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Trois rencontres en terre poétique, par Frédéric L’Helgoualch

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

©Pierre-Louis Phalonne *FotoKonbit

Après les barricades dressées par les puissances paranoïaques, le mur de la Méditerranée contre lequel se fracassent les histoires à peine commencées, voici le virus qui ‘distancie socialement’. Notez, cette distanciation-là était déjà actée depuis un moment. Décidément, l’Autre n’a pas fini de nous sembler dangereux, de nous paraître étranger ! Anxiogène, dites-vous ? Heureusement les poètes sont là, portant haut l’étendard de la fraternité envers et contre tous en cette période sens dessus dessous ! Alors écoutons-les, lisons ces épopées intimes qui se font universelles, glissons-nous dans les interstices de l’âme qu’eux-seuls savent si bien décrire. Ici trois propositions de voyage pour éloigner les idées sombres : Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, de Jean D’Amérique ; Le chant des marées, de Watson Charles’ et enfin Naître ici, de Nassuf Djailani. Belles rencontres, bon séjour en terre poétique.

Nul chemin dans la peau que saignante étreinte : une pépite signée Jean D’Amérique

« les rues sont anonymes à force de crimes ambulants tour de flammes dans le dos, ma ville se gave de canons frais, chante la vie affaissée contre la page, elle voit tomber des humains comme elle voit chuter la pisse »

Les gangs trinquent à la victoire, affalés sur des cadavres défigurés, célèbrent par rafales leur dernier kidnapping : que peut faire le poète, hormis « cracher (sa) sale chronique  » ? «  au bord du rêve marche la rage » Les marionnettistes haut-perchés ont perdu le contrôle, leurs créatures en guenilles s’émancipent lors de transes frénétiques, de sorties sanguinaires, d’intrusions barbares, mais il faut prétendre que tout va pour le mieux car Haïti n’est pas que cela bien sûr, Port-au-Prince est tellement plus, il ne faudrait pas, nous ne voulons pas, tant d’efforts déjà pour chasser les clichés, les démons du passé... « ça arrive ici qu’on descende le soleil en plein jour. Ciel mouillé d’un pacte rouge. Ville canon ? Loin de là. Ça tire, ça tire, ça tire sur la beauté qui passe. Gloire à la pluie des canons. » Le deal faustien fait désormais trembler les dupes : le goût du pouvoir ne leur était donc pas exclusif. Trop tard pour les regrets : celui-ci est aussi addictif que le goût du sang, Beretta et machettes d’une cité dite solaire sont entre les mains de chiens fous sans colliers, aussi fous que les cyniques en cols-blancs qui rêvaient d’en faire des milices à leur solde mais se retrouvent à présent tenus en laisse par les solides chaînes de la corruption. Alors ils se terrent derrière leurs hauts murs, ils s’accrochent maintenant à leurs fauteuils officiels ou aux sièges de leurs 4x4 blindés, fébriles et apeurés, tandis que la maman et son enfant n’osent traverser la rue, ni même s’asseoir sur le seuil de leur porte.

Mais le poète, lui, n’a plus envie de murmurer.

« il est permis aux armes de marcher de marcher sous les yeux du jour aucune lumière ne sera faite sur la question des impasses noires »

Qui soutient qui, qui défend quoi, qui s’est compromis pour avoir des contrats et finira, oui, par en décrocher un beau mais sur sa tête ? L’homme aux dreads s’en fiche car « le ciel des insoumis n’a point de pacte avec la boue. Le ciel indigné ne rampe pas avec les dos courbés »

Jean D’Amérique, auteur du salué Petite fleur du ghetto (2015), contributeur régulier de la revue IntranQu’îllités et créateur de l’association culturelle Loque Urbaine fait partie de cette nouvelle génération de poètes haïtiens qui entend se saisir du riche héritage littéraire de l’île en le re-dynamisant (de facto) en abordant de front les problématiques contemporaines via une langue à vif qui n’hésite pas à emprunter aux autres catégories artistiques (le slam, par exemple, et son sens de la punchline)

