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Entretien avec Alain Jegou, 1997

mercredi 12 juin 2013, par Cécile Guivarch

Extraits de l’entretien réalisé au Fort Bloqué, le 30 septembre 1997, pour le numéro 22 de la revue Quimper est Poésie par Olivier Hobé

Quelle est la part d’autobiographie dans tes récits ?

Mon métier de marin-pêcheur influe sur une grande part de mes textes. Il serait difficile d’échapper à cette influence car l’activité et la déglingue qu’elle entraîne chamboulent et bouleversent sans cesse tout ce qui fait l’homme. La puissance des éléments fréquentés au quotidien aide à refouler tout instinct frimeur. L’océan, au fil du temps, modèle les faciès et les caractères, remet les pendules à l’heure vraie, celle du peu d’assurance et de l’incapacité notoire de vivre en perpétuel état d’enchaînement benêt. Si je n’exerçais pas ce métier, il est bien évident que mon écriture serait totalement différente. Les mots, le ton, le rythme, sont tributaires de toutes émotions vécues sur mer. C’est indéniable.

Toute cette eau, autour de toi, cette « mère marémotrice » revêt tout au long de ton œuvre nombre de caractères bien humains : animalité, sexe, instinct pour les « tendresses infimes ». Quelle est ton intime relation avec celle que tu peux voir chaque jour de ta fenêtre ?

Je ne puis me satisfaire de simplement la voir de ma fenêtre. Il me faut l’aller l’humer de tout près, renifler ses dessus et dessous, lui palper l’écume, lui caresser le galbe, lui peloter la cambrure, la sentir vibrer, rouler, se trémousser sous la coque de mon rafiot. Telles sont nos relations intimes. Nos amours n’ont rien de platonique. Nos rapports de corps et de cœur sont d’égale importance. Cela peut paraître farfelu un tel engouement, et ça l’est sûrement. Pour ceux qui la fréquentent au quotidien elle est la compagne de tous les instants, celle dont les humeurs et mouvements demeurent toujours imprévisibles, celle dont le caractère changeant leur cause bien des tracas mais leur offre aussi les plus exaltants moments de vie. J’ai le privilège d’être de ceux-là qui, sans regrets jamais, offrent leur carcasse à la somptueuse féline en échange de quelques visions d’elle et étreintes sublimes. Il faut l’admettre, c’est souvent fort éreintant mais toujours tellement passionnant.

W.Burroughs vient de décéder, Kerouac n’est plus sur la route depuis longtemps, je crois savoir que l’histoire de la Beat Generation t’a beaucoup marqué. Alors, Kerouac « on the road » et Jégou « on the sea » ?

Je suis d’une génération forcément marquée par le mouvement Beat. Aussi par le grand espoir soixante-huitard. Quelques poètes américains qui écrivaient dans les années cinquante ont fait naître involontairement un grand souffle de révolte et de rêve dans la tête des rejetons du baby-boom. Dix ans après sa parution, « On the road », le roman de Jack Kerouac connut un succès sans pareil auprès de millions de jeunes de toute la planète. Désireux de rompre avec le monde trop guindé et conventionnel de leurs aînés, nombre d’entre eux prirent la route sur les pas du vieux Jack et de Neal Cassidy,le Dean Moriarty, héros dingue du roman.
Je fus aussi atteint par ce virus désaliénant. Lorsque la mistoufle de mon environnement devenait trop oppressante, je lisais Ginsberg, Kerouac, Corso, Ferlinghetti, Pélieu, et les autres (…) J’ai toujours préféré l’ample évasion et le coup de gueule pontuel aux encroûtements confortables et militantismes bornés. Me suis toujours senti proche des anars, des baiseurs d’étoiles, et des voyeurs-jouisseurs extralucides. Les poètes de la Beat Generation étaient tout cela à la fois et le criaient sur tous les toits. Comme des millions d’autres quêteurs de vision sublime, je me retrouvais dans leurs écrits et leur façon de défaire et de refaire leur vie.
« On the road », « On the sea » : même quête, même tumulte, même dérèglements sensoriels, mêmes vertiges, même défonce, même évasion.

Peut-on parler, pour ce qui te concerne, d’une poétique-fiction par le style, d’une jouissance dans le fond ?

Les mots charnels charnus me plaisent et font jouir le palais autant que le mental. Il y a un langage qui m’émeut et me charme particulièrement. Il y a bien sûr jouissance à plonger toutes pensées dénudées en certains textes émoustillants et bouleversants. Les mots sont espiègles. Ils ont du caractère et de l’impertinence. Ils ont leur vie propre et nous ne sommes que manipulateurs zélés qui les assemblons comme ils nous l’inspirent. Je crois en la magie, la fascination du verbe qui nous dépasse et mène par le bout du pif ou du paf, selon l’ambiance qui prône en l’instant « d’écrivance ». Je crois en la puissance aussi des cris, des hoquets et des râles, des mots qui se battent pour se débarrasser du baillon qui leur obstrue la trachée.

Veux-tu, par l’exercice de l’écriture, et comme tu l’écris dans « Comme du vivant d’écume », t’offrir à d’autres corps ?

La solitude, l’incompréhension, l’indifférence, le manque d’amour, rongent inexorablement et font mourir. C’est la chute libre dans le coma bleuté des apparences. Certains se croient plus forts que d’autres mais en crèvent quand même. L’autre corps, le fantasmé, le désiré, celui qui saura nous recevoir, sera aussi celui qui nous permettra de vivre. L’écriture, le souffle brûlant qui le fera peut-être frémir et reconnaître.

Jacques Josse écrit à ton propos dans sa préface à tes « Totems d’ailleurs » : « Il trace sa route à l’écart ». Est-ce vrai ? L’intrépide marin cacherait-il un solitaire, comme ce « frère » semble le penser ?

Dis-moi, qui n’est pas seul dans cette putain d’existence ? Sur la mer on l’est particulièrement, plus qu’ailleurs. Seul dans les moments les plus intensément et dangereusement vécus. Seul face aux décisions à prendre lorsqu’il s’agit de survie, lorsque les éléments déchaînés s’acharnent sur nos carcasses et qu’il faut vivement décider de la manœuvre à effectuer pour ne pas se laisser engloutir. Seul dans la nuit et le froid, la brume ou le calme-plat, loin de tout et de tous en cet univers lourdingue. L’espace maritime est le lieu marginal par excellence, le plus hostile et grandiose qui soit. J’aime à me colleter avec ce monde-là, c’est mon vice, ma façon de me sentir vivant. Cette bagarre, tellement disproportionnée, ne peut être engagée qu’entre deux entités solitaires et farouches, d’un côté l’humanus minus et de l’autre l’océan maousse. Personne d’autre n’interviendra en ce combat-là. Personne vers qui chercher assistance ni adresser prière -surtout pas, en les moments les plus périlleux. « Tracer la route à l’écart », ce cap solitaire me convient et j’en ai fait le choix. En bien d’autre moments il arrive que la solitude me soit pesante. Étonnante contradiction, non ?

Livres cités ici :
Comme du vivant d’écume, éd. La Digitale, 1996.
Totems d’ailleurs, Le Dé Bleu, 1991.

Lire la fiche d’auteur d’Alain Jégou.


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