1.
Aromates chasseurs : voici un titre bien énigmatique pour ce recueil de poèmes écrits par René Char entre 1972 et 1975 ; par chance, et pour notre gouverne, le poète a conçu une notice préliminaire afin de nous éclairer sur ses intentions :
« Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces immémoriaux : le premier, l’espace intime où jouaient notre imaginaire et nos sentiments ; le second, l’espace circulaire, celui du monde concret. Les deux étaient inséparables. Subvertir l’un, c’était bouleverser l’autre. Les premiers effets de cette violence peuvent être surpris nettement. Mais quelles sont les lois qui corrigent et redressent ce que les lois qui infestent et ruinent ont laissé inachevé ? Et sont-ce des lois ? Y a-t-il des dérogations ? Comment s’opère le signal ? Est-il un troisième espace en chemin, hors du trajet des deux connus ? Révolution d’Orion ressurgi parmi nous. »
Ce surgissement n’a pas été sans surprendre les lecteurs de René Char plutôt habitués jusqu’alors à le voir se placer sous le patronage d’Hypnos, le dieu grec du sommeil, le gardien de la nuit qui reste éveillé quand le monde est endormi. Les Feuillets d’Hypnos, qui rassemblent des textes écrits en 43-44 par le poète maquisard, le montrent veillant sur ses hommes et, par le biais de son engagement, veillant sur son pays et ses compatriotes meurtris par la guerre. Investir l’identité d’Hypnos, faire sienne sa vigilance, c’est, pour le résistant, lutter contre toutes les formes d’endormissement : celui du corps fatigué par les manœuvres risquées dans le maquis, celui de l’esprit vite assoupi sous le poids des dictats, du prêt à penser et des modèles normatifs. Autant dire que cette tutelle, une fois le recueil publié, ne quitte pas le poète, même quand la guerre est terminée. Elle est de tous les combats de René Char, qui s’honore d’une lucidité à toute épreuve, d’une exigence qu’on ne peut payer de mots. Le préambule d’Aromates chasseurs, avec ses termes si sévères, montre en lui le sceptique et le pessimiste. Les bouleversements et les subversions auxquels il réfère, qu’ils concernent la vie politique, l’inféodation croissante à la technique et le recul de certains savoirs, ne cessent de le peiner ou l’irriter ; dans « Aromates chasseurs », poème éponyme du recueil, il écrit : « Je voudrais que mon chagrin si vieux soit comme le gravier de la rivière : tout au fond. Mes courants n’en auraient pas souci. » De même, dans « Les lombes », il donne libre cours à sa colère : « Quelle barbarie experte voudra bien de nous demain ? […] Entre télescope et microscope, c’est là que nous sommes, en mer des tempêtes, au centre de l’écart, arc-boutés, cruels, opposants, hôtes indésirables. / Échec de la philosophie et de l’art tragique, échec au seul profit de la science-action, la metteuse en œuvre, devenue, la gueuse à son fait-tout, sous ses visages meurtriers et ses travestis, le passeur de notre vie hybridée, affaire triviale. » Pour Char, l’équilibre est rompu entre sphère individuelle et sphère sociale, entre vie intérieure et vie collective, entre un imaginaire libre, délié, et des impératifs sociaux de plus en plus contraignants – aussi, de façon plus générale, entre les lois de la nature et les progrès de la civilisation. D’où la nécessité de concevoir, au vu de ces contradictions, des impasses et des malaises qu’elles génèrent, une troisième voie. Jusqu’alors, Hypnos permettait d’aiguiser la conscience et favorisait la résistance ; désormais, il faut inventer d’autres recours. Et voici qu’Orion, dans la progression imaginaire et intellectuelle de René Char, prend le relais.
2.
Le moment où s’opère ce relais n’est pas incident. Début 1972, René Char a publié La Nuit talismanique : recueil des heures nocturnes traversées lors d’interminables insomnies. Que René Char a-t-il ramené de cette longue fréquentation de la nuit ? Quel talisman, quelle protection, quelle nouvelle et merveilleuse souveraineté ? Que signifie l’adoption d’Orion comme figure tutélaire ? Que suppose-t-elle, et aussi, à quoi engage-t-elle ? Que nous dit-elle de René Char et de sa pratique poétique ?
