« Nous sommes poursuivis par nos ombres car le soleil
a précédé notre naissance. » Platon ne dirait pas mieux.
Depuis Courants blancs (2014) où il s’est révélé, parmi les contemporains, comme notre poète aporétique majeur, Philippe Jaffeux, qui a pris le temps de s’instruire entretemps en éthologie (De l’Abeille au Zèbre, 2023), en peinture, en musique, nous revient en force et en faiblesse dans ces Nouveaux Courants, cette faiblesse désormais émolliente qui fait sa force.
« Ce que l’on sait n’a pas besoin d’être expliqué avec des mots que l’on ne connaît pas. » Ramenée à un trois temps privé d’images, une leçon de Char pris par son revers, par son envers. Char envers et contre tout ce qui a pu être semé depuis de vilenies, de niaiseries à son encontre (trop solaire).
Mais avec le recul, on peut aussi y lire Char asséché de sa sève, réduit à sa seule raison.
« Respecter les yeux qui essaient toujours de s’ouvrir pour la première fois. » Respecter où d’autres inspectent. Respecter le spectre de Hamlet. La lumière dans tout son spectre. Mieux que Hamlet, n’en pas lâcher le sceptre.
« Une intensité gigogne emboîte nos renaissances dans un vide inépuisable », en un trois temps régénéré d’être aporétique.
« Divertir l’ironie de notre humour lorsque notre joie blague avec un rire absurde. » L’éclaircie d’un cinq temps moqueur quand l’homme étouffe.
« Écrire un mot à la place d’un autre pour réagir au zèle d’un sens permutable » en raturant à tour de reins sa rature à même sa rainure d’airain.
« Le ciel appartient à des arbres qui s’élèvent toujours plus haut que les hommes » pour après une telle débauche de swing abstrait revenir à une simplicité élémentaire.
« La lumière inspire nos métamorphoses depuis que les étoiles relayent le soleil. » Résolument euchronique où d’autres ne savent être qu’utopistes. Quand serons-nous enfin mus par la seule énergie du big bang ?
« Ressembler à un paysage perdu sur le visage d’un personnage sans fond. » D’âge en nage qui se confondent et se démultiplient comme les merveilleux nuages que Baudelaire préfère à tout.
« Écouter celui qui n’a rien à dire pour entendre ce que notre ouïe peut voir. » Redéfinir l’entendement, et à cette occasion reformuler tout l’inconscient freudien.
« Redouter ce qui nous fait croire que notre ignorance peut nous rendre heureux » rejoint l’art de l’inconnaissance auquel aboutit Joe Bousquet au terme, plus de trente ans après, d’une vie paralysée en 1918 par une balle allemande dans les reins et privée de son organe premier. Joe Bousquet, sur le mode intense du désir mutilé, précurseur de Jaffeux dans son fauteuil roulant.
À présent m’imprégner de Jaffeux sans commentaire pour m’en nourrir au plus creux de mes circonvolutions tant cérébrales que térébrantes, au crible d’une veine opposée.
Jamais on n’oubliera que dans Courants blancs (« Toutes les planètes sont rondes parce que l’univers n’a ni commencement ni fin ») Jaffeux actualise sinon égale Pascal (le monde une sphère infinie dont le centre est partout, la périphérie nulle part). Mais la raison pure, à l’usage, est un leurre dont Kant ne s’est jamais remis.
« Une intensité gigogne emboîte nos renaissances dans un vide inépuisable. » Telle la dialectique à trois temps de Hegel censée monter jusqu’au ciel, dont interprétée par son séide Marx ou nos raisonneurs libéraux l’homme étouffe.
Les Météores, 80 p., 10 €, janvier 2025
J’ai appris à vivre en peu d’années, il m’a fallu une vie pour apprendre à lire. Apprendre à écrire se situe dans l’intervalle. On n’apprend à lire ou on le désapprend qu’en écrivant ou en y renonçant. Ceux qui prétendent enseigner l’écriture sont de plats imposteurs, des écrivains manqués. Écrire jaillit ou rejaillit. Vivre ou avoir vécu est la seule question. To be or not to be. Savoir s’il y a vie sur terre avant de la chercher sur les étoiles. Y a-t-il, est-il, hostile, utile, quelque chose plutôt que rien.
Acquérir du vocabulaire ou des deniers ? Cela se vaut à peu près, se vautre à peu près. Se doter d’une syntaxe ? Pourvu qu’elle ait saigné ce peu. Entre une syntaxe et la grammaire, tracer son chemin de croix.
