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L’aube et le vide : métamorphoses de Felip Costaglioli

lundi 13 janvier 2020, par Cécile Guivarch

A l’origine est une candeur, celle d’un personnage détaché de la pesanteur terrestre, celui qui peut dire : « Ce que j’aime chez les autres, c’est l’âtre,/ pas forcément pour la bête jaune, rouge et bleue de la flamme/ il y a bien d’autres façons de brûler » (Jouer avec, Editions de la Margeride, 2011). Ce personnage est-il T. en Catalogne, également paru en 2011 chez le même éditeur, le double catalan de Tintin, ou le double hergéen de Felip Costaglioli ? Comme un danseur, dont il a la grâce, il esquive et enlace d’un bond tous ces possibles. La langue est chez lui jaillissement, spirale arborescente, incision, couture et de nouveau spirale infinie, s’ouvrant sans cesse à la mesure de la belle proie qu’elle veut enlacer : l’énigme du monde. « Il faut », disait-il au public d’un concert lecture donné en juillet 2011 dans le jardin des Editions de la Margeride, « une langue d’énigme pour savoir dire l’énigme du monde. » Mais cette langue d’exploration et de dévoilement, loin de cultiver l’occultisme auquel une telle déclaration de principe pourrait laisser croire, a la fluidité de l’évidence. C’est une langue de l’aube qui sait ouvrir devant elle un vide natal tout de fraîcheur et de lumière, pour mieux en épouser l’espace et être au monde selon ses métamorphoses chromatiques. Ainsi du feu et de l’âtre qui ne sont pas seule façon de brûler puisqu’ils désignent le cœur magnétique en chacun de ces autres que recherche et découvre le poète, lui-même étant son propre autre, ou plutôt tous ses autres, « T. », le fameux petit personnage passé clandestinement de Belgique en Catalogne, mais aussi un poète à double voix dont nombre de textes existent simultanément par le Catalan et le Français, homme femme dont l’androgynie poétique revendiquée signifie un mouvement incessant par la grâce.

D’emblée sa raison d’être est amour et saisie de cette âme désir qui dans l’autre alimente le poème et l’expérience humaine. Felip Costaglioli ne dit-il pas aussi : « Tant nous surprend la langue du désir/ Qu’enfin l’amande s’ouvre. » Âtre ou amande, c’est bien de la même essence fragile qu’il s’agit. Le poème est un acte de séduction par l’étonnement qui provoque l’ouverture, non dans la conquête mais en un don, de même que l’aube déploie le monde en offrant sa lumière. Cet étonnement est candeur du désir, ce qui ne signifie nullement édulcoration de celui-ci, mais le retour à sa forme inaugurale, ce moment où désirer signifie naître de la blancheur qui contient et transcende toute couleur et ne saurait donc se limiter à la trinité du rouge, du jaune et du bleu qu’on trouve dans la bête de la flamme.

Ce qui n’empêche pas de se soumettre aussi à l’épreuve chromatique, celle du jaune par exemple : « jaune// râpeux// Où l’ombre qui rouille/ nous apprend// le métier/d’être// et nous mord. » (Ce qu’on vaut de poussière, Collection « La feuille et le fusil », Editions La Boucherie Littéraire, Juin 2018). La jeunesse aérienne du poème tient aussi à cette capacité de connaître par sa propre chair, et de pratiquer ainsi le métier d’être au monde, afin d’en recevoir les morsures fondatrices, dans un autre acte d’amour initiatique, comme l’affirme magnifiquement la suite du même poème : « Alors// nus// avec ou sans livre// c’est à nous/ troués un peu/ encore// de balbutier. » Cet exercice spirituel par la chair est affirmation de vide, conscience presque particulaire de soi en un tout dont la nudité trouée conduit à la parole. Être, dans le prolongement méridien de l’aube, permet d’entrer dans le trésor de ce vide, et d’y déployer une expérience unique, presque rimbaldienne, où couleurs, âpreté mordante, naissance et envol frémissant des mots sont une seule chorégraphie ontologique et poétique. Il n’est pas étonnant que Felip Costaglioli accomplisse cet art du vide à mots dansants et funambules à travers tant d’intervalles, se ménageant parfois le reposoir de deux vers accolés avant de s’élancer à nouveau. Il y a là une ligne blanche qui sait faire de sa formulation un balbutiement du troisième genre, pour reprendre à Spinoza la notion de connaissance du troisième genre, celle qui court directement à son but par pure intuition. Car il ne s’agit pas de maladresse, de tentative imparfaite, mais d’un langage supérieur, comme le chant des oiseaux qui retourne sans cesse ses modulations et les renouvelle à l’infini par boucles absolues dans le silence. C’est donc une connaissance par le balbutiement devenu chant et pas de deux céleste. Le vide ainsi compris est respir, épousant toutes le courbes d’être.