« Ce n’était pas toi. Ce n’était pas ton visage. Sourire mitraillé comme de la grêle émergeant sur la peau. Ce n’étaient pas tes yeux. Mais des regards poussés dans les ruines. Des barres de larmes qui dessinent le chemin des étoiles. Toi, tu sais voir derrière les ombres. Tu sais marcher, tu sais marcher hors de tous ces pas que tracent ce monde mouillé d’indifférence. Ton nom est une prose en tumulte au gré des pages. »

Ce passage est tiré d’un poème dédié par Jean D’Amérique « à (son) soleil Jacques Stephen Alexis », écrivain majeur de la littérature caribéenne et haïtienne, résistant assassiné par les sbires du dictateur François Duvalier (le sinistre Papa Doc) en 1961. Si le jeune poète n’a pas eu affaire aux tontons macoutes ni à d’autres léopards en treillis, cet hommage souligne combien l’histoire récente et compliquée de l’île ne peut être ignorée, elle irrigue et hante complètement les consciences encore mais aussi, cet hommage, il rappelle puissamment que le but du poète n’est pas de poser trois jolies strophes romantiques et merci, mais, bien plus ambitieux : de cracher les maux, d’appuyer sur les plaies suintantes, de révéler l’insécurité (des rues comme des âmes). Sans s’interdire de rappeler le Beau, de dénicher l’espoir, vital, même dans les décombres d’une cité pulvérisée.

« J’aspire au langage des chemins de rage. Je veux chanter la trêve de mes fissures. Au nom du poing à lever, prendre la rue avec la main ouverte pour dessiner des points libres. Brûler les portes pour dire beauté de cendre dans l’éclat du verre nouveau. Fuir front nu pour revendiquer soleil. Là sera mon chant de traversée. »

Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (déjà, quel titre !) est un recueil bref mais se révèle être un véritable festin pour le lecteur. Flamboyant, à fleur de peau, touchant, le poète abandonne l’emphase assommante à d’autres et, économe, extrait le mot juste de «  la prison des mots » sans pour autant renier ni le merveilleux ni le sensuel (serait-il haïtien, sinon ?)

« Donner langue vivante, greffer bouche à ces lèvres qui donnent lieu à la pluie. M’étaler dans l’intersection. Paradoxe aucun si du volcan nous trouvons de quoi nous laver toute éternité dans ma main toute eau sur ma gueule je suis témoin de ta tempête pubienne »

Le désir, la vie qui inondent les corps amoureux et l’amitié : remèdes avec la plume pour résister aux tortures d’un monde indifférent aux souffrances insulaires, à celles d’une mémoire trop chargée (« je suis cahier de fêlures je fais du bruit pour la souffrance ne reste de mon nom qu’un hommage au silence je marche je suis l’allégorie du vide ») Ainsi, cet extrait du poème dédié « à James Noël, Makenzy Orcel, James Saint-Félix et d’autres allié(e)s contre les codes » : « je suis naufrage, battant ma chanson sans voile ma voix échappe à la flamme tranquille des îles, me poussant en poignard libre au cœur du silence je suis semence d’orage au bout d’une terre de matrice folle, j’éclate les accolades pour étendre l’amour »

Et encore : « les phalanges mal bâties librement je jette mes phrases à la gloire des ruines mon encrier barque turbulente à leur dresser passage brûlant les points pour mettre les sens en suspension pour mieux aboutir leur trébuchement  » La quête est personnelle : comment tenir debout ? Elle ne prétend à rien d’autre et voilà pourquoi elle devient parlante, haïtienne dans un second temps puis enfin universelle. Voilà pourquoi l’émotion se propage.