Dans un entretien avec René Char, France Huser, demande : « Dans Aromates chasseurs, un Orion qui vous ressemble sollicite de vous une longue attention ? » (Le Nouvel Observateur, 3 mars 1980, édition de la Pléiade, p. 1386) Et René Char de répondre : « - Une fois, à la suite d’une injustice qui m’apparut terrible, je demandai à Jean-Pancrace Nouguier de me prêter un révolver. ‘’Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? – Je ne peux pas le dire. – Tu ne vas pas tuer quelqu’un ? – Non. – Je te le prête sans balle ; tu me le rapporteras ce soir.’’ Au retour, lui rendant son révolver, je demandai au vieil homme de m’héberger la nuit pour m’apprendre les étoiles. Héberger un enfant en fuite, cela pouvait attirer des ennuis. Il m’apprit les noms de quelques-unes des étoiles scintillantes et des planètes à lumière fixe. Il me désigna sur la ligne d’horizon un couple, Orion et Bételgeuse, qu’il nomma superbe, mais qu’il soupçonnait désaccordé, faisant ciel à part ! » La réponse de René Char à France Huser n’en est pas vraiment une. Elle éclaircit et contourne à la fois ; en opérant un détour par l’anecdote, elle rend concomitants un petit drame de l’enfance (une de ces envies de meurtre qui sont le propre des natures farouches et ombrageuses, et que prolonge une fugue) et la découverte des constellations, notamment celle d’Orion. Le poète fait sa connaissance en un temps personnel très troublé, un temps de l’offense subie, au terme d’une journée particulière, traversée de tensions et de difficultés, dont nous ne savons pas tout (qu’a donc fait le jeune René Char avec le pistolet déchargé de Jean-Pancrace Nouguier ?), mais dont nous savons, pour ce qui nous intéresse ici, l’essentiel ; en cette journée a été formulé un désir : connaître les étoiles.
On peut imaginer aisément quels furent les premiers mots de Jean-Pancrace Nouguier : comment il décrivit à l’apprenti astronome le mouvement apparent des astres au gré des rotations et des révolutions terrestres, comment il lui apprit à s’orienter, à repérer les étoiles et les constellations selon l’heure et la saison, comment il lui signala Orion, un des plus belles constellations de l’hémisphère boréal, si aisément reconnaissable grâce à ses sept étoiles ultra-brillantes formant un sablier très visible dans notre ciel de novembre à avril.
3.
Avant d’aller plus loin, je me permets quelques rappels, afin que chacun ait bien en tête les éléments essentiels du mythe d’Orion. S’il n’est le héros d’aucune épopée, il existe cependant plusieurs versions de son histoire. Pour l’essentiel, retenons ceci : lorsqu’il eut atteint l’âge adulte, Orion était si grand qu’il pouvait marcher au fond de la mer tout en gardant la tête et les épaules hors de l’eau. Il gagna l’île de Chios ; accueilli à la cour d’Œnopion, il tomba amoureux de sa fille, Mérope. Œnopion, désireux de décourager ce prétendant encombrant, lui promit la main de sa fille à condition qu’il débarrasse l’île de tous les fauves qui l’infestaient. Orion, excellent chasseur, n’eut aucun mal à s’exécuter. Lorsqu’il revint à la cour, Œnopion renia sa promesse et l’amoureux furieux saccagea le palais. Pour l’en châtier, Œnopion l’aveugla et l’abandonna sur le rivage. Orion traversa la mer à pied jusqu’à l’île de Lemnos et gagna les forges d’Héphaïstos, qui accepta de lui prêter son mentor Cédalion. Guidé par ce dernier, le géant marcha vers l’est face au Soleil et recouvra la vue. Il désirait se venger d’Œnopion, mais Artémis lui demanda d’oublier ces noirs desseins et lui proposa de chasser avec elle. Toutefois Apollon, qui concevait quelques craintes pour sa sœur, envoya un monstrueux scorpion à la poursuite d’Orion, qui, pour lui échapper, s’enfonça de nouveau dans la mer. Alors Apollon désigna le géant et, le faisant passer pour une créature malfaisante, demanda à Artémis de le tuer. Comme il était déjà loin, la déesse ne put le reconnaître et décocha une flèche mortelle. Quand, après avoir récupéré sa dépouille, elle s’aperçut de sa méprise, elle plaça l’image d’Orion parmi les étoiles en compagnie de ses chiens, Sirius et Procyon (le Grand Chien et le Petit Chien), tandis que le Scorpion, lui, fut logé de l’autre côté sur la voûte céleste, afin que le héros et son poursuivant ne puissent jamais se rejoindre.
