt à bondir
sous-bois bruissant
__ avancer dans les ajoncs
__ les mots à vif en soi
__ franchir la limite
elle dit que la forêt garde mieux les secrets
qu’elle est seule_____qu’il viendra sous le chêne.

Depuis l’allée de charmes
verts frissonnants_les ombres sèches
nervures enroulées_les mains touchées
la distance bougée_rapprochée
le saisissement et le parfum des pins laricio
l’automne trame ses mousses et ses fougères
__ soulever l’écorce avec l’aveu
__ soulever la peau avec l’étreinte
combat sans reddition

nous sommes entrés dans la forêt
c’était le commencement
les douglas penchaient la tête
ils ont vu
étendu les bras au-dessus
__ c’était plus fort
__ les yeux fermés
nous serons coupables de tous ces verts mêlés
du sang qui bat aux blessures
depuis d’autres résines en nos veines
notre secret remué par les souches renversées
( des roses à vif surgissaient des racines renaissantes)
forêt antérieure à tous les rendez-vous
jusqu’à la nuit du brame.

*

Il ne part pas__il part
chaque jour de perte avec les feuilles tombées
l’odeur humide des sous-bois
la pluie_les larmes_les saisons
considérer la séparation
comme une douleur guérissable
on a les mains trop serrées
ça fait des nœuds dans la poitrine
d’où partiront de nouvelles branches

oui la douleur est guérissable
d’abord la sève coule
et l’écorce recouvre la plaie
la forêt de tremble avance
éclaircie dans le bois de pins
les arbres coupés sont alignés
sur le bord du fossé
de jeunes arbres s’élancent

je me souviens de forêts flottées sur l’océan.

*

Entrer en forêt une herbe entre les dents
aller sur le tapis de feuilles mortes
dans les couleurs encore vivantes
savoir qui vous touche à l’épaule en bleu
ne pas avoir peur
et se retourner
considérer le présent sa vitalité malgré
les pourritures au parfum de caramel
__ je cherche au pied des arbres
les baisers oubliés en rond de sorcière
sur la plus haute branche d’un chêne
un rossignol chantait ou un pinson
les soupirs sont à l’ombre
avec les bêtes du taillis
__ le printemps reviendra peut-être
__ les fougères me traverseront
__ et les anémones blanches
et la canche
je viens chaque jour prendre ma leçon d’attente
avec les arbres qui voient plus loin
Chemin de terre_accueil des arbres
et le vent qui permet
allonger le gémir la douleur douce
le trop plein de mots à taire
__ là-bas d’autres forêts
__ un autre vent de paroles
échos rouge vif des chênes d’Amérique
elle flotte sur du vert vague et chute
s’abandonne à la menace
à la mort annoncée
__ brûlure au ventre
l’oiseau complice
et le miel qui endort
lettres avec musique et promesses
messages codés du pic
__ la route forestière va où l’amour
et l’automne cavalier aveugle.

*

De toutes les forêts où Écho s’est enfuie
mon visage laissé là
où les bêtes viennent boire

dans la forêt proche ma quête en absence
arbres plantés sur une terre domestique
quand d’autres forêts presque vierges

il trace ses pistes rouges
aux cris d’arbres trompés
petit papiers d’amour entre les branches
sueur et silence sans vouloir
jusqu’aux Monts de Cristal

tu me cherches entre les bras de grands ficus

sur la plage près d’un arbre évadé
les forêts se couchent pour rêver
c’était là le centre du monde
où tenter l’amour fou et boire le vin de palme
_____nous y étions ensemble
_____sur l’Ogooué où se perdre

les arbres ont suivi leurs racines mises à nu.

*

Petits signes diffus de branches
_____avec le vent de tes bras
je suis la voleuse de lumière
promesse d’être mais coupée en deux
_____dans le sens du sciage
la forêt s’ouvre devant toi
une histoire d’amour c’est sans fin
sur les sentiers où tu n’es pas
avertissement_de sombres bruits
d’animaux furtifs_braconniers
malédictions au filtre des désirs
chasse de jour pour une licorne probable
à la peau de puma
grande marées de feuillages
les mots soulèvent de vastes forêts
hommes bariolés de roucou
femmes aux multiples colliers de verroterie
___les âmes de la forêt
_____Tristes Tropiques d’hier
forêts mêlées de la mémoire étirée entre les océans

les forêts voyagent par les yeux par les mots
par les pieds et les terres
__ une vie entière dans les arbres.