« le monde nous avale comme une armée de poussière qui ne trouve de secours dans les mains du vent  » Haïti l’ignorée, même lorsque le monde lui promet la renaissance (après le séisme de 2010) mais qu’il finit, le monde, par oublier ses promesses. L’histoire de la première nation noire indépendante se mélange avec la vie intime du poète : est-ce une alchimie magnifique ou un poids injuste duquel il ne pourra jamais se délester ? Question récurrente dès que l’on s’intéresse à la littérature haïtienne.

Le dernier poème du recueil est adressé « à (ses) tantes qui passent leur vie à chercher du travail  » L’envie est grande de le partager ici mais, plutôt, aux nouveaux lecteurs d’aller le découvrir. Une démolition en règle en quelques lignes seulement du capitalisme sauvage qui broie les mêmes, toujours les mêmes, un poème puissant à l’efficacité redoutable.

Nul chemin dans la peau que saignante étreinte est paru en 2017 aux éditions Cheyne, il a reçu la même année le Prix de la vocation. Certains professionnels affirment que les livres (bons ou mauvais, le marché en décidera selon eux) ont trois semaines après leur sortie pour survivre : heureusement, il n’en est rien. Celui-ci par exemple n’a rien perdu, au fil des ans, de son charme et de sa force. Découvrez-le : un vrai coup de cœur et une belle porte d’entrée sur la poésie haïtienne.

  • Nul chemin dans la peau que saignante étreinte, Jean D’Amérique, éditions Cheyne —

* découvrez les événements de Loque Urbaine (dont le festival international Transe Poétique)

Le chant des marées de Watson Charles. : ressac poétique

Ayiti, « la montagne dans la mer » : comment Caraïbe pourrait-elle jamais quitter la mémoire de ses enfants bannis, ceux qui ont abandonné ses rivages, emportés au loin par les tourbillons de l’Histoire, par les tempêtes opportunes trop heureuses de semer zizanie dans la vie de la cité («  La nuit a précédé mon poème / Ma ville est fatiguée / De cet instant obèse / Dans la puanteur des cris  ») ou par le courroux dantesque de la terre âpre (« Tu comprendras que cette terre / Est un amer linceul  ») ? Ses vagues murmurent toujours à leurs oreilles, le sable de ses plages avale encore langoureusement leurs pas - comme pour mieux les retenir ou faire surgir, cruauté suprême, doutes et regrets - même si les pieds des exilés ne foulent plus rien d’autre que le bitume grisâtre des mégapoles désormais (« Et des chemins aux colliers de joies / Ma voix chant de mer / Comme un émerveillement à la tombée du soir / La mer des Caraïbes est en moi  »).

