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Une odeur de métaphysique, par Marc-Henri Arfeux

dimanche 7 janvier 2018, par Roselyne Sibille

Pour les philosophes et les savants austères, la métaphysique est la science de l’être en tant qu’être, la plus abstraite et la plus haute des disciplines spéculatives, celle qui ose poser la question suprême formulée en 1740 par Leibniz dans les Principes de la nature et de la grâce : « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? [1] Ou, de façon plus théorique encore, selon Martin Heidegger aux premières lignes de son Introduction à la métaphysique  : « Pourquoi donc y-a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? » [2]
Mais on peut aussi bien lire à ce propos un court poème de 1943 intitulé Métaphysique : « Quand ils l’aperçoivent/ au fond des chaumières/ ses mains soutenant/ le bol à fleurs bleues/ devant ses seins tendres/ ils sentent l’ardeur/ puis tout s’évapore/ du décor fragile/ pour laisser flotter/ la seule odeur nue/ de métaphysique [3].
Ces vers mystérieux et merveilleux sont de Jean Follain, gourmand et gourmet, fin causeur et liseur, délicieux célébrant de la pomme de terre [4] et encyclopédiste en argot ecclésiastique [5], admiré d’André Dhôtel qui lui consacra en son temps un volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers [6], et qui, lui aussi, en savait long sur la métaphysique manifestée au coin des heures.

(Jean Follain par Maurice Denis)

Que nous disent-ils ? La pure énigme du monde saisie à fleur de vie sensible, selon sa vérité non conceptuelle, dans l’absolu d’une heure qui est éternité instantanée avant de devenir buée d’outre-temps par une odeur, sans pour autant quitter le royaume des substances, mais au contraire, en l’épousant, en le sublimant et le portant à sa plus fine incandescence, aux lisières de l’immatériel.
Nous ne sommes pas en présence de « la » métaphysique, science grandiose et entité intellectuelle aussi redoutable que l’énorme déesse raison d’André Frénaud, mais d’une épiphanie subtile à peine fixée dans la durée historique, puisque la chaumière du poème est aussi bien celle des paysans de Normandie qu’a pu connaître Jean Follain dans son enfance, que celle de leurs ancêtres du siècle des Lumières ou du règne de Louis XIV ou, mieux encore, de leurs aïeux du moyen-âge, ou de ces légendaires gaulois dont le poète aime évoquer les étranges rituels. Si l’on remonte davantage le cours du temps, elle pourrait être une hutte néolithique où se joue une étrange scène immémoriale, toujours nouvelle en sa candeur et sa gravité fondamentales. « Métaphysique » dit le titre, sans qu’on sache s’il s’agit du substantif ou de l’adjectif, donc une émanation, comme une aura qui s’annonce et, se glissant secrètement de vers en vers, se manifeste finalement dans une assomption d’énigme palpable, chaude et douce comme un étourdissement de bien-être dont la splendide étrangeté serre un peu la gorge.
Ce ne sont pas les hommes qui s’en reviennent, de la chasse ou des champs, tôt levés ou tard rentrés (un détail que je mentionnerai plus loin me conduit à parier toutefois en faveur de matinaux gorgés de brouillard et de rougeur naissante), mais le « ils » d’un collectif primordial s’en retournant à la tanière, « au fond » comme le dit souverainement et tranquillement le texte. Le vrai fond de l’homme, celui de la maison terrestre au toit végétal qui unit autant au sol qu’il relie au ciel, et forme une toison protectrice autour des corps dans un équivalent velouté de la maison cosmique évoquée par Bachelard dans La terre et les rêveries du repos. Demeure matricielle, mieux : demeure mère où attend précisément une figure féminine moins désignée encore que les hommes de tout à l’heure, car se réduisant, sans pronom personnel, à « ses mains », « ses seins tendres », et sans doute cette « odeur nue » qui se substitue finalement à l’espace réduit de l’enchantement domestique auquel nous assistons. Paradoxale ellipse qui nous conduit au cœur de l’être, vers ce « secret du monde » dont Jean Follain interroge le lieu dans un autre poème en exact écho de Métaphysique  : « Où gis-tu secret du monde/ à l’odeur si puissante ? » C’est qu’il y a bien une odeur essentielle, inséparable de la substance qui la crée, une odeur aussi enivrante qu’elle ouvre d’insondables perspectives. Mais dans Métaphysique, elle ne s’affirme pas aux premiers vers : nous sommes guidés vers elle par l’anonyme porteuse du « bol à fleurs bleues/ devant ses seins tendres », tandis que monte la double image des sentiments nés de sa douce présence et du lait, ce grand aliment mystérieux, véritable substance consacrée de la vie profonde – c’est à cette hypothèse du lait, née du rapprochement entre le bol et « les seins tendres », que je dois la certitude rêvée d’un très petit matin, quand on revient d’une toute première expédition dans le dehors flottant de l’avant-jour, prendre repos, nourritures et réconfort. Fleurs bleues, bol et seins font naître une ardeur qui est un pur sentir, anticipant par glissement sémantique la manifestation de « la seule odeur nue de métaphysique ».
La force charnelle aurait pu dans cet instant triompher. Elle se mue cependant, peut-être par la vertu du lait supposé, ou simplement du silence apaisant qui s’installe peu à peu, en évaporation de ce qui n’est plus tout à fait le simple monde solide où se déploient les habitudes, mais un décor de ce théâtre insoupçonné que nous appelons existence, étrange effort de subsister dans la matière de la durée, comme le fait la « fille nue/ du treizième siècle » qui « de ses seins et de ses bras/ lutte contre le temps/ près d’une rose en pierre. » [7] Mais ici, pas de lutte, seulement une sublimation douce qui monte aux tempes – peut-être le bol contenait-il en fait un alcool fort, quelque vin bouillant doué de puissance révélatrice, on ne sait. Alors, s’épanouit le pur mystère, cette odeur nue, comme si le monde par la grâce de l’offrande féminine avait dépouillé sa robe d’usage, révélant un corps de seule odeur, d’une manière aussi étrange et fascinante, quoique plus suspendue et moins immédiatement sensuelle, que celle dont use la chouanne pour procéder au rite secret qui la fait exulter, loin du regard des hommes, dans un instant privilégié où, malgré les « guerres inouïes », elle est aussi seule que « la seule odeur nue de métaphysique », révélant la plus profonde et plus puissante énigme qui se puisse concevoir : « Dans l’épaisseur du vieux monde/ ayant enlevé toute parure/ et regardant son corps/ dans la lumière/ exultait la chouanne ». [8] Chacun des deux poèmes donne lieu à un dénudement qui retranche la substance habituelle pour révéler un monde second : simple émanation olfactive dans Métaphysique, jubilation d’une chair parfaite sous la lumière dans La chouanne.