*

Cette forêt-là avait toutes les audaces
et des lianes acérées
les oiseaux échangeaient leurs couleurs et leur langue
les morphos accentuaient leur bleu précieux
là-bas
le soir bleuit verdit se nuance de pluie
toutes les feuilles se mettent à chanter
les singes à hurler
la nuit très vite
au bord du fleuve la charmeuse de serpent
a des yeux qui voient l’au-delà
elle dirige un chœur d’engoulevents
la nuit très vite
la forêt prisonnière
celui qui lit n’a que le Livre
la nuit s’épaissit joue aux dominos
chacun s’endort sur l’élytre du chant
le fleuve passe_____emporte la forêt.

(Poème inédit)

ISABELLE ALENTOUR

NUL ARBRE N’ACHÈVE LA FORÊT

Elle dit : j’aime bien la forêt.
Elle le dit.
On ne sait de quelle forêt elle parle : si elle dit cela pour faire joli ou parce qu’elle aime la sonorité des mots.
Si elle s’y promène pour cueillir les champignons. Ou si elle l’invente en le disant.
Elle dit : un horizon de toits et de béton je ne pourrais pas.
Elle aime la forêt.

Lui : Je te donnerai une forêt pleine d’arbres et sans peur à traverser. Une forêt, après tout, ce n’est qu’un ensemble d’arbres.
(Une forêt ce n’est qu’un ensemble d’arbres, pense-t-il très fort. Un nombre fini, prévisible et chiffrable de troncs, de racines, de branches et de ramilles)

Mains apaisées sur un instant de vent
elle s’appuie
et pesant
si peu
commence à tomber de sa danse argentée
continue ainsi
jusqu’au sol
jusqu’au pied de l’arbre
étonné
d’être si joliment déshabillé.

Il l’enlace. Elle l’embrasse
puis loge sa tête dans le creux de son épaule
comme déjà pénétrée.

Fraîcheur de peaux et parfum d’amande au-dessus de la couche d’humus.

Nul arbre n’achève la forêt, lui dit-elle. Chaque tige ligneuse, chaque ramure, chaque feuille, chaque nervure recèle la venue de mille autres. Tu connaîtras le jour d’après, le jour tranquille. Le nid, le ventre, le cocon. Nul arbre ne se lasse d’être arbre toute sa vie, nul arbre ne s’achève lui-même.
Nul arbre n’achève
la forêt
ne s’achève jamais.

Il dit c’est beaucoup.

Elle dit oui, cela respire. Un destin de finitude qui désire l’infini.
De l’arbre entends-tu la feuille se détacher ?

(Poème inédit)

RAPHAËL MONTICELLI

STAT SILVA DOLOROSA

si tu meurs
Mère
tu renaîtras

si tu meurs
Mère
je mourrai

J’ai été millions traversant l’espace
heureux dans tes sous bois
protecteurs ma protectrice
J’étais l’enfant
sans voix la terre
portait des odeurs d’aube
de nuit
la fraîcheur de source où frissonnaient
des vies imperceptibles

Les anges dit-on

Tu me tenais dans tes bras tu savais
déjà ma mort à l’œuvre tu savais
que les sources en moi tariraient
que je sècherais retournant
terre dans la terre
calcaire dans le calcaire
eau perdue parmi les eaux
bribes d’espace perdues dans l’espace
atomes mêlés aux atomes de l’air

J’étais l’enfant sans voix
Et tu souffrais

J’ai été millions creusant l’espace
tout tremblait tu étais
présente et si fragile
entourée entourante
mille bras ailes au vent ouvertes
venu de toi vers toi je suis venu
insouciant triomphant
oublieux
t’oubliant
je suis venu vers toi
oubliant
que j’étais venu de toi
que tu m’avais donné ton air ta chaleur ta douceur
ta fraîcheur l’eau de tes fruits la douceur animale
le lent
travail des vies minuscules
l’air qui m’inspirait
oublieux
t’oubliant
oubliant
m’oubliant
triomphant

j’ai été pour toi un sujet de souffrance
une balle tirée de loin par un snipper

J’ai été des millions traversant les déserts
fuyant la haine
fuyant
les couteaux les fusils les balles
fuyant
le massacre des innocents
j’ai été des millions
portant en moi toi qui me portais
portant en moi tes odeurs vivantes
porté par tes odeurs de vie
toi présente
accompagnant ma fuite
toi souffrant
de me voir fuir
et fuyant avec moi
écartelée de toi