L’avion a atterri sur la piste plus loin que prévu, le pilote a dû freiner brusquement. Assis au premier rang, j’ai glissé jusqu’au vitrage auquel j’ai dû me retenir des deux mains. Je n’avais pas attaché ma ceinture de sécurité, cela ne m’arrive qu’en rêve. Parmi mes grands apprentissages, j’ai omis celui-ci. Il a fallu une vie pour apprendre à rêver.
De rêve en rêve se ponctue désormais ma vie. Ils sont limpides. Ils ont un tour d’avance de la pensée. Ils sont métaphoriques comme on dirait prémonitoires. Ils réconcilient le rêve avec son histoire. Ils ne sombrent pas en songe-creux. Ils font leur plein de songe comme la vie a fait son plein de plein. En regard les psychologues professionnels s’abattent comme un château de cartes. Mes rêves sont prosateurs au pays des poètes. Ils sont l’emprise en prose de la vie en rose, rise, rosen, debout. Debout les piques à cœur.
Mes rêves sont le retour en force, chargée d’expérience, de ceux grâce auxquels un adolescent, descendant de rescapée, a sans le secours d’aucun psychanalyste sailli du tunnel aux six millions de morts – s’annonçant en sifflant trois fois, insufflera sa foi ; de ceux qui n’ont gardé de castration que castra, le camp romain, qui bien monté vous rend invincible.
Ce qui change d’une époque récente, celle de nos dernières ferveurs, est que dressé sur ses ergots, sur son ego, le rêve n’appelle plus de narration à tâtons mais à tas d’on, celui d’onde et d’ombre chère.
J’ai écouté les concertos brandebourgeois de Bach, la houle d’une complexité inouïe qui nous soulève et dont émergent des élancements de solo est celle de l’éternel retour. Je n’ai pas entendu Dieu.
N’apprenez pas, n’enseignez pas à lire mais à relire.
Bien sûr, interpréter ses rêves si nécessaire, ou utile, ou confondant, ou joyeux. Mais peut-être, davantage de plain-pied simplement les traduire, se traduire sans se trahir, de latin en français ou de grec en latin, à l’aise en version plutôt que fort en thème. Logé dans cet entre-deux langues ne pas convertir un idiome vivant en une langue morte, encore que Marc-Aurèle l’empereur philosophe l’ait osé.
Ou plus simplement encore les transcrire, du brouillon au net sans interposer d’écran, en resserrant, en desserrant un cran.
Leçon de songe, le son d’un songe et son parfum, sa fumée, son fumet, fut mais jamais ne sera, n’essaiera : cillera, oscillera.
Je m’étais assoupi, je rêvais. Un cancre a pu prodiguer sa leçon onirique.
On est le lendemain de Noël. À l’amère Noëlle je préfère Joëlle, le joyau de ma vie.
La plupart des Juifs, y compris ceux d’Israël, n’ont aucune idée de l’étendue, aucune conscience de la profondeur de leur malheur, qu’ils cantonnent aux six millions de morts du massacre hitlérien, ce pogrom géant – la partie émergée de l’iceberg séculaire. C’est à la cinquantaine seulement, d’un non-Juif, Jean-Claude Montel, écrivain naguère connu sombré dans le ghetto des poètes, que je tiens l’évidence aveuglante, rongeuse, qu’à la fin du dix-neuvième siècle, à très peu d’exceptions près – Zola, Nietzsche, Maupassant, qui encore – la plupart des écrivains sont antisémites.
Deux millénaires nous pèsent sur les épaules, comment s’étonner qu’aux approches de la deuxième guerre mondiale, nombre d’auteurs de talent, Céline, Morand, Claudel, Anouilh, soient encore des antisémites virulents, ou de grand fond, ou de sourde attache.
Bien sûr je le savais, m’étonnant de la récurrence – incapable de la concevoir.
À présent il ne faut plus que les mots (me) manquent : comme aînés consanguins d’une foi, les Juifs sont la victime sacrée institutionnelle de la religion dominante de la planète : meurtre du Père par excellence, un père qui pis est patriarcal. Et quand la religion s’efface, plus aucune corde ne soutenant le pendu, prenant la suite de millions d’Allemands cultivés, des milliards d’incultes la ramassent dans le ruisseau.
Tel conte des Mille et une nuits est un poème. Tel autre un pur roman où le destin, fertile en gageure en coïncidences (histoire du cheikh ex-cordier), répond pour la plus grande gloire d’Allah aux exigences d’une démonstration. Mieux qu’Aline et Valcour de Sade, c’est le modèle du roman philosophique.
Contes moraux (Histoire de l’aveugle, par avidité), apologues. Jamais je ne m’en étais avisé dans la traduction de Galland. Est-ce parce que j’ai changé, ou que la traduction de Mardrus est plus littérale ?
