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Celle qui résiste à l’effacement : le consentement poétique chez Marie-Ange Sebasti, par Marc-Henri Arfeux

lundi 7 février 2022, par Cécile Guivarch

Photo Josette Vial

« Mes pleurs, mes cris/ et mes réclamations/ ne gêneront personne// Quelqu’un a vérifié/ les fenêtres, les murs et les serrures// Quelqu’un a posé un paratonnerre/ sur ma maison natale// Comme l’éclair je passe/ et reviendrai » (Marie-Ange Sebasti, Rue natale, livre sans pagination, Collection le fil de l’eau, Le Pont du Change Éditeur, 2018).

Cette enfant révoltée dont la colère était aussi intense que l’émerveillement tel qu’il s’exprime souvent dans d’autres textes, Marie-Ange Sebasti a su la préserver dans ses poèmes, elle qui se signalait avant tout par la fervente fidélité de ses amitiés, sa générosité et sa très grande discrétion, ce qui ne l’empêchait nullement de déployer une présence aigüe, exigeante et lucide que l’on sentait vibrer dans son regard et sa voix. J’écris à l’imparfait car cette amie très chère nous a quittés le 19 janvier 2022 au matin, après une maladie qu’elle a su affronter avec la sobre droiture qu’elle mettait en toute chose. Sa dernière révolte aura été ce combat tissé de courage et de dialogue avec ceux qu’elle aimait, dont de nombreux amis poètes, jusqu’aux tous derniers jours.

 

Photo Yves Calvet

 
Sa poésie parle désormais pour elle et l’on peut aussi voir dans ce passage de Rue natale une forme de promesse : tout poète est un éclair qui passe et reviendra, chaque fois que nous ouvrirons l’un de ses livres et l’évoquerons par la lecture. Or, curieusement, tout poème est aussi, par anticipation, une voix d’après qui se prépare au sein même de cette vie, par l’écriture qui lui donne forme et substance. Il guette l’ailleurs et cherche à le circonscrire et le formuler, tel qu’il se révèle en filigrane dans les vibrations émouvantes et mystérieuse du sensible, si bien que le poète, parfois délibérément, le plus souvent à son insu, tant cette étrange disposition est intuitive et spontanée, accomplit dans le langage ce que réalisent les portraits du Fayoum, selon l’interprétation de Jean-Christophe Bailly dans L’Apostrophe muette, (Editions Hazan, 2005). Ces célèbres portraits ont été peints du vivant de ceux qu’ils figurent pour être incorporés à leur futur sarcophage et les accompagner dans la mort : en effet, il ne s’agit pas seulement de converser la mémoire des traits de leurs modèles lorsqu’ils étaient de jeunes adultes ou encore des enfants, mais de les placer chacun d’avance du point de vue de l’au-delà, selon leur visage et leur regard d’éternité doublement tournés vers nous et l’autre monde, selon que nous considérons l’avant ou l’après, le moment du face à face initial ou celui de la lointaine contemplation des mortels que nous sommes. Cet acte de traversée des apparences, grâce auquel, la ligne frontière de ce monde est franchie, permettant d’explorer l’outre-monde quelle que soit sa nature, la poésie elle aussi l’effectue, dans la langue, avec le sens infiniment délicat de l’énigme dont elle est capable : « Étourdis ils s’adossent/ aux éboulis du jour// Demain pourtant tous les chemins/ seront désencombrés// Demain relèvera/ les pierres inscrites, les fûts/ des plus hautes colonnes/ réveillera les temples et les places// Demain dénichera sous les gravats/ les abords du soleil// Alors ils feront face encore, éblouis » (Marges arides, p.27, Jacques André Éditeur, 2006).

Ce poème, comme tous deux des Marges arides, est né de l’expérience des fouilles, à laquelle Marie-Ange Sebasti a été initiée par son époux, l’archéologue Yves Calvet. Mais, tout en fixant une scène concrète où se dit l’épuisement des fouilleurs et la ténacité qui leur fera reprendre le lendemain à l’aube leur lent et difficile travail d’exhumation, le texte porte aussi en filigrane la promesse d’un autre accomplissement. Les « éboulis du jour » qui meurt ne referment pas à jamais les chemins : ce qui était enfoui et oublié resurgira. Les relevailles des édifices abolis seront un réveil et, par les temples et les places dont chaque élément retrouvera sa position originelle, c’est la résurrection de la lumière qui aura lieu. L’adverbe « alors », qui ouvre le dernier vers de toute sa promesse, n’est pas un simple instrument de logique grammaticale : il a valeur d’affirmation prophétique De fait, les éblouis faisant face aux « abords du soleil » seront tout aussi bien les ouvriers et archéologues du chantier que de grands vivants d’outre-tombe dont le poème se garde bien de préciser s’ils sont des statues ramenées au jour ou des âmes revenues à la vie. Ainsi, le texte sublime le sol initial de son inspiration, une scène des travaux et des jours archéologiques, pour épouser d’avance la double migration vers la mort et son dépassement espéré. L’auteure, de son vivant, suit cette voie périlleuse sur l’échelle des mots qui lui permettent de participer symboliquement de cette condition à deux visages et d’essayer d’en rapporter en titubant l’aveuglante vérité.