Et l’Atlantique, de l’autre côté de l’île, grand frère irritable et vengeur, encouragé par le Loa Agoué, se charge de porter ses colères bruyantes, ses éruptions liquides, ses sombres souvenirs séculaires remontés de ses entrailles perpétuellement colère jusqu’à eux, par-delà frontières, rationalité et temporalité pour rappeler à qui-de-droit qu’ils sont siens, eux-aussi, malgré la trahison du départ, pour toujours et à jamais. Le récit ab initio est impossible : il est trop chargé, trop long, trop lourd à supporter pour un simple mortel («  Je suis venu de ce monde pour te dire tous les maux que je porte, des cris à poings fermés qu’on oublie parfois, de la transhumance et des voix du négrier. Je suis venu avec la poussière aux pieds comme un pays qui marche et un vent qui saigne  »). Un héritier, oui comme tous les hommes, porteur insulaire de la biographie complexe («  Le temps n’est plus à nos portes comme un cri blessé ou nos yeux comblés de vents et de terres maudites. Fini le temps des tam-tams et le chant du soir, fini la plèbe et les jours testamentaires  »), mais qui aspire aussi à l’apaisement de l’âme, à la trace personnelle dans un monde belliqueux qui tangue plus que jamais. Un monde de fer qui ne rêve plus que de murs géants bâtis dans l’océan sacré, condamne sans scrupule à la noyade les naufragés-déracinés et invite qui-veut-survivre à l’ancrage irréversible.
« Dans le chant du monde / Mon cœur bat / J’ai oublié que le coquillage / Que je porte est loin de ma terre / Le monde renaît mais hélas je ne m’en souviens pas / J’ai repris la mer comme la cime qui me foudroie / J’ai porté en moi-même le silence / Où mon double n’est qu’une errance »
Comment s’ancrer dans la mer des souvenirs quand partir vers l’ailleurs était un choix, plein d’espoir alors ?
« Au cœur du monde / Nous sommes des pèlerins solitaires / Abandonnés à nos ombres  »
L’impuissance, aussi, quand le vent porte jusqu’à l’exilé les rumeurs du désordre. La Perle est dévorée, de dedans, de dehors : mais que peut faire pour son île le lointain nostalgique contre de si obstinés et réguliers adversaires ?
« Entre les paupières et nos voix
La nuit martèle nos corps
Comme le bruit de l’asphalte
Je sens les frontières sous ma peau
Comme un silex
 »
Alors quoi ? Se laisser entraîner vers le large par le puissant et dangereux courant de la mélancolie ? Accepter son sort, rejoindre les abysses au rappel de ses blessures ? « Je n’ai point retrouvé / Tes souvenirs d’enfance / Autour des nuits crucifiées / Comme c’est triste la mer / Dans tes yeux », lance le poète à son double. Ce serait oublier la femme aimée, l’alter-ego sensuelle et ses promesses de nouveaux horizons intérieurs.
« J’ouvre le temps
Et même si les fleurs
Ne sont que des leurres à tes cheveux
Tu regarderas l’horizon
Et les nuages s’en vont vers ma terre
Et si le temps s’achève
Le rire des enfants sortira en toi
En glorifiant le monde
Car je suis tes mains
Tel un mendiant dans l’air pur
 »
Le poète s’éloigne des réminiscences cannibales et se laisse embarquer par la passion brûlante. « Je t’ai offert les nuées / Car ici ton corps / Est mon premier voyage »
Mais comment se connaître sans se dévoiler ? Comment se raconter sans conter l’île aimée ?
« Pour ma lampe dans tes cheveux / Présage de milles folies / Mes mains remontent la conque / De tes hanches / Pour un désir d’aimer » La mer revient, sensuelle maintenant. Coquillages enchanteurs.

« Je ne parviendrai pas à t’écrire / Le silence de mes mains / La terre / L’enclos de tes voix irréelles / Je ne parviendrai pas à te dire / Tour ce que le monde a connu / Qu’importe la nuit / Qu’importe à nos souvenirs  »

Le poète amoureux, s’il ne décrochera pas la lune cette fois encore, de se soumettre tout de même à sa puissance cachée, à ses marées charriant mille parts de lui éparpillées. Et Watson Charles désormais de l’entendre et de le partager, ce mystérieux chant des marées.

Un recueil qui ne nous parle pas seulement d’Haïti et de l’exil mais nous interroge aussi tout en douceur et mots pesés sur notre part de liberté, sur notre unicité. Sur notre fragile unité.

«  Je viens d’un pays

Où l’ici est ailleurs

Où chaque homme porte en soi

La mémoire d’une île »

  • - Le chant des marées, Watson Charles. Éditions Unicité - -

Watson Charles sortira au début de l’été Le goût des ombres (nouvelles), aux ed. PhB

Naître ici, de Nassuf Djailani. Antidote poétique aux temps maussades

«  l’errance est pourvoyeuse de surprises

le corps d’un sarcophage de mémoires endormies
des reptiles en digestion y dorment d’un sommeil de mille ans
y naviguent des désirs de fraternité
 »

La saison n’est guère propice aux vagabondages physiques, certes, mais elle l’est - pour qui veut s’éloigner un temps de la lourdeur de l’époque - aux déambulations intérieures. Naître ici, s’avère être le compagnon idéal pour une échappée belle poétique par-delà (mais oui : soyons fous !) les frontières. Fraternité : le mot est lâché. Il correspond bien à ce recueil dense et généreux publié aux éditions Bruno Doucey.