4.
Dans l’œuvre de Char, le nom d’Orion apparaît la première fois dans « Jeu muet » (Le Nu perdu, p. 456) sous la forme d’une fleur, le « dard d’Orion », sorte de trèfle également évoqué dans « La frontière en pointillé », poème de notre recueil : « Le dard d’Orion. Le trèfle étoilé. Dans la garrigue, miroir du ciel diurne. » Quelques éléments du mythe d’Orion nourrissent certains poèmes de La Nuit talismanique. Ainsi en est-il de « Cérémonie murmurée » : « Le scorpion blanc a levé sa lance et touché au bon endroit », qui renvoie à l’arachnide évoquée plus haut ; de même, le poème intitulé « L’anneau de la Licorne » n’est pas sans évoquer le malaise d’Orion : « Il s’était senti bousculé et solitaire à la lisière de sa constellation ». En outre, il devenait urgent de trouver un géant positif et protecteur : dans « Cérémonie murmurée », le poète déclare : « Le roi des aulnes se meurt ». Ce géant issu des traditions nordiques puis germaniques, attirait les enfants à sa suite dans les marais : c’était un être captateur, sombre, maléfique ; une chance, en somme, qu’il se meure et qu’apparaisse un géant lumineux, Orion le juste, Orion le magnanime, qui, sur le bord de son marais ne fait de mal à personne.
Ces signes avant-coureurs, disséminés dans La Nuit talismanique, préparent la constitution de la légende d’Orion, laquelle s’écrit nouvellement dans Aromates chasseurs. L’organisation du recueil, à cet égard, est révélatrice. Il est composé de quatre ensembles : un premier groupement de 7 poèmes est placé sous l’égide d’ « Évadé d’archipel » ; le deuxième, qui en rassemble 11, est inauguré par un poème intitulé « Réception d’Orion » ; le troisième, constitué de 2 poèmes, s’ouvre par « Vert sur noir », tandis que le quatrième n’est constitué que d’un poème, « Éloquence d’Orion ». En-dessous du titre de chaque poème formant le premier ensemble est noté en italiques ce qui pourrait s’apparenter à une position astrale : « Orion au Taureau, Orion à la Licorne, Orion s’éprend de la Polaire, Passage des Gémeaux, Orion traverse à la nage l’Eridan et connaît l’Hydre, Céphée à Orion, Retour d’Orion à la terre des lombes ». Ainsi, les poèmes paraissent s’inscrire dans la course des astres ; Char s’intéresse à l’entourage d’Orion : à ces constellations voisines avec lesquelles s’engage une forme de conversation. Dans les autres sections, ces voisinages s’expriment également, mais de façon moins systématique : « Vindicte du lièvre », par exemple, dans la deuxième section, nous rappelle que la constellation du Lièvre est en-dessous de celle d’Orion ; dans ce poème, le lièvre déplore le sort qu’on lui réserve généralement : soit on le bannit (on songe notamment au fait qu’il soit considéré comme impur, et donc exclu de l’alimentation juive), soit on le chasse : « Ne m’ont-ils pas, pour mieux m’exclure, attribué leurs rêves inimaginables et leurs réalités scélérates ? Sitôt qu’un fenouil maigre leur offre la liberté de me mettre en joue, ils me confèrent la dignité d’affolé. » Ces plaintes s’apaisent à l’évocation d’Orion (un chasseur, certes, mais qui est devenu bien inoffensif depuis qu’il a été érigé en constellation) : « Depuis que je veille dans le vaste espace d’or qu’Orion déroule à ses pieds, lui, s’avançant aux abords des marais, ne m’estimerait pas ladre, encore moins me capturerait-il pendant mon sommeil exténué ».