Je me suis éloigné de toi
foule parmi les foules
écrasant la terre foulant
des vies
brisant tes arbres élevant
des murs des tours
brisant
l’harmonie des souffles animaux traquant
oiseaux et bêtes fauves ce qui restait de toi
souffrait de ne plus me sentir près de toi

souffrait
de me sentir perdu

J’ai été millions
portant tes arbres morts assassinés
que tu m’as vu porter
millions portant tes millions d’arbres vivants
pour en faire massues gourdins gibets et croix
Tu m’as vu
porter tes arbres morts ma mort sur mes épaules

Tu m’as vu aller à la mort

Tu m’as vu
retourner contre moi la mort que je portais
retourner contre moi ta mort
Tu m’as vu
incapable de me tourner vers toi pour retrouver
la mélodie des souffles de l’air parmi tes herbes et tes branches
Tu m’as vu mort

tu as vu et tu vois
mère souffrante
tu vois
venir
ma mort

Tu me recueilleras
millions de souffles disparus
os lentement blanchis poussières
Tu mêleras tes sèves tes flux tes eaux
branches et racines
musiques et lumières
ombres fraîcheurs
herbes ronces humus des humbles vies
à mes restes dont tu te nourriras

Je serai milliers de millions ensevelis
dont tu referas
vie

Et je reviens vers toi
rêvant de rêver encore parmi les herbes
J’effleure ta peau d’animal rugueux
placide bienveillant
Timidement je creuse
Comme toujours
ta terre
ma terre
pour quelque temps encore
humant les mille odeurs qui s’y composent
creuset vivant parfums de vie
source
Je viens vers toi me perdre comme si
je pouvais encore t’être fidèle
Je sais ta souffrance
Et toi tu donnes
tout ce que peut donner une mère affligée
la douceur encore un peu de joie un peu
de cet apaisement dans l’harmonie des bêtes et des herbes
la patience têtue des lombrics les frôlements
d’une aile un chant soudain
un vacarme
un feulement parfois encore
des crissements
le passage discret d’une harde
un hululement
les pièges fragiles des araignées fileuses
où le monde se diapre

Je reviens vers toi encore

La voix des anges
est désormais si loin

(Poème inédit)

V. L’ESPRIT DES BOIS

YVES-JACQUES BOUIN

ÉLOGE DE LA FORÊT

Je suis né poumon comme tout le monde
Ludovic Janvier

Dans le mot forêt il y a orê. D’orê à orée il y a l’ouverture de la gorge, plus ou moins offerte. L’accent circonflexe est l’acmé de la forêt, l’accent aigu la traversée du chemin, celui qui mène à la lisière. Orê, orée. Oui, faire fête au chemin pour arriver au faîte des arbres. Et je viens à la forêt, comme au poème, par le chemin des mots ; et même si ma flânerie la pénètre, je ne serai encore qu’à l’orée des connaissances car forêt est poème : toute vie s’y trouve. Comme le mot pour le poème, l’arbre la révèle. Le mot qui cache le poème n’est pas encore écrit ! Par la forêt le monde respire. Par le poème respire le monde. Et le monde n’en a cure. Abattez un arbre, oubliez un poème, et l’humanité toute entière sera amputée du meilleur d’elle-même, prendra du retard sur sa respiration. Par l’arbre commence la forêt, par le poème commence le chant ; de l’un et de l’autre jaillissent les sèves extrêmes, de l’arbre la croissance éternelle et du poème la puissance souterraine. Poumon de l’un, poumon de l’autre, vous soulevez à deux la terre et la poitrine, par les racines de l’espace. Forêt, je te prononce.

(Texte inédit, lundi 24 juillet 2017)

SYLVIE DURBEC

DEUXIÈME LETTRE,
lettre à Anatoli, Guennadi, Gherasim…

Une forêt.
C’est tout ce qu’on peut écrire.
En un seul mot.
LA.
Forêt.
Anatoli écrit : Notre père la Forêt.
Mais la langue française possède deux mots, un masculin et un féminin.
Avec le forêt, on fore. On troue. On peut ainsi planter. Une forêt.
Elle, la forêt, plantée d’arbres, Anatoli en fait un père.
Et tantôt c’est lui qui se mêle aux vivants et tantôt ce sont les morts qui se mélangent à lui.
Plus loin, il évoque aussi Déméter, notre mère, la terre.
Celle qui jamais ne se remit de la perte de Proserpine.
Et la douleur rejoint la joie, étrangement, liant tout ce qui avait été séparé.
Le monde nouveau que voient venir à eux les personnages du roman, c’est le nôtre.
Cruel et sans compassion. Seul le père Forêt peut réunir encore ce qui est séparé.
Pour combien de temps ?