« un repas vous attend / vous devez avoir très faim, / même repus goûtez à l’offrande / que l’on vous tend / une politesse / chez les peuples de la mer  » (Du thé pour le passant)

De l’archipel de l’enfance à l’asphalte hexagonale de l’âge adulte, de la mémoire insulaire pleine des rêves ancestraux, des espoirs conquérants («  la mer promet l’ailleurs / avec ses horizons tâches d’orange ») au gouffre infernal de l’indifférence : l’épopée du poète est autant personnelle que commune, aussi enchantée que douloureuse ; nécessaire. « que c’est bon de revenir / dans cette paix de l’âme / pétaudière / en sursis »

Nassuf Djailani, journaliste, écrivain (L’irrésistible nécessité de mordre dans une mangue, Comorian Vertigo,...) poète (Spirale’, Haisoratra…), dramaturge (Les balbutiements d’une louve, Se résoudre à filer vers le Sud,...), créateur de la revue PROJECT-îles, est né à Mayotte, région et département français. L’œuvre féconde et de haute portée sociale de l’intellectuel est habitée par le désir d’interroger l’identité mahoraise, fortement influencée par les îles Comores voisines et par ses relations compliquées avec la métropole (« et l’Europe aime savoir que son extension / va jusque dans ce Sud-là / où vacarme une Marseillaise en juillet  »). À Mayotte, 95% de la population pratiquent un Islam tolérant, la société est imprégnée de matriarcat (la transmission des biens se fait de manière matrilinéaire encore) et les 12.000 km qui séparent Grande-Terre et Petite-Terre de Paris sont évidents.

« larges ruelles tortueuses / des jeux d’enfants trahissent le silence / au seuil des portes-fenêtres / les femmes rapiècent le quotidien  »

Ancienne colonie, le territoire d’Outre-Mer est à l’image du volcan sous-marin apparu récemment au large de son lagon : imprévisible, au bord de l’éruption. Département le plus pauvre de France, subissant de plein fouet la crise migratoire actuelle (« l’île est un théâtre / où les cow-boys / jouent aux mauvais acteurs / avec des chasses à l’homme / en rupture de chair  ») et un taux de chômage exponentiel, Mayotte chancelle (comme le reste du monde, mais peut-être plus violemment encore), se sentant belle abandonnée, écartelée indécise fatiguée des injustices, « en quête d’aube ».

« Ni rire, ni pleurer, mais comprendre. », écrit Nassuf Djailani.

« l’île est du départ / et de la chute / le flambeau un poème / ensorcelé dans la danse du vent »

L’exil, le déracinement ou la survie : sont-ce là les seuls choix offerts à présent aux Mahorais ?

« quelle vérité portent ces récits qui s’égrènent ?/ la pluie est drue ce matin / sur la ville endolorie / les vagues viennent mourir / sur la baie / celle de Chiconi / donne sur l’îlot / l’îlot de Sada / avec ses mystères / dessus résident ces ailleurs / que l’on conte / en chuchotant »

Quel crédit accorder désormais aux fables et aux récits, même murmurés près du feu au son subtil de la valiha ? Quelle promesse d’ailleurs alors que le Nord se barricade, condamne les infortunés apatrides, qu’« au fond / d’un paletot rance / moisit / un mot de passe / oublié / des chancelleries / le passeport / n’ouvrira plus aucune porte / des cœurs verrouillés » ?

« par les rues / des yeux absents / offrent une vie stagnée / narguent les caries qui creusent des réduits / dans une dentition bicarbonatée / nicotine inhalée dans ce quotidien de braise / arrache des rires gras d’une gorge caverneuse / la douche pluvieuse / est une fête / dans cette cuvette en fusion  »

« La fatigue hélas rampe »

Les fulgurances de Naître ici sont autant d’invitations à entrer dans une chorégraphie voulue par les strophes ensorcelantes de Nassuf Djailani, ni chigoma traditionnel ni spasmes épileptiques revanchards : le rythme naît du métissage des réminiscences (reptiles millénaires en digestion), du regard posé de l’homme bienveillant mais pas dupe, et de l’optimisme du père-passeur, aussi, protecteur ému conscient de l’héritage qu’il porte.