Avec les années une vie de parade, même mercantile, accuse les traits, les siens et ceux de sa sœur-épouse, (re)crée le microcosme premier.
Mon visage d’adolescent était lamentablement inexpressif. L’acné rajoutait couche sur couche de hâve intériorité.
« Fille de l’oncle », traduit Mardrus textuellement épouse, qui rappelle ainsi la sœur-épouse.
Quant au ténia et au Nicaragua, nous faisons fond sur votre bon sens.
Sceptique est devenu un mot courant. Épicurien aussi, même si en partie à contre-sens. Stoïcien a donné stoïque. La philosophie gréco-latine était vivante. Depuis les temps chrétiens ce n’est plus qu’enfumage de théories de la connaissance, inutiles à la science, obstacle à la lucidité, cette blessure étouffant sous ses pensements.
Destin, ce mot que je déteste. Destin, ce mot-clef des Mille et une nuits, qui nous charge & recharge de sa leçon, peut aussi bien se traduire par résilience que par destin funeste, bien qu’ils ne soient pas de même époque.
Qu’ai-je à reprocher à tous ces poètes, Char excepté, qui au cours du dernier demi-siècle ont abondé en subtilités et délicatesses de sentiment et de langue, au gré d’un destin funambule ? À ces romanciers, Gombrowicz l’exception, qui ont fait feu de toutes flèches d’humour ? Aveugles, cendre de Cassandre, d’avoir manqué à leur devoir de vigilance
L’abécédaire d’un chemin, de Jacqueline Persini
En don plus mémoriel que récapitulatif, rendu l’amour insatiable de la vie d’une mal-aimée d’enfance qui a franchi, jusqu’à les abolir ici, les nombreux obstacles de son chemin, à présent épelé par « un pâle soleil / Qui se hâte / De fredonner … Même au plus fort de l’hiver. »
« S’accumulent les ombres / Dans une goutte d’eau / Dont se saisit l’insecte / Qui a soif. » Ou « Les trous du chemin / Disent Non / À la nuit partout / Car les attire / La douceur / De la neige. » Le poème, entre métaphore élémentaire et apologue discret, s’est abrégé au plus juste, à ce qui tient dans une goutte d’eau, illustrant sa nécessité sans l’afficher.
Quand d’autres perdent leurs pétales, elle « perd un peu sa tige. »
S’en passant à vif à ses débuts, peu à peu le recueil se peuple de rimes, « genêt » et « nez », « cueillette » avec « voix secrètes », « veine » et « fontaine », « écorce » et « torse ». Le chemin douloureux s’est aplani.
« Quand la nuit t’éparpille / Te dévêt sans te briser / Entre deux eaux, le cœur gros / Tu accueilles l’autre rive. // Mais haut le poignet / Tu tiens l’aubépine. » (c’est moi qui souligne) : esquivant de rimer, se profile la poésie ternaire de Dante.
Réparée la grossièreté pesante de la freudienne résistance, « Le mot résister prend l’allure / De silhouette obstinée / À dormir debout / En marchant. » Protégé « ce lieu / Où le temps / Prend son temps. » Ménagé un espace-temps où « l’enfant ne voie / Dans l’écume des vagues / Que la crinière d’un cheval. »
Leçon de vie durement, doucement conquise aux contreforts de l’âme, en un temps où l’humain hoquette la sienne. L’hiver de Jacqueline scintille de tous ses glaçons.
Testamentaire, mais comme on teste amant. Texte âme en terre Adélie, où les pôles se rejoignent.
De Jacqueline ces quelques vers, tendres, denses, serrés desserrés de page en page – en regard des rumeurs que propage sur internet, cible des millions d’incultes, la propagande, ingambe, dantesque.
De Jacqueline, devenue cette enfant adulte par la souffrance et la grâce de la psychanalyse, mal reçue, mieux épandue – et depuis longtemps en vers, de recueil en recueil de plus en plus substantiels.
Œdipe, ou le dernier homme, écrivait Nietzsche : l’un de ses joyaux posthumes ressortant de la masse des falsifications apocryphes nazies que des « philosophes », sur les brisées du nazi Heidegger, tournent & retournent, toujours aussi abstrus. Jacqueline, ou la dernière enfant ?
Non, disent sa modestie, sa sensualité, qui appellent au partage.
Henry, 96 p., 12 €., octobre 2024.
Je devrais simplement, comme tout le monde, ne pas dire qu’il s’agit de rêves et en laisser se diffuser l’atmosphère onirique qui prendra les tournures fantastiques ou fantaisistes tant prisées.