Ainsi Anatoli (Kim) écrit un roman dont le titre est : Notre père la Forêt.
Ce livre a été imprimé en France, à Marseille.
Je l’ai trouvé dans le bac de livres à donner de la bibliothèque de mon village et l’ai emporté à Mértola tel un trésor.
Avec d’autres trésors. Inconnus reconnus.
Cet écrivain que j’ignorais jusqu’alors pourrait ainsi voyager avec les mieux aimés, les poètes indispensables, compatriotes ou pas.
Il en est des livres comme des gens, certaines rencontres se poursuivent longtemps.
C’est le cas avec Anatoli.
Comme avec Guennadi.
Et aussi avec Gherasim.
Tous sont dans l’immensité perdue de la langue.
Entendue dans les forêts.
Et je ne parle pas d’Ossip.
Là je veux écrire seulement à Anatoli.
Mais c’est difficile.

Je suis le duvet d’un Jour d’été, un courant d’air tiède m’a emporté bien haut, et je vole entre les blancs nuages et les sommets des arbres. Je vois la route d’asphalte bleue qui s’étire à travers bois et les voitures y rampent pareilles à des insectes. Non loin de la rivière sinueuse, brillante comme une vitre sèche, près du pont, il y a un grand attroupement de bestioles multicolores... O.M

Hier a volé le duvet autour de nous depuis le ciel où un ange rêveur marchait sur le toit d’une petite maison des livres. La bibliothèque des potiers arméniens était au loin et pourtant, à voir le danseur de façade sortir de sa poche un poème et le lire depuis la hauteur où il se tenait, on la sentait toute proche. C’était un poème de Gherasim Luca le bien aimé. Et lui qui choisit de mourir dans la Seine, son poème s’est envolé dans le ciel au-dessus de nos têtes.

Allongée sur le vide
bien à plat sur la mort
idées tendues
la mort au-dessus de la tête
la vie tenue de deux mains

Elever ensemble les idées
sans atteindre la verticale
et amener en même temps la vie
devant le vide bien tendu
Marquer un certain temps d’arrêt
et ramener idées et morts à leur position de départ
Ne pas détacher le vide du sol
garder idées et mort tendues

Vous écrire à tous, et y joindre pour la médiation, François Rannou et André Markowitz. Car comment dire à Guennadi là où il est maintenant, à Anatoli, à Gherasim ce qui nous traverse avec leurs noms et se joint à nous ce matin ? La forêt, mais pas seulement. La langue ? L’amitié aussi. Tout ça peut se dire en français. S’écrire même. Simplement. Y aller de sa lettre portugaise comme de son cœur. À se risquer sans doute, après deux longs jours de silence écrit. Comme la respiration que l’on prend après avoir été sous l’eau trop longtemps. Et aussi cette interrogation qui parcourt l’écriture d’Anatoli Kim : où vont les morts, ceux qu’il montre appuyés au tronc d’un bel arbre-lyre, au cœur de la forêt de Metchtchera. Tous s’y retrouvent. Et les morts ensuite ressemblent à ce duvet d’été qui doucement survole les vivants et leur rend le sourire. Tous, nez levé, à le voir tourbillonner comme une neige en été, tous redevenant des enfants pour quelques minutes, le temps que le vent l’ait dispersé.

Mais ce duvet depuis le ciel jeté, nous ne pourrons l’oublier.
La musique de Bach l’accompagne.
Et la poésie.

Nous sommes vivants.
Et Anatoli aussi, quelque part, au Kazakhstan ?
Sans doute, sans doute.

Encore une lettre que la mer emportera depuis Mértola.
Et avec elle, le mot forêt.
Et d’autres.
Voletant, tel duvet d’été.

(Lettre extraite du récit qui sera publié en septembre, Bascoulard-Opalka chez Propos2 éditions)

HANNE BRAMNESS (traduite par Anne-Marie Soulier)

I SKOGEN / EN FORÊT

Ici la rivière écoute
de tout son miroir d’eau

quand son cours est tranquille
il mène les voix au-delà

Un rayon de soleil feuillette ses pages
traverse la forêt

trouve une tache d’humus
aux signes de lumière cryptiques

*

Le reflet de
ton visage

dans le courant glacé
Le trait sur ton front

Ce souffle soudain
de chaude odeur de bête

vient des silencieux
qui t’observent

*

Le temps disparu
a fui entre les arbres

nul ne sait à quoi
ressemblent ses traces

Chaque printemps elles
écopaient l’eau de la cabane

comme si leur demeure
était un bateau

*

Quand tu murmures des mots à la forêt
elle efface tes inquiétudes

et si tu marches dans la mousse
elle t’assouplit

Une odeur d’arbre brûlé
s’insinue autour

des troncs, répand
des effluves de clarté

(Texte extrait du recueil « Vekta av lyset » / Le Poids de la lumière - 2013)