L’ouverture de Ce qu’on vaut de poussière, le dit sans détours, avec une élégance à nulle autre pareille : « C’est le bal/ balbutiement// sur la table// la page trouée/ de mon livre de fibres/ ce petit tout qui me laisse croire ». Balbutier est un don et le point de départ qui permet à la danse d’exister, de lancer tous ses atomes sur la table du monde. Or, cette table, une fois encore, renverse la logique des consistances et des assises indubitables : elle est simple page et qui plus est trouée, et même « livre de fibres » ! Table, page, livre et corps sont matériellement immatériels puisque le fil qui les tisse est à nouveau le vide. Ce faisant, le poète nous donne à lire en filigrane l’un des sens possibles du titre de son livre. Nous ne sommes qu’un « petit tout », qui ne vaut que d’être poussière, mais une poussière enchantée d’être à son tour poésie, si bien que table, livre et corps sont un seul tourbillon. La poésie est fibre et le corps poème, la table poussière et cette dernière valeur absolue jetée en l’air. Mais pas de manière inconsidérée, comme ceux qui jettent l’argent par les fenêtres. En effet, évoquant « la peau glissante des objets », Felip Costaglioli précise : « J’ai toujours voulu leur musique// pour pouvoir pénétrer// les chambres fraîches de l’absence ». Le monde est bien cette demeure aérée des choses, purifiée de toute épaisseur substantielle et c’est là qu’est sa stupéfiante beauté. Il y a certes un corps physique de ces choses, mais différent de tout ce que nous aurions pu supposer, où bondit sans cesse la surprise des formes neuves. Le début de Nettoyage à sec, second poème de Ce qu’on vaut de poussière le dit avec une inimaginable simplicité elfique : « Ici// nous avons aimé/ nous costumer en mur// D’autres préfèrent l’habit de trou  d’arête ou de fissure// moi parfois/ celui de papier peint// qu’on arrache en riant// Oh/ le bel âcre de la chaux !// Et c’est bien/ de se dire parfois :// Je ne fais pas le poids// et je veux que l’air/ me balafre ». On observera cette autre notation du vide par les doubles espaces qui ouvrent régulièrement de l’intérieur les poèmes de Ce qu’on vaut de poussière. L’Ange des métamorphoses fait mieux qu’habiter la maison de l’être : il est la maison, sachant que celle-ci n’est qu’une sorte de trompe-l’œil d’un genre nouveau, puisque costume dans lequel on se travestit pour mieux s’avouer vide et capable ainsi de tous les rebonds à travers le ballet des êtres. La maison poème ne s’enracine pas, elle prend l’air, s’élève, se résume à n’être qu’une simple peau sur une cloison de chaux, c’est-à-dire un rien natif dont l’âcreté n’est pas douloureuse à qui la découvre, mais tonifiante, comme si, même cette forme d’absence blanche qu’est la chaux participait d’une allégresse du trop léger. La maison des choses n’est plus que la pesée d’une non pesanteur et c’est aussi cela avoir un corps, l’air ne pouvant balafrer que ce qui s’offre avec moins de résistance que lui. Une telle aventure, faisant du dépouillement un jeu, tourne résolument le dos à toute amertume et tout héroïsme tragique, pour notre plus grande liberté et notre plus certaine réalité, celle de la poussière faisant éclore ses floraisons sur l’azur. On ne s’étonnera pas que le poète ponctue cette initiation à la vie flottante de cette belle formulation qui a tout d’une devise sans se prendre au sérieux – et c’est justement ce qui fait sa force et sa vérité : « C’est toujours bien de garder quelques preuves/ de l’oubli joyeux de soi ». Être par l’oubli, c’est en effet atteindre la sagesse particulaire qui peut faire de chaque grain d’insignifiance un scintillement prismatique dans l’espace.