Qui peut le plus peut le moins. Le lâcher prise, la brise de mer, l’amertume, les tumeurs. Tu meurs à moins. Le double six de la roulette s’est arrêté sur moins. Qui peut le moins peut le plus.
Une probité malvenue, désormais inutile, retient le lâcher prise de la prolixité.
Je devrais simplement ne pas dire qu’il s’agit de jazz, ni de quel jazz. – Lee Morgan à son sommet, 1958, on le sent inépuisable, autant que Bach, l’envers de Bach. Je suis indécrottable. C’est tout l’envers de mon âme dont s’inscrit l’électrocardiogramme tout en dents de scie, de si votre âme vous était contée.
Un électrocardiogramme spirituel.
Dans notre antiquité gréco-latine, les médecins simples esclaves, chacun veillait sur sa santé.
Je ne dis pas qu’il faille les rétrograder au smig – mon grand-père maternel que je n’ai pas connu, mon ascendant principal, était psychiatre, je ne peux plus depuis longtemps me passer de médecins, en ai découvert d’excellents, ils ont supplanté les flamines de Jupiter et les humbles prêtres catholiques dans leur pourpre cardinalice, des insignifiants desservants protestants ou juifs ne parlons pas, ni des évangéliques populistes – je demande seulement qu’on se souvienne. Que stoïcisme, hédonisme et scepticisme se conjuguent harmonieusement, les autres isthmes « philosophiques » au panier.
Écrit de tout mon ascendant.
Ce que je reproche à Camus, cet honnête homme ? D’avoir été impuissant, par manque d’envergure intellectuelle, à contrecarrer l’emprise de Sartre, cet homme malhonnête, sur la sphère pensante de l’après-guerre.
Kamel Daoud, un Camus contemporain.
Le monde du sec, de cette confrérie du sans larmes, à qui des larmes vitales ont manqué. Les Bretonnes pour qui de bonnes sœurs ont été particulièrement mauvaises.
« Aucun n’a trente ans », lit-on sur une pochette. Ce sont les dernières années du jazz. Effet d’entraînement, du cuivre sur la batterie, du cuivre sur le piano, de l’orgue électrique (celle de Jimmy Smith) sur tous, les dialogues de phrases brèves s’interrompant brusquement – ceux de Lee Morgan à la trompette et de son batteur, à l’instar de Sonny Rollins – éclatent de cette jeunesse qui ne sait pas que son temps est compté. Rimbaud le sait. « À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem […] / À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby » est un adieu. Malgré tout ce que Nietzsche à maturité m’a donné, c’est La naissance de la tragédie, son premier livre, que je veux rouvrir.
– Je viens de découvrir sur internet que Le harem vertical (1980), à la couverture poudrée d’un rose vif et le vaporisant, dont l’éditeur a disparu, a été réédité en version numérique (c’est mieux que rien) il y a trois ans à mon insu ; j’ai relu la tragédie assourdie de son début entre un garçonnet asthmatique et sa mère monstre – il distribuera quelques cadeaux avant de se suicider à la Ventoline, à Joëlle et moi le dessin d’un cœur dont le sang s’égoutte dans une flaque, de plus lointaine portée que ce que Nadia Delcourt a donné à Breton, cet ingrat (tandis que j’écris ces lignes Lee Morgan culmine à la trompette de ses plus fortes rafales), quand sous les auspices de Gilles de Rais et de Georges Bataille « le Maréchal chevauchait et râlait […] il ne s’est rien passé », et que se noue ce qui aurait pu le sauver.
Un demi-siècle de déchéance intellectuelle (et morale) renaît de ses cendres.
Sur le pénultième morceau du CD, la trompette s’assourdit en recul tandis que sous les doigts du bassiste Jimmy Merritt vibre brièvement l’âme du jazz.
Vrouz, de Valérie Rouzeau
Valérie Rouzeau, née en 1967, a été rendue célèbre par son livre de deuil (de père), Pas revoir, paru en 1999. Grâce à son extrême simplicité sur laquelle il ne faut pas se méprendre, et qui tranche sur son érudition, elle est l’une des poètes authentiques les mieux diffusées du moment, et a publié depuis de nombreux livres, dont Vrouz en 2012, l’un des plus marquants, vient d’être réédité en format poche.
« Bonne qu’à ça ou rien / Je ne sais pas nager pas danser pas conduire / De voiture même petite / Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser / Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner / (Vais me faire cuire un œuf) / Quant à boire c’est déboires / Mourir impossible présentement / … d’attendre un seul enfant ». Ainsi débute Vrouz, abréviation dont elle avoue n’être pas l’autrice, Vrouz mieux que vlan, autant en emporte le vent.