SABINE PEGLION

DREAM TIME DIS-MOI ENCORE

On raconte qu’en ce lieu
dressées en sentinelles
les roches de granit bleu
ont inventé le ciel

Que le vent s’engouffrant
dans le creux de la terre
crée des sentiers de chants
s’élevant en prières

Que les arbres s’épuisent
étranges cathédrales
aux colonnes indécises
en racines spectrales

________________________Dis-moi
________________________ Raconte-moi encore

Comment soufflant l’esprit
dans le creux d’une branche
le Didjeridu surgit
et ses lèvres se penchent

Au « Serpent Arc en Ciel »
lentement moduler
ce que les âmes entre elles
veulent ici déposer

Dis-moi l’arbre blessé
écorché impudique
viscères déployées

Mais pour quelle musique

(Poème extrait de Australie, notes croisées, dessins de J. Bret, Paris, livre d’auteurs, 2011)

PASCALE BOISSEAU et le collectif des arbres de la Forêt de Montgeon

VOUS NOUS CROYEZ DE LA TERRE ? NOUS SOMMES DU CIEL

Dans ma forêt intérieure et universelle,
Tant d’arbres aimés, proches et lointains,
Tous en relation avec leur essence représentée dans des régions, continents, mondes terrestres et autres !
Je suis voisine de la Forêt de Montgeon au Havre,
Vaste forêt citadine de trois centaines d’hectares,
Emplie d’arbres fraternels que je vais écouter
En promeneuse, ou à distance.

A la fin de l’hiver, je les trouve endeuillés :
La terre vaine ne nourrit plus,
Le ciel assassine malgré lui.
Forêt fendue et pourfendue.
Cris muets.
Des arbres tombent d’eux-mêmes de tout leur haut,
Le cœur béant, calciné.
D’autres, grisâtres, ont bu à longs traits
La mélancolie tout l’hiver
Et ne croient plus au printemps
Que chantent par habitude les merles qui font chant de tout bois.
Comme si cette mort lente ne suffisait pas,
Des souches, récentes, saines,
D’arbres à peine adultes.
La forêt, ma forêt, comme une armée défaite.
Je reviens au début de l’été. La forêt reprend vie et vert :
Elle a senti qu’elle était aimée.
Les bruissements d’ailes et de feuilles ont eu raison de tout.
« La bourgeonnante espérance » a réveillé en chacun l’arbre de vie :
« Même si tout va mal à l’intérieur,
Nous faisons des feuilles pour nous donner du courage,
Attraper de la lumière et nous en nourrir. »

Je vais interroger chaque essence.
Les cèdres respirent, émettent leur parfum d’Orient,
Et secrètent leurs fruits, vert amande, déposés comme des œufs
Au sein des nids d’aiguilles sombres :
« Nous ourdissons des conspirations de paix
Que seules entendent les mésanges ;
Nous protégeons et guérissons la forêt dont nous sommes les mages ;
Nous aidons cette Terre à grandir. »

Je rejoins mon cercle enchanté, une compagnie de bouleaux dansants,
Un peu rougis des pluies métalliques :
« Nous avons traversé la mort ;
Il n’y avait plus que notre forme.
Mais cet été, nos sourires raniment la terre et chaque être humain.
Nos troncs d’or blanc éclairent la forêt de la douceur de la Lune
Et s’offrent à la caresse. »

Je traverse la hêtraie qui domine l’étang :
« Joie ! Joie ! Joie !
Nous renaissons de la mort. Nos frères abattus
Dansent dans la lumière !
Appuyez votre joue contre la lisseur de nos écorces
Et tout se réalignera en vous.
Être et hêtre, hache en moins, c’est tout un !
Accueillez la joie qui vous fait monter au sommet de vous-même ! »

Plus loin, les saules me caressent les épaules :
« Nous sommes la chevelure de la Terre !
La chevelure est féminine et masculine,
Force douce, beauté.
Regardez-nous, suivez notre mouvement
Et tout s’apaise en vous.
Notre douceur vous berce, absorbe vos tristesses.
Nous tissons de nos cheveux visibles et invisibles
Des liens fraternels sur la Terre. »