Je reviens aux propositions en italiques qui servent de chapeau aux sept premiers poèmes d’Aromates chasseurs. Ces rapports de bons voisinages établis entre les constellations, ces conversations sidérales ont-ils une réalité dans le ciel, au moment où le poète compose son poème ? Nous disposons de quelques datations relatives à l’écriture des poèmes : « Aromates chasseurs », poème éponyme du recueil, 1972 ; « Réception d’Orion », juillet 1972 ; « Vert sur noir », avril 1975 ; « La rive violente », juin 1975 ; « Éloquence d’Orion », juin 1975. Autant dire que les mois d’écriture ne correspondent aucunement à la présence effective d’Orion dans le ciel, puisque la constellation, nous l’avons vu, est visible complètement, dans l’hémisphère nord, de novembre à avril, où elle décline à l’horizon jusqu’à son « retour à la terre des lombes », comme l’écrit Char. Rien que de très normal, de fait, si ces poèmes s’écrivent au printemps et en été ; car tel est le parti pris, telle est l’évidence que René Char va creuser et illustrer au fil des poèmes : si Orion, à ce moment, n’est plus visible dans le ciel, c’est qu’il est précisément sur terre. Ainsi, « Évadé d’archipel », poème d’ouverture, évoque-t-il le retour d’Orion parmi nous : « Orion, / Pigmenté d’infini et de soif terrestre, / N’épointant plus sa flèche à la faucille ancienne, / Les traits noircis par le fer calciné, / Le pied toujours prompt à éviter la faille, / Se plut avec nous / Et resta. / Chuchotement parmi les étoiles ». Si la formule « Pigmenté d’infini » célèbre la stature d’Orion, à la fois héros gigantesque et immense constellation, la notation « Les traits noircis par le fer calciné » rappelle quant à elle le séjour d’Orion dans les forges d’Héphaïstos. De nombreuses indications, dans l’ensemble du recueil, renvoient à cet épisode au cours duquel Orion, après avoir erré à l’aveugle dans le monde souterrain, se voit prêter Cédalion, le forgeron qui a enseigné à Héphaïstos l’art de travailler les métaux, et qui, juché sur les épaules d’Orion, le guide et l’aide à recouvrer la vue : « La cuisson de la faux enflammée sera pour le bas monde des herbes mordillées » ; « métal rallumé sans cesse de ton chagrin, ils me parvenaient humides d’inclémence et d’amour ». Dans « Orion iroquois », Char recense une manifestation originale d’Orion sur terre, sous les traits de ces Amérindiens qui, insensibles au vertige, travaillent dans les hauteurs à l’édification des gratte-ciel et manient d’énormes poutres métalliques : « Devant l’horloge abattue de nos millénaires, pourquoi serions-nous souffrants ? Une certaine superstition n’ennoblit-elle pas ? Orion, charpentier de l’acier ? Oui, lui toujours ; et vers nous ».
5.
Le pronom « Nous » est placé en exergue à « Vert sur noir », poème au titre lui aussi énigmatique, et tout entier placé sous le signe d’Orion : « Un passant mythique, bien d’ici, nous rencontra ; il voulait accroître l’espace des élans, la terre des égards, le murmure des oui, de midi en minuit. Cet homme heurté ne semblait tirer de sa poitrine que des battements exigeants, défaillants. / Avant d’être jeté dans les yeux, la forme et les gestes d’ailleurs. / Deux laboureurs aveugles. /Vert sur noir. » Toutes sortes de relations s’établissent entre Orion et le poète : une parenté évidente, quelque chose comme une étroite fraternité. Le fait qu’Orion fût un géant n’était certainement pas pour déplaire à René Char, qui mesurait 1,92 m. Orion et le poète, tels deux jumeaux (on se souvient que les Gémeaux ne sont pas loin d’Orion sur la voûte céleste) figurent une espèce de système polaire : un couple dont on ne peut détruire la complémentarité, à la manière de Castor et Pollux. Orion et Char forment un duo de chasseurs – des chasseurs repentis, en vérité, face à des chasseurs impénitents, puisque ce sont ces derniers qui tirent et massacrent ; la saison de la chasse est évoquée dans « Ébriété » : « L’aube d’automne parée de ses miroirs déchirés de coups de feu, dans trois mois retentirait », tandis que « Vindicte du lièvre », nous l’avons vu, dénonce le geste meurtrier des chasseurs : « me mettre en joue ». Je ne puis m’empêcher de repenser au jeune René Char parti avec le pistolet de Jean-Pancrace Noguier, un pistolet vidé de ses balles, tandis qu’Orion, si l’on en croit « Réception d’Orion », est devenu un chasseur bien inoffensif ; Char le montre poursuivi par les abeilles : « Chasseur il fuit/les fleurs qui le poursuivent » ; parce qu’il est aveugle, il y a fort à parier qu’il décoche ses flèches dans le vide : « Il tend son arc et chaque bête brille./ Haute est sa nuit ; flèches risquez vos chances ».
