« Quand elle se noie/ la vie remonte/ du fond des eaux avec/ une poignée d’herbes// Rien n’est plus beau/ que cette herbe arrachée/ au courant qui l’emporte » (Jacques Robinet, Brèches, p.29, avec des œuvres de Renaud Allirand, Collection Grand ours, Editions L’Ail des ours, n°6, octobre 2020). En des temps incertains comme ceux que nous vivons, de telles paroles nous rappellent tout ce que nous devons à la poésie. Plus que jamais essentielle, c’est elle qui nous rassemble, à nous-même, à notre vie, aux autres, au monde où l’évidente énigme d’être continue d’étonner. Tel un nageur en perdition, la vie remonte et ramène en surface une poignée d’herbe. La poésie est donc un acte de survie, de seconde naissance, de renversement d’un péril en beauté. Au moment où s’abandonnait presque son souffle, elle trouve l’élan qui la sauve et rapporte la simple beauté de cette poignée d’herbe. L’éternel devenir de l’impermanence n’a pu empêcher que cette affirmation sensible ait été trouvée. La poésie ouvre alors une parole concrète, muette en quelque sorte, en ce sens qu’à l’image de l’herbe arrachée au fond des eaux, elle est au-delà des formulations, seulement manifestée dans un entre-deux de langage et de silence qui témoigne d’elle et de son absolue nécessité dans la splendeur de sa révélation. Jacques Robinet n’écrit-il pas aussi dans le même livre – c’est même l’ultime poème de cet ensemble, si juste et émouvant qu’il continue longtemps de vibrer dans l’esprit du lecteur une fois le volume refermé : « Tout poème se doit/ d’arracher la parole/ au silence/ pour la rendre au silence » (p.65). Ici encore, il s’agit d’arracher, non par violence pure, mais dans un élan d’énergie vitale en un mouvement ascensionnel. Le silence n’est pas seulement le fond indéfini duquel la parole est libérée par une énergie vitale, il la nourrit secrètement, constitue le sol dans lequel elle plonge ses racines et d’où se prépare sa manifestation. Il faut toujours un silence initial pour que se forme une parole authentique, capable d’échapper au dédale du langage inconsistant autant qu’à l’absence des mots. Le psychanalyste qu’a longtemps été Jacques Robinet le sait bien. La parole révèle qu’elle est également une modalité du silence, l’expression pendant un instant la plus complète de ce silence essentiel avant de revenir à lui, se dissoudre ou l’enrichir du sens qu’elle replonge en son eau-mère, c’est tout un.
La poésie nous offre ainsi l’expérience d’un surgissement qui consent d’avance à l’abandon sans lequel elle deviendrait une folie, comme chez ces poètes, plus nombreux qu’on le penserait, et non dépourvus de talent, voire de génie, qui finissent pourtant par ne plus écouter que leur seule résonance dans la chambre d’écho de leur moi. Seule la poésie, quand elle se libère de cette autre forme de noyade qu’est le narcissisme verbal, sait prendre la place des vains mots, ceux qui d’ordinaire pavent nos existences de tant de poids morts qu’il faut sans cesse lutter contre leur force d’inertie. D’abord pour s’interdire précisément de croire à soi au point de s’enfermer dans l’idolâtrie. Le poète est avant tout enfant de vide qui sait qu’il existe à peine plus que la limaille des sons et des lettres éphémères : « Je ne sais de toi que/ la poussière soulevée/ au fond de l’abîme// Le psautier refermé/ sur l’usure des mots » (p.24). Il n’est pas ici question de « grandes odes », encore moins de liturgie dont le poète serait le medium haut placé dans le langage. L’usure des mots fait aussi partie du poème. Surtout quand ces mots prétendent outrepasser et oublier leur condition première de silence. La parole ne se constitue vraiment qu’à ce prix : précaire, elle obéit tout autant que son formulateur à la logique de la poussière. Celle-ci est de l’un et l’autre l’essence qui se soulève en nuée provisoire, et toute la beauté d’être est là. C’est pourquoi il est si essentiel de ne jamais céder aux tentations du lyrisme victorieux, mais de lui préférer cette autre dimension du lyrisme qui consiste à ne dire qu’à demi, avec la simple lucidité de celui qui connaît la valeur du silence : Les mots piaulent dans leur/ nid avant de s’envoler// Tu ne ramèneras rien/ de ces conquêtes d’étourneaux// Vois-les penchés sur vide/ Cet autre nid où tout s’endort » (p.10).