A la fin de l’été, des claquements d’ailes m’attirent vers les chênes :
« Ramiers, nous sommes l’expression des ramures ;
Les branches accueillent nos tendres confidences.
Mieux que nos belles,
Les houppiers s’extasient de nos loopings. »
Je considère les fruits, abondants, au pied des chênes
Au point de rendre la marche périlleuse sous le couvert.
Les arbres sourient et lancent cette invective :
« Transformez-vous, humains !
Un grand élan vous soulève
Dont nous sommes les participants. »

Je suis dans cette forêt et dans toutes les forêts à la fois.
Tous sont là en moi,
Bruissants, odorants, immenses.
Des sages détenteurs de la mémoire du monde,
Entés dans des univers subtils, insondables.
Leurs voix, ferventes, me parviennent :

« Par-delà les ciels de traîne
Et les ciels scarifiés de traînées létales,
Par-delà les pluies acides, les pluies amères, les pluies noires,
Et les rayonnements de vos connexions si puissantes
Qu’elles vous exténuent,
Par-delà les modifications concertées des climats

  • sécheresse, brume, tempête à votre gré-
    Nous nous tenons droits et immarcescibles.

Quand une main armée s’abat sur nous
Notre âme à nous aussi s’échappe
Vers des mondes où l’homme n’a pas de prise,
Où l’homme n’a pas d’emprise.

Chaque arbre est relié à un astre.
Vous nous croyez de la Terre ?
Nous sommes du Ciel.
Vous nous croyez de bois ?
Nous avons le cœur tendre et l’âme noble.

Tant d’univers s’unissent en nous et à travers nous
Dont vous ne pouvez entendre que des murmures.
Il fut un temps, virgilien, et que nous sentons renaître,
Où nous nous parlions d’âme à âme, de cœur à cœur.

Contre vous nous fomentons des complots d’amour.
Des allégements, des transmutations, des bénédictions :
N’attendez rien d’autre de nous.
Et que l’amour exsude de toutes nos feuilles ! »

(Poème inédit, Le Havre, août 2017)

VI. DANS L’ÉPAIS DES FORÊTS

GEORGES GUILLAIN

Il est difficile d’éviter
les distinctions et les conclusions
si agréable d’entrer
dans un espace dégagé
des courants d’opinion
et du poids de l’existence personnelle
un espace où moins l’on parle
plus l’on dit

Kenneth WHITE
Tractatus cosmopoeticus, in Un monde ouvert

La forêt se trouve peu présente dans ce que j’ai pu jusqu’ici écrire. Je n’en retrouve en tout cas que fort peu de mention dans des textes anciens.
Cela me semble d’autant plus étrange qu’avançant dans la reconnaissance d’un réel échappant à nos soucis de définitions et de contrôle, je vois bien que la forêt qui se refuse à se laisser appréhender partout comme paysage, qui excède toujours l’œil, déroute tout particulièrement l’ouïe et nous déborde de ses inattendus touchers, constitue sans doute le milieu qui permet le mieux d’éprouver physiquement, sensoriellement, cet impensable du monde que les logiques réductrices et tellement morcelantes de l’école et de l’intellectualisme dans lequel j’ai été éduqué mais qu’aujourd’hui je combats, m’ont si peu préparé à découvrir dans les choses.
Oui, l’expérience de la forêt qui oblige à l’écoute inquiète, à une permanente tension de l’esprit vers l’invisible, le hors-champ - tant ce que l’on perçoit à cet instant de présences, craquements, frôlements, chuchotis, chants d’oiseaux, bruits lointains corrigés, diffractés, par l’acoustique propre des bois, échappe aux prises ordinaires et ordonnatrices de la vision qui bute là sur l’opacité d’une végétation de premier plan qui enserre - aurait pu devenir pour moi comme elle le fut pour un certain nombre d’artistes dont le beau livre intitulé La Forêt sonore, récemment paru chez Champ Vallon explore un certain nombre de réalisations significatives, la voie par laquelle j’aurais pu me défaire de l’idéal de clarté et de soumission perspective par quoi passait toute représentation supérieure et significative de nos fuyantes et prétendues réalités.
Obligeant écolier, professeur appliqué, j’étais fait pour la phrase simple. Le point de vue unique. Et c’est bien de l’expérience toujours tellement excédante et déceptive des nombreuses et profondes forêts dont j’ai conservé la mémoire qu’auraient pu venir mon lent désapprentissage des savoirs aveuglants, ma profonde défiance envers les solutions définitives et exclusives en lesquelles André Gide n’hésitait pas, quant à lui, à voir la marque du génie. Non. Les choses me sont venues probablement par un autre chemin. Au contact d’une tout autre réalité qui n’est pas non plus celle des œuvres et des livres mais celle infiniment touffue, épaisse, incertaine des signes quand m’étant mis à l’écriture j’ai commencé à éprouver l’irrépressible puissance de végétation du mot, du son et de la lettre et à quel point je ne pourrais me flatter d’en contrôler jamais le merveilleux, déroutant et forestier débordement.
Est-ce à dire que j’ai aujourd’hui l’ambition, comme peut-être en pourrait donner l’impression certaines longues phrases – on l’a vu - que ma prose affectionne, de m’inventer un texte à la hauteur de la sauvagerie et de l’impénétrabilité de cette selva oscura que l’allemand Altdorfer fut par son Coin de forêt avec saint Georges combattant le dragon que j’ai pu jadis découvrir à la Alte Pinakothek de Munich l’un des premiers à faire ressentir. Non. Je me sens très éloigné des entreprises mimétiques. Et plus encore, on l’aura compris, des projets à vocation totalisante. Je sais en fait que je ne saurai jamais rien. En tout cas pas grand-chose. Et je me sers désormais de ce rien ou de ce pas grand-chose pour tenter de desserrer par quelques aventureuses mais apaisées sinuosités de phrases un peu de cet étroit filet de sens par lequel nous nous donnons l’illusion de pouvoir capturer le monde. Ce monde large et vieux. Que peut-être aujourd’hui nous ne méritons plus.