Felip Costaglioli n’est donc pas un poète désincarné, nous venons de le voir, mais, par le souffle pur de sa langue totalement libre, il peut d’autant peut mieux parcourir tous les plis successifs de ce monde. En vida – En vie, paru en 2018 aux Editions de la Margeride, en offre un témoignage explicite. Le poète y écrit notamment : « Ce qui a été laissé/ de l’Autre pour nous/ est en fait un retour/ un jeu ouvert et constant/ qui saigne sur la table. » L’autre est à nouveau premier, avec la majuscule de sa lettre initiale, vigie de l’alphabet comme de la série des voyelles. Cet Autre, sublimé d’être ainsi ramené à sa réalité pure dépourvue de toute identification particulière, est le partenaire de la danse poétique où tout coïncide, la trace, l’amont, l’odyssée et la naissance. S’il y a jeu, c’est de cette articulation souple – dont la langue donne écho – mais aussi de l’incision charnelle qui fait surgir le sang. Être en vie, c’est à la fois tourbillonner autour de l’autre, mais aussi retrouver toujours avec lui le moment sacrificiel du désir où se dévoile la lame fondamentale, celle qui associe l’amour, le lever du jour, la séparation et la blessure. Le poète poursuit d’ailleurs ainsi : « Un chant qui lèche un/ chant qui mord humble/ tenace. Ça glisse/ nous oblitère et nous/ nourrit : La lame joyeuse/ et lasse de notre/ assentiment. » La langue, toute aérienne qu’elle soit, est aussi de chair. Ses tracés d’hirondelle sont des embrassements très intimes qui ne sont pas exempts de violence, mais nous savons déjà que la morsure est une des marques de nos nécessités, sans laquelle notre apprentissage de l’existence humaine n’aurait de son Ange que la moitié. C’est pourquoi, au seuil de ce même livre, Felip Costaglioli déclarait déjà, comme il aurait établi la formule liminaire d’un enseignement : « Voilà ici nous avons/ bien le monde. Et ce/ qui en nous se met à vivre/ est le lieu initial et / final/ Tout cela en vous/ donne à voir et travaille. »