Char et Orion labourent, côte à côte, le champ de l’expérience. Ils figurent, selon l’expression dont Char désignait ses amis, des « alliés substantiels », œuvrant de conserve à changer la donne d’une façon pour le moins particulière : à l’aveugle.
Le motif de l’aveuglement est très présent dans le recueil ; dans « Ce bleu n’est pas le nôtre », nous lisons : « À chacun son sablier pour en finir avec le sablier. Continuer à ruisseler dans l’aveuglement » ; dans « Réception d’Orion » : « Qui cherchez-vous brunes abeilles/dans la lavande qui s’éveille ?/ Passe votre roi serviteur. / Il est aveugle et s’éparpille. » L’aveugle est celui pour lequel le visible est devenu invisible. Il sait que quelque chose est là et qu’il ne le voit pas – et, surtout, il accepte de ne pas voir, de ne pas savoir : « C’est quand on ne s’y reconnaît plus, ô toi qui m’abordas, qu’on y est. Souviens-t’en », écrit le poète dans « Aromates chasseurs ». C’est ce supplément accordé, cette vue haute, cette prescience autant que ce pressentiment que décrit René Char dans le poème « Rodin ». Eustache de Saint-Pierre y incarne cette marche à l’aveugle dans le brouillard, doublée d’une intuition de son destin : « Il n’est pas impossible qu’Eustache le dévoué, le chimérique, ait entrevu sa vraie destination qui ne se comptait pas en instants de terreur mais en souffle lointain dedans un corps constant ». Le doute, l’étonnement, la surprise donnent une seconde vue. Restent par ailleurs, hélas, les aveuglements obtus, à conjurer ou déjouer. Dans « Lombes », Char prévient : « La subordination ou la terreur, puis les deux à la fois, le totalitarisme vers quoi tout converge : l’anneau nuptial du désert, les jeux sinistres, la pause punitive… Aveugles, ne pissez pas sur le ver luisant ; seul entre tous il se hâte » ; et, dans « Ce bleu n’est pas le nôtre » : « Peu auront su regarder la terre sur laquelle ils vivaient et la tutoyer en baissant les yeux ». À cette cécité, René Char, dans « Vert sur noir », propose un remède : il faut se mettre au travail. Un travail mené communément, à l’instar de ces deux laboureurs appariés qui creusent leur sillon ensemble. Même s’il est mené à l’aveugle, qu’importe, la lumière un jour se fera, ainsi le suggère la formule contenue dans le titre et reprise à la fin du poème : « Vert sur noir », qui rappelle ces deux premières étapes du cheminement alchimique au cours desquelles l’œuvre au noir est immédiatement suivie de l’œuvre au vert. Le poète, nous le savons, a lu les grands alchimistes ; la chronologie, telle qu’elle est établie pour la Bibliothèque de la Pléiade, fait état de ces lectures : à l’année 1930, on trouve : « Lecture des présocratiques, après celle de Rimbaud, de Lautréamont, et des grands alchimistes » (LXVII) ; on suit ainsi le cours de ses fréquentations livresques, qui s’appellent les unes les autres, l’alchimie du verbe rimbaldien amenant le poète à approfondir ses connaissances en la matière. Car c’est bien d’alchimie dont il est question avec Orion. Héphaïstos et Cédalion possédaient l’art de travailler les métaux, et Orion, grâce à leur double enseignement, va plus loin encore ; initié à l’aveugle (on songe à certains rites initiatiques sous le bandeau), se laissant guider en toute confiance par Cédalion, le forgeron transforme les métaux en or : « l’or d’Orion se déroule à ses pieds », dit le lièvre. Là est le secret de la catastérisation d’Orion : les métaux de la terre se sont transformés en or au ciel.
6.