S’adressant à ses myriades de sœurs inconnues désarmées, toutefois mieux armées qu’elle, Valérie Rouzeau en porte-à-faux sur la vie, sur l’avis de passage, de partage des eaux à la ligne.
Vers, mais d’autant plus prosaïques, je ne connais rien en prose qui équivaille. Sonnets, est-il annoncé, mais qui ne sonnent de leurs consonnes ni de leurs voyelles ni ne résonnent que du peu de raisonnement enfoui dans notre caboche par des siècles de poésie.
Sonnets de quatorze vers aux strophes compactées, l’envoi abrégé, sautant la ligne de démarcation où l’on pouvait être arrêté, déporté, bon, bref.
Peu de rimes mais appariant « tête » avec « exocet », ou après une longue absence précipitant « nuit » et « détruit » à la rencontre différée de « oui », d’ « eau-de-vie » et de « remplie ». Vers libres certes, mais dont la liberté a un prix.
« Le gosse claudique après son père qui marche vite / Il a un sautillement de moineau piaf meurtri / (…) Je n’aime pas les enfants plus qu’étoiles anémones / Mais ce môme déjà presque tordu à sept ans (…) /M’a donné l’émotion d’un frisson attardé (…) / Va-t-il redoubler très bientôt sa CE1 / Se pendre à dix-sept ans à un pont métallique. » Mine de rien si on les mâche tous ces vers sont des alexandrins, et son sonnet résonne en creux sur un point final qui convertit en hypothèse plausible une interrogation.
Elle a su, par une opération alchimique de son for extérieur intériorisant toute chose, à convertir en prose l’alexandrin pour qu’il se garde à jamais de résonner. Elle a raisonné, arraisonné, amorti, étouffé le sonnet en anti-sonnet.
« Mon être de chair aux amours de papier »
Complainte rime avec plinthe qui court le long d’un mur de vie. Compassion avec ration, avec admiration que l’on partage. Convives y sont conviés, convoyés jusqu’à la voirie, la hâve hoirie du peu d’espoir qui rit. Pour faire vrouz il suffit de s’accrocher à la roue.
Combien de vers, de versets capitonnés par la vie ? Valérie Rouzeau en garde mémoire, capitonnée dans ses vers de prose.
La Table ronde, réédition en format poche, 176 p., 7,10 €, 2025
Attirés au français par l’Histoire, le français jugé comme la langue aristocratique par excellence ; détournés sur l’anglais par l’Histoire, un anglais dévoyé – à grand tort, lisez Shakespeare ou Edgar Poe – en langue démocratique par excellence ; tous les peuples du monde, dans le pot-pourri planétaire, ébarbé de ses parfums en melting pot – une phrase commencée sous les auspices de Tacite, l’écrivain retors entre tous (toute la perversité de Tibère ou de Néron refluant dans son écriture), s’achève en cul-de-sac, cette impasse où revit l’homme, étouffé par son nombre, emporté par son ombre.
Ceci – que cela scella, il y a un siècle ou deux – est un début de roman. De débuts de roman se compose l’histoire de l’homme, que le jazz a trempée dans les millénaires, par dizaines, de sa préhistoire.
Dans ce début de roman toutes les langues du monde – celles que je ne parle pas mais qui me parlent par l’office d’un traducteur auteur, celle qui m’effleurent, m’affleurent, et celle qui me draine (le polonais), laissent fumer, fleurer leur somptueuse traîne, qui resplendit dans le silence.
Sur les parois des grottes se détachent des mains, signatures de nos ancêtres artistes inconnus. Absent de ma vie, déployé par Rothko par tous les chemins de traverse de l’espace-temps, suivi dans notre Histoire par Michel Pastoureau comme la couleur aristocratique par excellence jusqu’à celle de l’émeute de notre drapeau, de l’interdit, du souligné fautif – le rouge.
Rouge, histoire d’une couleur, de Michel Pastoureau. Je peux, tout en lisant un livre d’images comme ceux (plutôt rares) de mon enfance, mais le texte développant les images non celles-ci l’illustrant, m’instruire sur notre Histoire au prisme d’une couleur, la première, la fondamentale. Un livre d’enfant pour adultes, l’envers de l’horreur mercantile qu’est la poésie jeunesse.
Pour être franc, même lors du tout premier apprentissage, les mots, les sons me parlaient davantage que les images, qui ne m’illustraient rien, me lustraient les mots comme un exercice pour bêtas, entrepris pour les faire bêtifier. D’où ma découverte passionnée de l’éthologie, dont les adeptes pouvaient mettre des images sur les mots, sur les pensées, en s’immergeant dans la nature salubre.
Je m’enivre de rouge.