Dans d’autres poèmes, Marie-Ange Sebasti préfère rester en deçà, dans une attitude de mise en attente, d’autant plus volontiers prolongée qu’elle n’exprime ni une crainte ni un doute, mais le désir de retenir son souffle à l’approche du mystère qui ne manquera pas d’être dévoilé, comme si le fait de ne pas le rejoindre aussitôt en approfondissait le sens et la beauté : « Encore quelques pas et la lumière/ aurait raison de tous les lacis// encore quelques appels et le silence/ aurait franchi tous les grillages// mais rester encore dans l’ombre et la prière » Bastia à fleur d’eau, 29 textes de Marie-Ange Sebasti, photos de Monique Pietri, p.31, Collection la marque d’eau, Editions Jacques André, 2008. On remarquera que l’adverbe « encore » a ici la même fonction que celle d’ « alors » dans le précédent poème. Précisément, la parole ne se formule que de se maintenir en suspens, à la lisière de l’appel et du silence, demeurant souffle, mais aussi prière continuant de méditer son objet, au lieu de s’abandonner à la célébration lyrique de ce qu’elle sait pourtant trouver au débouché de son parcours. Préférant l’ombre à la révélation enfin totale de la lumière, elle n’en intériorise que mieux le moment secret où ce qui est encore caché va jaillir, où ce qui demeure gardé dans d’étroits lacis semblables aux souterrains que doivent traverser les morts, va vaincre les derniers obstacles. Car c’est encore d’un jeu avec « les abords du soleil » qu’il s’agit. De la promenade dans les ruelles de Bastia qui lui sert de point de départ, et du plaisir de cheminer le plus longtemps possible dans leur dédale avant d’atteindre le pur instant du dévoilement solaire, le poème fait un itinéraire intérieur, chuchoté plus que prononcé, et détachant la réalité de ses racines terrestres pour la conduire à une mystérieuse essence qui ne fait que vibrer finement entre les mots, comme une fumée d’encens entre les doigts de celui qui essaye de la saisir.

 

Photo Josette Vial

 

Les parcours dans les villes et les poèmes qui les évoquent proposent donc des rites initiatiques : ils doublent toujours la réalité d’une autre dimension, celle d’une rêverie tapissée de reflets qui tous semblent glisser vers un autre monde. C’est justement le cas dans Villes éphémères dont le poète Jean-Pierre Lemaire, ami intime de Marie-Ange Sebasti, exprime admirablement l’esprit dans le texte qu’il a rédigé pour la préface de cet ouvrage : « Une ville, ses reflets : au fil des pages, photographies et poésie donnent aux reflets une existence propre, et attirent notre attention sur ce que nous refoulions dans la marge inférieure en le frappant d’irréalité. (…) Pourtant, au fil des pages, quelque chose a durablement bougé ; le réel s’est élargi à ses possibles métamorphoses. » (Villes éphémères, p.5-6, textes de Marie-Ange Sebasti , photos de Monique Pietri, Editions Jacques André, 2007). Tout commence par l’expérience des reflets qui dépaysent les villes en les rendant nomades : « Parfois, les villes décident de s’absenter, ou plutôt, s’échappent sans mot dire. Elles se précipitent furtivement avec maisons, clochers et gondoles, leurs ombres choisies et leur part de soleil, dans des miroirs où elles se plaisent à voir leurs fenêtres soudain démesurées. » (p.7). La logique de cette fuite en irréalité s’affirme jusque dans le langage. La ville n’est pas nommée, elle fait seulement l’objet d’une allusion furtive permettant de l’identifier et, s’évadant de sa singularité unique par le jeu des reflets, elle devient plurielle, comme ses reflets dispersent et recréent sans cesse ses multiples images, ou plutôt, ses multiples réalités secondes. La rêverie des villes en partance, bien que dite par le texte, est cependant silence et aventure de l’œil :« Garder infatigablement les yeux ouverts sur toute traversée retenir ces fils tressés avec patience d’une rive à l’autre. » (p.17) Nous retrouvons une fois de plus, derrière le voyage sensible qu’on peut reconstituer aisément derrière la forme flottante des mots, le voyage fondamental entre les rives de l’être. Vivre ne signifie pas seulement clore les paupières autour du trésor d’une sensation, mais encore et surtout les maintenir ouvertes en grand et fixer le regard, non seulement sur l’autre rive, mais aussi le trajet lui-même, en ayant conscience de sa nature de passage. Le monde des reflets n’est pas, comme on aurait pu croire, une simple excursion dans un pays d’images mais, à travers celui-ci, un patient apprentissage de ce qui se tresse en elles et au-delà de leur palpitation. Il en résulte un monde flottant à l’image véritable de celui que nous croyons solide et, loin d’être redoutable, cette expérience de la dissolution est source d’enchantement. La poésie elle-même en est métamorphosée par surprise comme dans ce texte merveilleusement allégorique : « A peine avait-il posé sa palette que l’artiste vit avec stupeur la toile descendre du chevalet, le saluer et traverser l’atelier jusqu’à la fenêtre, en ondulant. » (p.21).