Aromates chasseurs : bien sûr, ce titre renvoie par clin d’œil aux chasseurs qu’étaient Orion et Artémis. Mais surtout, les aromates chasseurs, ce sont, à la lettre, les aromates qui chassent le mal, qui le guérissent. Dans le recueil, les plantes aromatiques autant que médicinales sont disséminées de poème en poème ; ainsi, le poème intitulé « La dot de Maubergeonne » en collectionne plusieurs, formant ainsi une singulière herboristerie : « Un bouquet de thym en décembre, une griffe de sauge après la neige, de la centaurée dès qu’elle aimera, un échelon de basilic, la renouée des chemins devant sa chambre nuptiale ». Curieuse dot qu’une poignée d’herbes aromatiques – et pourtant, quel trésor : à cette femme ainsi dotée, rien ne peut arriver. Pourvue de thym, de sauge, de basilic, de centaurée et de renouée, la belle a tout ce qu’il faut pour soigner tous les maux qui peuvent l’accabler, tant les vertus de ces plantes sont multiples.
À notre usage, René Char réserve une plante autrement plus bénéfique encore : l’armoise, autrement dit artemisia vulgaris, l’herbe d’Artémis chasseresse, qui pousse à la lisière des bois, au bord des ruisseaux, sur le talus des voies ferrées, et qui opère quantité de guérisons : « Et à présent si tu avais pouvoir de dire l’aromate de ton monde profond, tu rappellerais l’armoise. Appel au signe vaut défi. » L’armoise, « bonne aux femmes et aux égarés », est prescrite à ceux qui sont perdus en ce siècle de chaos et de confusion. Orion, à délivrer ce remède, à l’appeler pour nous, remplit sa mission auprès des hommes, et peut désormais rejoindre ses brillantes compagnies célestes : dans « Éloquence d’Orion », nous lisons : « Tu te ronges d’appartenir à un peuple mangeur de chevaux, esprit et estomac mitoyens » […] Il te fut prêté de dire une fois à la belle, à la sourcilleuse distance les chants matinaux de la rébellion. […] Tu t’établirais sur ta page […] ; puis, la nuit montée, tu t’éloignerais des habitants insatisfaits, pour un oubli servant d’étoile. » Notons que René Char écrit « la nuit montée », et non « la nuit tombée ». C’est dire comme pour lui la nuit est le lieu, le temps de l’ascension et de l’élévation, de l’épiphanie, du renouveau possible. La légende d’Orion s’achève, l’heure est à la retraite sublime, au retour à une existence sidérale. Deuxième catastérisation d’Orion, brillant de tous ses feux dans le ciel.
***
Orion, dans la mythologie, n’est le héros d’aucun grand récit fondateur. Il semble qu’avec Aromates chasseurs, René Char comble cette lacune : en redonnant une existence terrestre à Orion, en le dotant d’expériences nouvelles, il en trace l’épopée, l’orne d’épisodes et de péripéties originales. Du même geste, il complète et enrichit sa mythologie personnelle. Car l’espace, les perspectives qui s’ouvrent grâce au chasseur mythique sont, tout simplement, ceux de la poésie.
Voici révolue la longue tradition du poète voyant, éclairé, inspiré par le ciel, accédant à de hautes sphères où lui sont accordées certaines révélations. Dans Aromates chasseurs, c’est le ciel qui vient à René Char en la personne gigantesque d’Orion descendu sur terre pour nous tous. Puisqu’il est celui qui, à avoir été un temps aveugle, s’est mis au travail et a gagné une lucidité sans faille, nous devons prendre modèle sur lui : « Nous / Passer sur le chemin nouveau. Ce que nous désirons est vaste. » Pas de fatalité, ni, donc, de fatalisme : un changement peut toujours advenir. Char écrit en effet, dans « La rive violente » : « Nous n’avons plus de morts, plus d’espace ; / Nous n’avons plus les mers ni les îles ; / Et l’ombre du sablier enterre la nuit. / « Rhabillez-vous. Au suivant. » Tel est l’ordre. / Et le suivant, c’est aussi nous. / Révolution qu’un astre modifie, / Avec les mains que nous lui ajoutons. » À nous, donc, d’y mettre la main, de nous y atteler et nous y acharner, car le « passant mythique », après nous avoir donné tout son or, a regagné ses sphères étoilées.
(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)
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