Le lyrisme discret et non dépourvu de mise à distance est aussi dans une attente, peut-être une manière d’espérance plutôt qu’une promesse : « Les mots sont pierres/ qui roulent// Dans la nuit entravée/ le rossignol s’apprête/ à chanter » (p.14). Nous sommes passés des présomptueux étourneaux et leurs mots sans cervelle à la présence d’un rossignol qui se prépare à chanter. S’il le fait, déchargeant les mots d’un absurde destin de pierres qui roulent et dont on sait de manière proverbiale ce qu’on doit en attendre, quelque chose d’une libération pourra avoir lieu. De la même manière que la vie qui se noyait retrouvait un élan et une respiration en arrachant l’herbe pour la remonter à la surface, le rossignol pourrait lui aussi conjurer un étouffement. La nuit ne serait plus contrainte emprisonnant de toute part la voix déniée, mais s’ouvrirait selon la forme du chant. L’événement de ce chant possible reste en suspens, en équilibre à sa propre lisière, et peut-être est-ce ainsi qu’il atteint le plus sa qualité lyrique. Le poème reste en effet au bord de lui-même, plutôt que de s’affirmer avec orgueil et parvient ainsi à une modulation d’autant plus subtile qu’elle est seulement annoncée. Et cette annonciation – prenons ce terme sans ses connotations mystiques et solennelles – est justement le chant dans son anticipation de silence. Mieux encore, il est une écoute de ce silence inaugural qui arrive à la fin, par la vertu du dernier vers.
La voix poétique peut alors oser franchir un degré supplémentaire : « J’hébergerai l’infini/ au gré de mes demeures/ sans me soucier du vent/ sur les toits de chaume// La vague a frappé/ roulé mes jours/ dans son écume// Seul demeure le vent » (p.15). Avec ses discrets accents rimbaldiens, le début de ce poème exprime pour la première fois une ambition, celle d’accueillir l’infini. Le « je » s’ouvre en effet par l’élision du « e ». Plutôt qu’un cogito campé sur ses deux lettres, il devient verbe de cet accueil, et ce n’est pas dans une solide et vaste maison que le visiteur sans limites est logé mais, selon les hasards du nomadisme, dans une succession de demeures qui, par cette inconstance vitale, perdent aussitôt leur qualité de séjour maintenant une durée stable en des murs de pierre. A cela s’ajoute le fait qu’il s’agit de simples maisons rustiques aux toits de chaume – le lecteur se demande d’ailleurs si le poète héberge vraiment l’infini dans l’une d’entre elles où plutôt dehors, dans les intervalles entre chaque maison, de même que Gavroche rentrait chez lui en sortant dans la rue. Quoi qu’il en soit, l’insouciance opposée aux rafales du vent est de courte durée. Le devenir reprend toujours ses droits et le jeu de fuite qu’est aussi le nomadisme n’y peut rien. Au vent succède la vague, et il n’y a plus de maison si ce n’est la mobile demeure du vent qui seule persiste à la fin. Mais est-ce rester, ou bien continuer d’être roulement sans fin ? Pulvérisation des demeures aux toits de chaume où le poète voulait loger l’infini, l’aventure de ce poème dit aussi dans le renversement du substantif et du verbe qu’il n’est d’autre demeure que la non maison du vent. Celui-ci n’est-il d’ailleurs pas cet infini que le poète croyait pouvoir loger comme un hôte de marque avec lequel le temps perdure ? La seule manière de l’héberger aura été de prêter le poème à son souffle et de le laisser le traverser de part en part.