(Peinture MH Arfeux)

Mais un autre poème approfondit d’un degré supplémentaire cette révélation secrète par le seul, et là encore monte une odeur. Il s’agit de La bête : « Assise en un corps de logis/ où conduisent d’anciens chemins/ vit une bête/ qui n’attend rien du monde/ des pièces communiquent/ des portes se ferment/ et des nuits s’approchent/ dans le parfum d’un acacia./
Toutes les bêtes de son espèce/vivent en elle. » [9] Une fois encore, un cheminement nous est proposé, mais dans un autre monde, plus ancien, usé, oublié de l’homme. Ce parcours mystérieux a quelque chose d’initiatique. Il nous conduit à un saint des saints, non d’un temple, mais du séjour secret d’une bête qui est aussi « La bête » selon le titre du poème. Toutefois, elle n’est en rien le monstre diabolique vers lequel on tend inévitablement quand on veut faire l’Ange, selon l’avertissement de Pascal, mais en une individualité animale anonyme et parfaitement naturelle, « toutes les bêtes de son espèce ». Vivante et bien réelle quoique inconnue, elle incarne aussi une essence, une présence sacrée, presque une divinité ou sa statue, puisque elle est « assise », adoptant une posture ignorée de la plupart des bêtes qui nous sont familières. Serait-elle un chien ? Le poème élude soigneusement ce problème zoologique et, d’ailleurs, quand Jean Follain veut nous parler d’un chien, il le nomme explicitement, en de nombreuses occasions au fil de son œuvre. Non, cette bête est tout entière métaphysique, n’attendant « rien du monde » car elle se situe déjà au-delà, dans ce qui, malgré tout, était bien une sorte de temple consacré à son mystère, celui d’origines insaisissables, détachées de tout lien avec l’homme. Il faut imaginer avec le poète, non sans profonde raison, qu’existent en des replis méconnus de nos campagnes de telles bêtes mystérieuses que nul n’a jamais vu ni ne croisera jamais, et qui traversent ainsi l’immémorial, dans une splendide tranquillité. La vraie nature poétique de celle-ci se confirme d’ailleurs par son lien au parfum d’un arbre pourtant banal, l’acacia, mais n’étions-nous pas prévenus dès longtemps que la plus grande et fascinante étrangeté est inséparable du familier quand celui-ci, rendu à sa seule présence, flamboie de toute son intimité ontologique ?

(Peinture MH Arfeux)