«  l’arbre étend ses bras / comme des poussées d’îles / avec une fraternité chaînée en archipel / des ramifications souterraines / constellées de l’enfance /la richesse se calfeutre / au lieu de se donner  »

L’ouvrage est d’ailleurs dédié à ses « petites fées  » et s’ouvre par le magnifique « 26 lettres pour un sourire ». L’anecdote n’en est pas une tant le désir de transmission, l’encouragement à la lecture de la complexité (de Mayotte, du monde, de l’âme humaine), à son apprentissage, sont évidents.

« quand un jour / reviendra un fils / nommer la hideur de nos plaies / se répandra sur la béance de nos tourments / une brise agréable sur nos plaies à vif »

Naître ici, naître là-bas, au hasard des frontières : ceci ne change rien à notre humanité mais beaucoup à notre histoire, à nos possibles. Pour fraterniser il faut comprendre : mais l’époque, vous le savez, est brutalement paresseuse, violemment médiocre. Les poètes, encore, enfants de la lune, résistent.

« Il nous faut arracher la joie / aux jours qui filent" / car sous nos latitudes / il n’y a plus que les balles / qui couvrent la nuit / de ce rire diabolique / coincé / dans un gosier de bègue  »

Le découragement le guette, le poète aux yeux ouverts, bien souvent.

« sur la terre des parias / la mer épelle le départ ajourné / les désirs tournoient / dans l’orifice du soleil / brûlent les pas / sur les chemins escarpés / tombent les libellules / à mesure que se consume / l’encens de nos malheurs  »

Mais une vision d’avenir, soudain...

« j’assois ce bout de réel / sur mes genoux las / beauté éblouissante / que je dévore du regard »

Naître ici se divise en cinq parties dont il faut citer les titres, tant ils sont déjà en eux-mêmes une invitation : L’enfance est une île, suivie de L’île qui marche, puis de Conversations avec le chat par une nuit étoilée, Quatrains pour que luise la nuit et enfin Irruption. Le recueil se termine par un hommage au poète de la mer : Épître à Saint-John Perse pour saluer la mer (« sur le pont et dans la cale / des hommes agglutinés / s’entassent / l’horizon est un voile sur l’infini / le bétail va à la mer / comme on s’abandonne au sommeil  »).

D’où vient le charme fou de ce recueil ? De sa langue bien entendu, de l’absence de postures, des mots assurés, fluides, mais qui ne disent pas tout, comme retenus par la volonté du poète de ne pas céder à la colère, qui l’habite pourtant (la lutte intérieure, la tension, est palpable), porté par son désir de transmission du beau (de l’île, des rencontres), par sa volonté de montrer le réel, rêche, mais également d’indiquer le secret, le magique insulaire. D’instruire sans le dire, d’éclairer les consciences. Celles de ses « fées », oui, mais celle du lecteur aussi par la même occasion. Lecteur qui ne peut que se laisser emporter, accepter la main solide et fraternelle.

«  Prendre parole avec la mémoire des vaincus vain espoir d’une littérature noyée dans l’océan du nombril les puissants se répandent dans la fumée qu’ils exhalent la parole est sacrilège parmi tant de sujets interdits et si le poème se faisait don avant de disparaître  ? »

— Naître ici, Nassuf Djailani, ed. Bruno Doucey —

  • Nassuf Djailani (textes) et Thierry Cron (photographies) publieront fin 2020 un livre d’art : ‘Mayotte, l’âme d’une île’, aux Éditions des Autres

* retrouvez la revue dirigée par Nassuf Djailani ‘PROJECT-îles

Frédéric L’Helgoualch
Le blog de l’auteur Deci Delà


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