Toutefois, le consentement aux reflets ne s’épuise pas dans ce seul moment de grâce et les diverticules fascinés qui le prolongent. Marie-Ange Sebasti a beau se laisser séduire par ce mouvement d’incessante création et avouer qu’ « A ce moment précis, on s’éprend sans doute à tout jamais des villes éphémères » (p.7), une tonalité plus fondamentale revient toujours entre les oscillations de ces mirages : « Me tiendrai-je encore longtemps dans l’entrebâillement ? Saurai-je rejoindre sans appréhension cette ombre qui semble ignorer son reflet ? » (p.22) Au contraire de tout à l’heure, ce n’est pas en amont d’une illumination soudaine que s’attarde à présent la conscience contemplative. Une ombre attend qu’elle vienne à elle et cette ombre est tellement sans reflet qu’elle ignore le sien propre, figurant ainsi de manière paradoxale, mais ô combien suggestive, son inquiétante puissance d’engloutissement. Au carrousel des apparitions, il en est une qui résiste à toute féérie et propose à l’âme vigilante une énigme autrement grave. Si « Certains jours ne se lassent pas de glisser sur les toboggans de l’allégresse », ils n’en sautent pas moins « dans leurs cascades de rimes jusqu’à nuit noire. » (p.24). Comme tout grand poète, Marie-Ange Sebasti vit doublement, à fleur de monde sensible et à la lisière perpétuellement alertée d’autres territoires qui appellent sa parole, exigeant d’elle une réponse que sa fragilité constitutive rend parfois incertaine : « Je navigue chaque jour jusqu’aux fenêtres de mes palais sur cette barque usée que j’écope patiemment, sans choisir entre le rose et l’outremer, l’ocre et la terre de Sienne. » (p.28). Le non choix entre couleurs de vie et d’outre-monde, ocre solaire et rouge tonalité de terre concentre à lui seul le balancement précaire de l’existence, avec et malgré l’enchantement des palais, l’âme ne cessant de passer d’une tonalité ontologique à l’autre, de même que les ondulations des reflets n’en finissent pas de se moirer de lumières et de ténèbres. Pourtant : « Dans les méandres du jour, demeurent les villes éphémères ». (p.29) Mais, nous le devinons, méandres et villes éphémères ont beau se donner mutuellement asile, leur souple chatoiement ne permet pas d’oublier que l’aval inéluctable attend, qu’il soit celui d’un fleuve ou de la haute mer. On peut imaginer ou espérer que les ondulations, loin de s’y dissiper, connaîtront alors leur pleine expansion et verront les mirages se changer en vérité, mieux, en une seule et rayonnante réalité de substance infinie.