Alors
avant que ma journée trouve ici son repos

déposés

toutes les nostalgies impuissantes de l’âge
misères frustrations
les dévorants projets

j’écoute la forêt
qui est comme la mer immense

C’est une très vieille et apaisante connaissance
dont pourtant je ne sais
rien

ni quels atomes
quelque part dans mon corps
vieux de combien de millions d’années
s’agitaient déjà comme en un bain de teintes tièdes
dans la maternelle matière des feuilles qui bruissaient aux vents

ni quels autres y retourneront
quand libérées de leur écorce de béton
loin des pensées bavardes morcelantes des hommes

ils ondoieront de nouveau
humus liber ou bête
dans l’anonyme et sauvage amitié

du sang
des sèves
et des vents

(Poème inédit)

SANDRINE CNUDDE

SIESTE DANS LA CHALEUR DE 14 H

Partagent un trou
la femme la bête
rien ne se passe
rien ne passe
rien
que les mouches et les oiseaux qui tracent
dans la forêt
des itinéraires à grande vitesse
leur respiration creuse le trou
la femme la bête
rien ne se passe
rien ne passe
rien d’humain
les oiseaux, les mouches, les itinéraires
les feuilles accueillantes les couvrent
la forêt les couve
rien ne se passe
un épais tapis de temps
lentement
lourdement
les couvre
le temps s’épaissit avec leur souffle
rien ne se passe
loin au-dessus d’eux
un temps épais

ils prennent si peu de place.

(Extrait de Patience des Fauves, Réseau d’affûts en territoire poétique, Édition Érès/Po&psy - Mars 2017

SABINE HUYNH

MARGUERITE-DURAS-DE-LA-FORÊT, NÉE À SAÏGON

Par moments elle crie d’amour.

Elle s’invente des histoires et rêve avec d’autres, puis elle se calme, les yeux ouverts.

Elle entre sans effroi dans la forêt de son enfance, là où les plantes éternellement mouillées confondent leurs sexes, où rien n’est plus tendre
— que le désir des journées entières.

Reste la forêt interdite, intime, obscur illisible baigné d’une pluie d’été qui console.

La forêt, la mer, le Mékong, la même, odeur, sauvage, elle monte, brûlante, sans savoir où elle va.

Ses pas aveugles n’attendent du craquement des brindilles que les visages et les corps.

Du fin fond du vert viennent à elle les absents, leurs histoires de gens des nuits de Vientiane qui font battre le cœur plus vite.

Elle pressent qu’elle n’écrira plus une fois le désir mort.