Celui de couverture me surprend, qui s’étend sur toute la partie claire de son spectre, celle qui peut servir de fond, plutôt vif qu’intense, sans que rien de rose ne s’y immisce. Un rouge en qui nombre de rouges refluent, du garance à l’amarante, du pourpre au vermillon en excluant l’écarlate, le rubis.
Michel Pastoureau, de pénétration profonde multifaces, est une fois son sujet défini d’une exhaustive pertinence, qu’un Barthes peut lui envier. Le lisant derechef (après le vert) en jonchant ma courée des fleurs de sa culture, je ne peux qu’abonder dans ma vocation, celle de l’impertinence.
Pastels, de Jean-Guy Coulange
Imagine-t-on un pastel de rouge brûlant ? Celui de couverture appelle la signature des mains sur la paroi de grotte dont émerge, fondu échappant à la flamme, masse sombre sauve de l’embrasement, un équidé ou bovidé touffu de millénaires.
On connaît Jean-Guy Coulange comme Orphée, de sa maison qui surplombe la plage du Sillon de Saint-Malo descendant en photographe du sous-jacent aux enfers marins où s’est perdue son Eurydice dont des passantes lui tiennent lieu, tout en ombres longues raréfiées par le crépuscule – il en remonte ici jusqu’à une abstraction de ciels marins tourmentés par la vague, au tourbillon figé.
Ou comme auteur de pièces radiophoniques, captant les voix du silence d’île en île, les silences des conversations d’île en elles.
Imaginez Malévitch, au plus abstrait d’un carré blanc sur fond blanc, le pastelliser – vous aurez une idée de l’art concret de Jean-Guy Coulange, non abstrait mais abstractif. De la photographie gît derrière. Le contre-jour lu, vu, entendu comme un contretemps. Gésir devenu un mouvement d’espace-temps.
On se passera de lire la préface de Pierre Bergounioux, qui associant Marx à Picasso gifle de ouï-dire tant de beauté, n’alignant que clichés sur cachet politiquement correct.
Pastels : fondus que ni chaîne ni trame n’ont lâchés.
Pastels où le jazz de Matisse s’est assagi en Bach.
Pastel grenu du cuir, ou tremblé comme des voix.
Un art abstractif desserre l’anneau de Moebius comme est tranché un nœud gordien. Ou calligraphie de nuit une page de mer. Sur ce même fond de nuit, un alphabet composé d’une seule lettre la répète, la rapièce dans ses infimes nuances.
Une masse nuageuse telle une flaque de stratosphère se suspend sur une bande de mer côtière. Bandes basses : celle de Rothko.
Pastels à l’huile dont est trempée leur eau comme le fer au rouge.
Lissé, épuré, un contrepoint à l’art brut. Des entrecroisements de filets un clin d’œil à l’art brut.
L’excellente postface de David Chevrier situe bien Jean-Guy Coulange par rapport au mouvement de l’art concret des années trente.
J.G. Coulange et Superflux, distribution Presses du réel, 44 p., 14 €, mars 2025
Une paire de ciseaux gît sur le gravier rose. Voilà un siècle que Tristan Tzara, André Breton et quelques autres ont essaimé en trombe, et plusieurs décennies que sur ce gravier rose j’ai commis des crimes auxquels Sade n’a pas pensé. J’ai changé de sujet. Il n’est plus mon objet, je mon sujet. J’ai tant interverti l’un et l’autre que seul désormais il m’importe de retrouver mes frères, ces économes de l’agression que mine comme moi, traduite du silence, aux couleurs premières de l’arc-en-terre, la plus délétère aberration. Un coup de dés les terre. D’un coup de dés les taire. L’éther est ma passion.
Nuages aux liserés lumineux, c’est le printemps de février. Celui qu’on attendra en vain en mai et qui jaillira brusquement.
Si ceci devait être un roman, il s’intitulerait Un amour libre. La liberté qu’y prétendrait initier le garçon répondrait au cœur de fille à un besoin, à un instinct de parade juste poussé, juste lâché d’un cran. Un qu’elle rétracterait, resserrerait à toute force sur ses dernières années. Car les contraires sont des nuances.
Il suffirait que ce soit un roman pour que la rime en disparaisse, comme par déchantement.
En quoi ce roman différerait-il d’un récit ? En rien, puisque leur vie fut un roman.
En rien, puisqu’à leurs vrais prénoms aucun hétéronyme de fantaisie substitué, aucune Gisèle, aucun Benoît, nulle Lucile, aucun Jonathan, aucune John (qui fut l’un de ses déguisements), aucun avatar, aucune tare ne se substituerait avantageusement.