Bien d’autres poèmes de Jean Follain retrouvent cette intuition d’une consumation parfumée révélant une essence par simple aura inexplicable et captivante, jusque dans les lieux les plus modestes, d’apparence insignifiante, comme dans Le printemps au faubourg où il est dit de façon laconique : « et l’odeur des ragoûts monte/ l’arbre du square est embaumé/ la pierre du trottoir s’échauffe » [10]. On ne peut qu’admirer la faculté de Jean Follain à suggérer tout un processus de cristallisation métaphysique aussi discrète qu’efficace, par l’évocation d’une odeur de nourriture longuement mijotée dans les casseroles où elle cuit. Elle n’évoque apparemment que le très humble quotidien du faubourg ; mais elle monte et voyage, réalité en soi, déliée des occupations ménagères dont elle naît pourtant, semblable aux plumes qu’on voit parfois errer sur l’air dans d’autres poèmes, et surtout à l’image exacte de la vaporisation du « décor fragile » qui libère à la fin « la seule odeur de métaphysique » dans le poème éponyme dont nous avons longuement suivi la courbe au début de cette méditation. Alors se produit un envoûtement très patient : « l’arbre du square est embaumé ». L’est-il par l’odeur des ragoûts, qui l’envelopperait et éveillerait en lui une sorte de conscience olfactive végétale ? Est-il séduit par les parfums de sa propre floraison qui pourrait être celle, puissante et troublante, de l’acacia, arbre par excellence des faubourgs ? Ou bien, par l’action magique des odeurs mêlées, l’arbre du square n’est-il pas transporté dans une dimension d’intemporel, tel un pharaon qu’on aurait embaumé selon les rites ? La chose n’aurait rien d’étonnant dans une œuvre où le fils d’un paysan normand « découvre en Egypte le squelette d’un roi/ portant à l’os du poignet/ un anneau d’or », pour y retrouver et y contempler le souvenir éternel de son pays natal. [11]
Car tout revient toujours à l’origine, c’est-à dire à l’énigme, par la grâce du poème, les mots, à peine formés sur l’air, conduisant à l’invisible, dans l’émouvante région où les signes un à un s’évanouissent, cédant la place à l’aura d’une odeur.

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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Notes

[1Gottfried Wilhelm Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, Monadologie, Collection GF, Editions Flammarion, Paris, 1999

[2Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, p.13, Collection Tel, Editions Gallimard, Paris,1980

[3Jean Follain, Exister, suivi de Territoires, p.28, NRF, Collection Poésie, Editions Gallimard, Paris, 1969

[4Un an avant Francis Ponge qui s’en tient superbement au cas délectable de la pomme de terre bouillie dans Pièces, Jean Follain consacre un essai aussi érudit que savoureux au prestigieux tubercule sous le titre liturgique : Célébration de la pomme de terre, chez Robert Morel, ouvrage repris par Deyrolle Editeur en 1997.

[5Petit glossaire de l’argot ecclésiastique, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966

[6André Dhôtel, Jean Follain, Collection Poètes d’aujourd’hui, Editions Pierre Seghers, Paris, 1956

[7Le secret, in Exister, suivi de Territoires, op. cit., p.90

[8Ibid, p.160

[9Ibid, p.31

[10Usage du temps, p.63, NRF, Collection Poésie, Editions Gallimard, Paris, 1983

[11L’Egyptologue, Id., p.87



1 Message

  • Une odeur de métaphysique, par Marc-Henri Arfeux Le 17 janvier 2018 à 14:43, par Arnaud FORGERON

    Bonjour,

    Tout d’abord, je vous remercie pour ce bel article et de me donner le goût de mieux connaître Jean FOLLAIN, entre autre.

    De nombreuses réflexions, plutôt intuitions chez moi n’étant spécialiste de rien, me viennent.
    Je vais ici en livrer une découlant de votre introduction que voici :

    Pour les philosophes et les savants austères, la métaphysique est la science de l’être en tant qu’être, la plus abstraite et la plus haute des disciplines spéculatives, celle qui ose poser la question suprême formulée en 1740 par Leibniz dans les Principes de la nature et de la grâce : « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? [1] Ou, de façon plus théorique encore, selon Martin Heidegger aux premières lignes de son Introduction à la métaphysique : « Pourquoi donc y-a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? »

    Je me demande si la « plus abstraite et la plus haute des disciplines spéculatives » (même si quelconque classification pour moi n’a que peu de valeur, d’intérêt) n’est pas justement la science de la Nature, la physique (astrophysique, cosmologie...)
    D’ailleurs votre introduction apporte « la métaphysique est la science de l’être en tant qu’être » et plus loin... « Leibniz dans les principes de la nature... »

    Les deux termes sont là (être et nature), « l’être là » de HEIDEGGER qui, il me semble, assemble les deux comme justement les astrophysiciens cherchent la théorie unificatrice entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, pour faire court.

    Voici le point où je veux en venir.

    Il me semble organiquement, physiologiquement, au niveau des sensations, des sentiments, qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre être et nature :

    « La vie est un miroir
    Se reconnaître en lui,
    Tel est, pour ainsi le nommer, le désir premier,
    Auquel nous ne faisons qu’aspirer. »

    Friedrich NIETZSCHE, Pforta, 1858.

    « On ne sait pas parfois qui du corps qui du lieu, qui de l’esprit qui de la matière. » (Morse flèche, recueil en cours)

    Pour moi, voilà l’essence de la poésie, la correspondance, la résonance entre l’être et la nature, donc l’existence.

    …des correspondances, des porosités, des échos, des filaments d’être qui se tissent, des fils qui se tendent, des cordes qui oscillent, des existences sondes, des vallées de coïncidences, joignant…

    La poésie est la philosophie du poète . (auteur chinois dont je n’ai pas la référence, si quelqu’un peut m’éclairer.)

    La poésie est affleurement, effleurement.
    Affleurement de l’être par l’existence, de la vie par le vivant.
    C’est la rencontre, un signe de la main, une oscillation de soi-même avec le monde.

    La poésie c’est percer incertain silence.

    Cordialement.

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