Mais entretemps, il faut encore lutter avec l’approche de l’ombre qui déconstruit peu à peu le vivant. Ce travail, au sens étymologique et humainement complet, Marie-Ange Sebasti l’a connu dans la dernière année qu’elle a passée auprès de nous et, malgré les dures lois que lui imposait le sort, elle a continué aussi longtemps que possible d’en transcrire les étapes en leur donnant la forme d’un exercice de dépouillement. Mais, celui-ci, loin d’être austère, résigné ou doloriste, a su accompagner ce nouveau voyage avec une intacte sensibilité, alliant l’étonnement et la tendresse. Grâce à son mari, Yves Calvet, j’ai pu avoir accès à un ensemble de poèmes auxquels elle travaillait encore en novembre 2021, dans l’intention de constituer la matière d’un nouveau livre. Des friches de celui-ci, avec l’autorisation d’Yves Calvet que je remercie de sa généreuse confiance, voici quelques exemples encore inédits à cette heure, tels que Marie-Ange Sebasti nous les a laissés. Ils disent ce trajet d’un dépouillement sobre et attentif qui sait encore se laisser surprendre par l’irréductible énigme de vivre. S’y affirme une volonté farouche de continuer sans renoncer à maintenir hauts tous les droits d’exister face à l’ombre et de la tenir en respect, de ne rien céder qui n’ait été dûment décrété impossible par les puissances avec lesquelles elle a mené ce combat : « Sauf erreur// aucune pétition/ ne réclame ma démission// Je préside mes rêves// sans conseil d’administration/ sans assemblée générale// avec jubilation ». Aussitôt nous frappe l’humour de ce poème, dans lequel il semble que s’exprime un Kafka délivré de lui-même, qui aurait su faire l’administration buissonnière et se rendre maître de soi au moment où l’urgence la plus extrême prétendrait tout soumettre à ses seules exigences abstraites. Le destin n’est-il pas un bureaucrate existentiel qu’on ne peut combattre qu’en le niant avec aplomb et en prenant à sa place tout pouvoir dans un monde détaché, sans autre norme que celle du rêve personnel ? Cette manière de tenir tête conduit la poésie en des territoires ignorés, aussi bien dans son écriture que ses sujets. Tout alors devient étrangeté sans pesanteur, si bien que les mots se contentent de nommer des vides et des absences, des surgissements impossibles à qualifier, dans une atmosphère proche de celle du rêve justement, mais un rêve traversé de secrète angoisse : Le botaniste se demande// où j’ai pu trouver cette fleur// que ne connaît aucun herbier connu// Je ne sais plus// Il se résout à lui donner mon nom. » A lire ce court poème - si curieusement ventilé de vides, puisque les vers en sont systématiquement espacés de doubles interlignes - bien que Marie-Ange Sebasti ne soit pas spécialement une admiratrice de Boris Vian, et n’ait certainement pas prémédité une telle référence, on a l’impression que la fleur inconnue fait mystérieusement écho au nénuphar qui habite et ronge Chloé dans L’écume des jours. Tout d’ailleurs reste indécis dans ce poème d’une remarquable beauté pure, sobre et cristalline comme une aile de papillon dont ne subsisteraient que les nervures. Qu’il s’agisse en effet de la maladie devenue l’identité quotidienne de celle qui la supporte, ou seulement de cette étrangeté radicale qui se nomme vie et dont chacun de nous cueille l’exemplaire inattendu qui lui revient, nous n’en saurons pas plus.

 

Photo Yves Calvet

 
Mais parfois, l’approche de l’incommensurable devient plus tangible, dans un paradoxal effacement de tout ancrage : « Les lisières s’interrompent/ les lignes s’estompent/ les frontières s’évaporent// L’espace est inimaginable// et pourtant// je me terre ». Ce poème me paraît particulièrement représentatif du double mouvement de l’être humain face à la mort quand elle devient très proche : au fur et à mesure que se précisent ses effets dissolvants, et quelles que soient les espérances ou non espérances à son sujet, l’individu, par un réflexe irrésistible, préfère se replier dans la hutte exigüe de son argile natale, plutôt que de contempler l’infini qui l’aborde. Dans ce poème, on croirait en effet contempler un paysage chinois dont les montagnes auraient été retirées, ne laissant qu’une immense étendue horizontale, mouvante et impalpable, en train de s’évaporer par lambeaux de brume. Le rien y est presque limpide, dépourvu de violence et presque conciliant, tandis que son espace est inimaginable au double sens du terme, tant il dépasse toute possibilité de représentation. Pourtant, la vie encore pleinement lucide qui en observe les métamorphoses ne peut se résoudre à se laisser entraîner en lui. Le poème exprime cette résistance au moment précis où l’expansion de l’absence devrait peut-être apporter l’apaisement. Cependant, Marie-Ange Sebasti, renversant une fois de plus les prévisions, compose encore d’autres poèmes, dont celui-ci qui me paraît tout particulièrement emblématique de sa disposition fondamentale devant le mystère absolu de l’être et du non-être :
Écrire le jour venu/ sur l’ardoise nouvelle/ à la craie de couleur// Celle-ci bleu cobalt ?/ Celle-là jaune d’or ?// Non, voici la plus tendre/ la seule qui résiste// à l’effacement .
Savoir laisser s’effacer tout l’inessentiel et ne retenir que la seule couleur inconnue que plus rien ne disperse, tel est le consentement final de la poésie et de l’âme qu’elle difracte. Ce n’est alors pas au silence qu’il est fait place, mais à la tendresse.

Marc-Henri Arfeux


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