Sans cesse le poète doit donc recommencer par les mots l’exercice spirituel de son propre dépouillement. La poésie, comme il la conçoit, n’est pas accumulation construisant l’œuvre de son autocélébration, mais constant rappel de sa fragilité, exigence qui n’exclut nullement la délicatesse d’une beauté à la parfaite mesure de cette fragilité : « Tu serrais contre ton cœur/ un trésor de sable lumineux/ sans rien avoir appris/ des arbres dépouillés de l’hiver ». (p.27) Frôlant ainsi, selon sa manière propre, des territoires voisins de ceux de Philippe Jacottet, Jacques Robinet unit ici admirablement l’émotion poétique la plus intime, cette beauté fragile que je soulignais à l’instant et l’humilité fondamentale qui la soutient, comme le vide permet aux rameaux les plus fins de tenir sur l’air et de déployer miraculeusement leur don graphique. L’hiver est d’ailleurs lui aussi une demeure et, comme les précédentes, il ne propose que des constructions incertaines – en dehors précisément de la vérité des arbres nus : « La neige est tombée/ Temps d’une illusion/ Neige d’un instant// Les arbres secouent/ un rêve de blancheur » p.13). Le paysage hivernal sans la neige est en effet dépouillement essentiel d’une grande âpreté : Les nuages s’écharpent/ un vol de corbeaux/ s’abat sur les labours// La plaine invisible/ se confond avec le ciel/ L’arbre t’offre asile/ Tu entres dans sa nuit » (p.12). Le paysage dénudé de ce poème est celui d’un déchirement et d’une disparition. Il est en cela un emblème existentiel. Mais l’arbre, cette fois solitaire ou ramené à son essence, joue un autre rôle : il est à son tour une demeure qui héberge, non l’infini, mais le sujet égaré dans le monde et, à l’image du sommeil ou d’un corps matriciel, offre une nuit protectrice. S’agit-il seulement d’un enfouissement dans la substance de son aubier, ou d’un passage entre terre et ciel, selon les très anciennes images de l’arbre cosmique ? Il semble plutôt relier son hôte à la maison tellurique des racines et de l’humus, mais on verra bientôt que, quelquefois, il peut s’élever dans la lumière et frémir d’un accomplissement inespéré. Ce retour à la terre se confirme ailleurs, dans un mouvement de renoncement à l’illusion toujours postée aux lisières du sensible : « Retourne à la terre// abandonne à leur destin/ Tes anges égarés// Cet éclat de feuillage/ n’est qu’un frisson de pluie » (p.16). Pour autant, ce renoncement ne signifie pas l’impossibilité de toute plénitude : « Frelons sauvages/ qui volent au ras du sol/ les mots bourdonnent/ aux portes du paradis » (p.11). Ainsi, au lieu d’anges, ce sont des frelons sauvages, sans demeure attitrée, qui conduisent au seul et véritable paradis, en un envol inverse délaissant le ciel pour le « ras du sol ». C’est aux mots bien sûr que Jacques Robinet accorde cette aptitude, prouvant combien la poésie telle qu’il la conçoit est à la fois instrument d’élucidation, de jouissance et d’orientation dans l’existence. Brèches est une sorte de manuel non dépourvu de stoïcisme souriant, dont le titre est en soi un programme d’être. C’est en créant des points de rupture et de passage que la vie circule. Aux déchirures de l’être répondent celles d’une insurrection poétique. Arracher n’est pas toujours détruire, mais parfois mettre pleinement au monde.