(Poème inédit)

IAN MONK

La forêt de mes rêves récurrents
Reste éternellement étrange
Quasiment toujours là
D’une année à l’autre
Sans avoir jamais vraiment existé
D’après mes souvenirs

Selon mes souvenirs
Tout aussi récurrents
Un tel bois n’a jamais existé
Étant éternellement étrange
Mais d’une année à l’autre
Il reste bizarrement là

Même s’il reste bizarrement là
Dans mes « vrais » souvenirs
Les arbres sont autres
Tout aussi récurrents
Comme le fait étrange
Que ce bois n’ait jamais existé

Les fougères qui n’ont jamais existé
Perdurent juste là
Comme ce fait étrange :
Sans aucun « vrai » souvenir
Feuillus verts et récurrents
Les arbres semblent autres

J’y suis seul il n’y a jamais d’autres
Fous qui ont peut-être existé,
Feuillus verts et récurrents
Perdurant juste là,
Mais les arbres de mes souvenirs
Sont moins vivaces de manière étrange

Bien plus vivace de manière étrange
Je suis seul, il n’y a jamais d’autres
Personnes parmi ces arbres sans souvenirs
Sans avoir jamais vraiment existé
Elle est quasiment toujours là :
La forêt de mes rêves récurrents

(Poème inédit)

DIANE RÉGIMBALD

DE MON OMBRE MOBILE

ombre dans ma nuit nue
forêt du poème
dans l’insensé pensant
fureur de folie
touffue de noirceur
d’espaces sauvages
secrète à la langue
inhabitée
que feu air
pour les ravages
qu’eau terre
remuées des limons
creusées d’arbres
déracinés
au passage du calme
s’ouvre
aux périples possibles
aux sentiers où marcher
dans la nuit de peur
mystères enfoncés
de failles
inattendus
forêt comme
inconscient
terrestre
passent les rêves
remplis de bêtes
tout ce qui grouille
fouille le vivant et la mort

(Poème inédit)

FLORENCE SAINT-ROCH

VALEURS DE L’ÉPAIS

1.
D’un pas sûr
On y va
Sans savoir exactement
Ce qui nous attire là-bas

Ce qui nous y pousse
Ce qu’on y pressent

Certains disent l’appel de la forêt
La seule infusion de vert
Propre à nous apaiser

Vite on gagne les profondeurs
Bruits touffus souffles tapis

On s’oriente on vise le cœur

2.
On pourrait avoir peur
En ces contrées reculées

On est tout seul
Comme à chaque fois qu’on se risque
À l’épais

On sait les bêtes
On connait leurs heures
Leur usage de la forêt

Les bauges les sources
Les remugles et les laisses

On n’aimerait pas que notre solitude
Croise celle des sangliers

3.
On aurait pu rester à méditer
Dans notre fauteuil
Seulement voilà
On a préféré s’éloigner
De tout ce qui nous tenait

Parfums d’humus haleines vertes
Nous imprègnent

On évolue dans un espace
Où l’on ne compte pour rien

En nous s’opèrent des coupes claires
Ici et maintenant
Devenus souverains

Au-dessus de nos têtes
Les hautes futaies

Feuilles mortes détriments
Brassées d’images de souvenirs
Tombées à nos pieds

On cède tout entier
À la griserie du détachement

4.
Sous le couvert tout se tait

Les ramures éclipsent le soleil
Plus question de nous entendre avec le ciel

La pénombre brouille nos repères

Les troncs cernés de mousse ou de lichen
Le nord indiqué sur tout le cercle

On réfléchit notre mémoire déplie la carte
En nous défilent les noms
S’échafaudent les plans

Chemin gravé fort rouge pont brèche
Improbables triangulations

On est arrivés au milieu de nulle part

5.
Le sous-bois s’épaissit
Branchages et taillis
Merisiers charmes noisetiers

D’un coup traversant l’humidité
L’odeur des sangliers

On devine proche la limite à ne pas franchir
Les territoires réservés

En nous aussi il est des lieux
Qu’on est les seuls à habiter

On s’arrête on reste au bord

On n’est pas forcément chez soi
Dans ce qui nous ressemble

6.
Silencieuse devant nous
La terre fouaillée piétinée
Un boueux saccage où ne pénètrent
Ni l’automne ni le printemps

Même les ronces ont renoncé

On se trouve saisis
Face à l’insaisissable

L’odeur insiste
On manque d’air

Ils ont beau être partis
On n’en mène pas large

Nous voici remis face à nous-mêmes
Au prix de notre vie

Toutes ces traces au sol
On voit bien ce qu’elles nous disent
Comme un désordre premier
Une étrange parenté

8.
On rebrousse sans demander notre reste

On laisse derrière les taillis les fourrés
D’un pas rapide on rejoint
Les hêtres et les chênes

Les hauts fûts reprennent leurs œuvres
Bientôt les lisières bientôt le vent

On respire on file droit

On se prend à sourire de cette vive retraite
La bauge se redessine dans la tête
Ses empreintes odorantes
Son remue-ménage muet
La surprise qu’elle nous a laissée

(Poème inédit)

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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