Mais ce n’est pas un roman, car déjà de la rime y a surgi. Et encore moins de la poésie. Sans genre leur épopée, prosopopée, fabliau, apologue, ils furent un couple aussi hétérosexuel que possible, aussi peu couple que possible et aussi couple qu’imaginable. Et me revient celui happé par Proust d’un prince prussien et d’une princesse italienne, qui avaient échangé les grâces et la rigueur de leurs nations respectives.
C’est donc bien un roman, qui a tout d’un roman, romanesque de son fond premier.
a f a a b a c d e g a h h h b b b h h i f f f f b b... La lancinante récurrence des formes poétiques signée Venaille (1995) dans La descente de l’Escaut un art forcené qui s’apparente au plus hard bop.
Le long solo de piano de Mac Coy Tyner dans My Favorite Things pourrait s’intituler En attendant Coltrane, tout de même autre chose qu’En attendant Godot. Oui, Mac Coy Tyner fait ici jeu égal avec son maître à panser (une plaie séculaire).
Coltrane un sublime cacatoès s’égosillant, d’ego cillant un tel sillage de saxo soprano découvert récemment qu’aucune diva n’y peut mesurer sa voix, humaine, trop humaine.
Si ma vie n’avait pas joué à guichets fermés sur mon âme la course en sacs ou celle des garçons de café où je me suis sorti des pires embûches, pourrais-je entendre Coltrane comme je l’entends, au plus velouté vibrato de son aigu, au plus aiguisé de son velours qui répare ce que la poésie de Venaille frappe de mesures à l’estomac ?
Past Time Paradise, de Frédéric Khodja et Jacques Sicard
Les couleurs s’engendrent de leurs impensables oppositions, expositions à la lumière, au caractère, au sentiment. Celui du beau, celui du baume sur la plaie. Quand c’est à l’encre de couleur que la coulée se fixe, du turquoise au violet, de l’ocre jaune à l’ogre des couleurs qu’est présentement l’orange, un entre-deux du spectre accédant ici à la primeur, l’autoportrait de Frédéric Khodja dont de page en page les abstractives figures se succèdent importe moins que ce hard bop renouvelant le jazz des papiers découpés de Matisse, au rythme des intercalaires vives sur lesquelles Jacques Sicard a inscrit, plutôt que des poèmes, ses émotions et commentaires, aussi évocateurs que descriptifs.
En cela cet ouvrage qui renouvelle le livre d’artiste(s) et est en soi un chef-d’œuvre.
Mâtiné d’or et de gueules, l’orange n’est pas une couleur de blason mais la plus contemporaine peut-être : celle d’un filtre efficace de cinéma.
Le titre promettant une recherche du temps perdu, à prendre plutôt par antiphrase. Sicard le sait, qui cite Proust de préférence intempestivement.
Les associations de couleurs si improbables, si acéphales, qu’elles en deviennent évidentes et vous hantent. Telle la bulle violette trouée d’orange qui émane, qui se déboîte, qui se détache de la tête bleue d’un homme au corps vert et la dédouble.
« L’Alien de Ridley Scott s’est mis à danser. Pas la danse de Nietzsche. Sublime pourtant, mais trop mystique à l’égard de la vie. L’éternel retour ? Le retour éternel des variations du même – y a-t-il ritournelle plus accablante ? La Treizième revient… C’est encor la première /Et c’est toujours la seule, - ou c’est le seul moment. Nerval s’en est pendu. » En regard d’un bouc émissaire rétréci au format d’insecte sur deux pattes, Jacques Sicard brasse à grands traits sa composite culture, sa lecture visionneuse du cinéma répondant au jazz.
Car la coulée se fibrille comme le jazz se suspend, inventant une relation pianistique des couleurs à cette acmé, cette coda d’un art nouveau qui culmine tragiquement au carrefour des fifties et des premières années soixante en hoquetant ses notes de contrebasse plutôt qu’en bas bourdon – en un récit second qui dédouble le piano comme à Oscar Pettiford l’octroie Thelonious Monk, à Scott LaFaro Bill Evans. C’est en regard d’une page de gauche d’un orange éclatant, au dos de laquelle se devine s’il ne se décalque le précédent commentaire de Jacques Sicard, que Frédéric Khodja décompose la nouvelle reine en une déclinaison qui court d’or en gueules, du jaune soleil ou du miel au potiron, de la brique au garance, qu’il lui oppose un bleu profond que nuance un violet insolite, cela sur un léger soubassement ou trépied de vert aussi rare que le sinople dans le blason.