La poésie est inséparable d’une éthique de l’attention. Elle veille d’ailleurs à ne jamais s’en laisser compter. Ainsi en est-il de la relation du poète à son poème. Loin de s’en tenir à la convention toujours régnante de la paternité ou de la maternité de l’auteur qui donne vie à son œuvre, Jacques Robinet préfère s’interroger : « Né de Toi ou Toi de moi ?// La boucle se referme/ sans autre réponse/ que ce nœud de silence/ où mon cœur fait son nid » (p.46). La modeste disproportion du « Toi » et du « moi » témoigne déjà de ce qui se joue : le poème aussi donne vie, bien plus qu’il ne naît de celui qui le rassemble à la surface du vide, comme tout à l’heure l’herbe arrachée permettait à cette même vie de remonter et de s’éclairer de sa beauté insoupçonnée. Mais le « Toi » et le « moi » ont encore d’autres dimensions, plus secrètes, que le poème ne dévoile pas en pleine lumière. Il les fait plutôt jouer dans le suspens d’une indécision. Les instances de l’être entrent dans une étrange et nécessaire relation de balancier qui ne peut résoudre son oscillation, une fois encore, que par le silence : c’est avec la protection d’un nid, non celui des étourneaux aux vaines proférations ignorantes, mais celui d’un cœur capable de rassembler la vie fragile dont il est à la fois le centre et l’enveloppe. Entre nœud de silence et cœur, la proximité suggérée des résonnances, notamment celle des « o » et des « e » liés selon le principe figuré par les lettres d’une clôture enroulée sur elle-même, est donc d’autant plus grande. On devine encore que, sans que soit déjà prononcé le mot d’amour, ce poème en murmure le contour, en livre à mots couverts le secret silencieux.
En toute vie quelque chose d’une transcendance ici-bas peut éclairer, réunir, reformer un cosmos, là où le monde paraissait quelquefois se désunir ou se vaporiser : « l’arbre dans la lumière/ son attente embrassée// Les oiseaux s’agitent/ pour boire à cette source/ qui coule entre les branches// Puis l’arbre tout entier/ commence à chanter » (p.59). L’arbre à nouveau s’élève, cette fois au centre du poème qui trouve en lui son axe de gravitation, de même que cet arbre participe d’un principe de vie, non seulement par son être propre, mais aussi dans son lien à la lumière - comme une sorte d’âme terrestre, non le symbole d’un arrière-monde. A l’arbre uni à la lumière, devenu pilier de cette lumière, s’enlace une source attirant les oiseaux qui, au lieu des frelons sauvages de tout à l’heure et leur bourdonnement, recrée l’arbre et le déploie même en un arbre chant dont le poème est l’aria. Déjà, quelques pages auparavant, dans un autre poème, la lumière et l’eau alliées au feuillage, convoquaient un oiseau et révélaient un chant : « Lumière qui/ débusque l’ombre// Couronnes d’or/ sur le feuillage// Jardin constellé/ de rosée/ Chant du rossignol// Jour de sacre » (p.56). Le poème ose ici ce qu’il se refusait à l’origine : célébrer, rendre grâce et exulter. La vie peut donc en dépit de tout s’épanouir en une liturgie de liesse. Quel en est le principe ? Jacques Robinet ne tarde pas à le dire, avec cette simplicité modeste qui doit toujours accompagner les grandes révélations, fussent-elles connues depuis toujours par ceux qui savent écouter la pulsation de l’existence : « Si peu de pierres suffisent/ pour bâtir un refuge// Fallait-il si long voyage/ pour reconnaître que/ l’amour seul fut notre abri » (p.54). Il ne s’agit pas d’autre chose, nous le comprenons, que de l’élément nodal d’une sagesse sans nulle prétention ni aucun au-delà, toute transcendance étant intérieure à ce monde, à cette vie sacralisée par sa fragilité même. La leçon de Jacques Robinet est aussi simple qu’elle est essentielle : il suffit de très peu pour que l’être au monde soit un sens, une demeure au cœur du provisoire et, cette demeure, c’est aux pierres du poème et à l’immatériel de l’amour cependant pleinement terrestre que reviennent de la construire. Elle n’est qu’un abri, mais celui-ci trouve assez de force et de vérité pour rendre son errante beauté presque indestructible pendant quelques temps. De tout cela, Jacques Robinet tire un seul commandement, celui d’une exigence qui définit à elle seule toute son entreprise humaine et poétique : « exige de ton poème/ qu’il traverse le brasier/ pour se livrer à l’autre feu/ qui brûle sans se consumer » (p.60).
Texte et peintures de Marc-Henri Arfeux