Ce travail est la raison même de l’aube tel qu’il la conçoit. S’il a pour objet, lieu et corps l’énigme du monde, c’est aussi pour en recommencer sans cesse la quête éperdue. On the road again, publié en 2011 aux Editions de la Margeride le dit, et par son titre, et par sa première strophe merveilleusement divinatoire : « Les secrets/ portent/ toujours/ leurs poches/ trouées ». Dans ce monde tissé de béances, même les mystères dérobent leur ultime noyau. Le poète et le secret sont également mendiants et ne sont pas sans faire songer à Éros, telle que le décrit Diotime dans le Banquet de Platon, à la fois sans-abri et magicien, habile chasseur à la piste de ce qui est beau et bon et inventeur de ruses toujours nouvelles.
Éros au sens immédiat du mythe diotimien, Felip Costaglioli ne l’est jamais autant que dans Suite éphéméride, quatrième poème de Ce qu’on vaut de poussière – on appréciera le gracieux oxymore du titre de ce poème où la suite est à la fois poursuite et prolongement, mais aussi transcription de l’éphémère dans le carnet du poète, la langue de Felip Costaglioli ayant cette faculté d’être toujours plusieurs réalités à la fois comme son corps poétique est homme et femme, Ange et papier peint, sang versé sur la table et petite totalité élémentaire confiée aux souffles. Voici donc ce qu’il écrit au début de ce quatrième poème : « Pour moi qui grandis encore en classant  caressant/ ce que j’aime// il n’est d’autre inventaire// que celui de poussière  de mer  de presque rien/ que je gratte sous tes ongles// Tu es l’eau  bouche ouverte  dents gâtées/ l’eau salée  sucrée  polluée// parfois même les rats menacent d’y danser // Comme l’eau  tu n’as plus de cheveux mais/ comme mots au sillon  toi seul sais me calmer// Tu me caresses  me parles et m’ouvres/ et moi je veux que tu embrasses// embrasse ma vacance !// que tu l’habilles et l’épaississes/ comme une sauce ou un manteau d’hiver ». L’autre une fois de plus est là, mais on ne sait s’il dédouble le poète d’une adresse à soi, ou une figure amante. Les deux sans doute, le poète s’adressant à soi dans les constats de l’éphéméride qui prend justement acte des finitudes à l’œuvre, mais sans les déplorer, toujours avec cette forme de grâce d’une dureté de diamant, tout en convoquant une différence par le désir. C’est un acte de connaissance dans le ravage et pourtant il conserve toute sa légère phosphorescence car l’élégance est en lui synonyme de lucidité. C’est d’abord un autoportrait du poète en eau mouvante, pure surface sur laquelle s’écrit le changement, ou plutôt la durée de non durée qui révèle et ne cesse de recomposer le visage d’un être. Au milieu s’accomplit la pliure d’une métamorphose qui nous fait passer au registre sensuel, comme à un prolongement vivant de la mort en devenir. Aimer n’est pas célébrer, mais vivre l’épiphanie du rien, être soudain substantiel au-delà du vide, avec toutefois une telle facétie que rien ne se matérialise jamais de façon pesante. L’amour est encore une autre métamorphose par laquelle l’amant fait de l’aimé une sauce ou un manteau en vertu d’une sorte de féérie spirituelle particulièrement délectable – et l’on devine qu’à ce jeu, la transformation amoureuse est une autre forme de dépouillement prenant les apparences d’une épaisseur. Un peu plus loin, cet exercice se poursuit d’ailleurs par une cérémonie d’épluchage cinématographique dont l’ultime effet consiste à prendre les mesures d’un futur défunt, mais du milieu même de la vie, avec cette virtuosité de l’insolite juste qui caractérise la poésie de Felip Costaglioli : « Hier  tu m’as filmé  en couleur  en noir/ et blanc  sous toutes les coutures// et toi seul sais// cadrer mon absence et toujours/ mesurer les ourlets de mon sang ». Qui est le filmeur ? un être aimé ? Le poète lui-même ? Peu importe, c’est encore la mesure de ce peu de soi rassemblé en une absence qui se livre par l’écriture, cette couture des ourlets du sang. Un passage de Cassandre, sixième poème de Ce qu’on vaut de poussière le dit également dans des termes proches : Tu vois// je est une enveloppe fine/ une pauvre lettre cousue. » Et c’est encore le cas de ce beau vers lumineux dans Sinuer Saint Sulpice, (poème à deux voix de Marc-Henri Arfeux et Felip Costaglioli, improvisé pour les Editions de La Margeride, le 8 juin 2019) : « moi qui dis écrire comme je dirais coudre ».

Tel est le poème, cette apparition d’être par le surjet du vide à l’aube, si bien que, tout comme Felip Costaglioli à la fin de Sinuer Saint Sulpice, nous pouvons conclure d’un envol en disant : « et belle parenthèse. Je souffle dans ta poche ! »

Texte, photographie et peintures de Marc-Henri Arfeux


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