« La dissolution est une variante liquide, voire maritime, de la dissémination ou de la déconstruction. Elle procède par coulures, marées, empâtements pâtés de taches d’un écolier plus mécontent que maladroit – un qui aspire au Zéro de conduite [… ] Sur le plan du dessin, le corps sera fluant, libre de structure, diffracté, anamorphosé […] Ci-avant, l’œil qui fut doré a fondu, se mêlant à la bleuité du visage, donnant un vert habitable seulement par et pour la vue. »
La naïveté coloriste d’un Douanier Rousseau tourne à l’innocence première, seconde, tierce, quadruple et s’arrête là, en un étagement né du spectre dans le déni du tragique supérieurement tragique d’Hamlet. Toute la détresse des figures peintes réparée par l’emprise du jeu des couleurs, par la gaieté de leurs superpositions, de leurs amalgames et anagrammes.
Les murmurations, non folioté, 30 €, mars 2025
Ma chance d’avoir connu Joëlle.
Connaître : le sens biblique rejoint celui de la devise d’Apollon.
Ni Joëlle ni moi n’avons jamais incliné notre salubrité devant les palinodies d’un psychiatre. Un seul regret : un bon psy, autre que son amant, aurait-il entendu ce à quoi elle et moi nous sommes bouchés les oreilles, et l’aurait-il contrainte de consulter un (bon) entérologue vingt ans plus tôt ?
Le fond diffus cosmologique (95% de la matière de l’univers) : « J’aime voir les choses comme un théâtre d’ombres », écrit Emmanuel Schaen, astrophysicien, qui n’a jamais écrit un poème.
Il n’est qu’un bref moment, en mai, où l’on peut surprendre de loin des grappes de feuillages. Bientôt il se lisseront, s’épaissiront, débouleront, s’égrapperont.
Tous ces personnages de romans, un temps tirés de leur néant d’ombres chères, s’entremêlent dont se démêle un trou d’eau de rat d’eau, un trou noir où s’engouffrent des constellations de personnages secondaires, comme une bouffée d’air de matière première cosmologique illisible, 95% de l’univers mais ce sont les 5% restants qui comptent.
Moi qui aime bien Freud, hormis ses théories et son vocabulaire, je ne peux esquiver l’horrible mot résistance, ayant enfin rouvert après plus d’un demi-siècle Infernaux paluds (1970) de Claude Louis-Combet, son premier livre, dont je préfère ne pas relire ce que j’ai pu en consigner dans Combat. Infernaux paluds, en exergue une citation d’Œdipe-roi, et d’entrée de je, de moi, de il, de vil en deçà de toute noblesse acquise, un lyrisme de prose qui a permis de sous-titrer roman ce premier roman. Une crudité de détails transfigurée en justesse, mais surtout, dès les premiers mots, une position : « Un petit garçon penche le front dans la lumière jaune », qui en reprise devient peu après « Un petit garçon se tient debout devant le miroir, tout seul dans la chambre de sa mère », et bientôt « l’enfant n’est que doigts de tendresse », comment ne pas se reconnaître, comme tout enfant sans père avec qui sa jolie maman a sonné, a sommé ce qu’elle ne pouvait consommer. Il me revient le détestable Âme enchantée de Romain Rolland, qui fait suite en déversoir dans son œuvre à Jean-Christophe, cette âme en chants délestée où se vautrait maman – Jean-Christophe à qui je dois mon prénom (de camouflage). Dans ce feuilleton d’une âme est délayé, occulté tout ce qui dans Infernaux paluds côtoie l’insoutenable. L’âcre sel qui s’oppose à ce qui dans La nacre de sel fait de Joe Bousquet l’écrivain d’un chaste été.
Oui, Œdipe-roi est ici traduit en un français contemporain où il n’est plus besoin de tuer son père pour copuler sa tendre maman, en dévastant sa ville natale par la peste de son savoir.
Comment puis-je jeter la pierre à maman qui avec L’âme enchantée découvrait, apprenait le français tout en m’incestant, en maints sextants, au sortir de ce qui fut pour elle l’épreuve initiatique majeure à laquelle elle a survécu grâce à sa beauté blonde. S’en relevant à mes dépens, à mon long refend, celui qui d’haussmannien en haussmannien court les rues de la ville-lumière.
Un château sans les inconvénients d’un château, sans personnel à demeure. Une chaumière au toit de tuiles. Un Ermitage tourné à château de Silling. Les deux ascendants séculaires d’André Breton pris à la lettre, dépris à l’être. Une maison des bois pour me protéger des abois. Une lande tout en forêts comme pays d’adoption, territoire dont je devrai me déprendre aussi. Par les temps qui stagnent, pas une maison de verre mais de verts de tous mes rouges, d’avers pour une remise à l’endroit, de prose dont se sont retirés les vers, de hâve hère comme on est châtelain.
Une cour de récréation des fous pour un seul aliéné.