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L’espère-lurette, chronique po&ique, par Jean Palomba (Décembre 2024)

dimanche 1er décembre 2024, par Cécile Guivarch

 
Marina Skalova : Intiment [3e personne du pluriel] (Éditions des lisières, 2024)
Geneviève Peigné : Nos lèvres disparaissent (Éditions des lisières, 2024)

La troisième personne du pluriel est parfois intrusive, abusive, corrosive, et pour le pire :
captive jusqu’au tréfonds du soi. L’intime, c’est l’âme, l’essentiel, le secret,... impénétrabilité supposée des plis et replis. Intimer, c’est commander, ordonner, signifier, sommer, citer... à comparaître. Skalova et Peigné sont femmes. Comme l’indiquent à raison leurs prénoms. Et leurs ouvrages à l’image des titres qu’ils portent sont en écho, manière de répons subtils.
La troisième personne du pluriel, c’est « eux », elle clive et abolit le vivifiant « nous » jusqu’à disparition de nos lèvres, notre parole, notre voix, notre intimité plurielle et singulière.
Ces deux livres rendent compte de cette disparition active de l’individu et du sujet, de l’individu femme, sujette à l’annexion patriarcale... non pas à l’âge de pierre, au Moyen-Age, aux siècles qui les suivirent avant la prétendue modernité, non, mais aujourd’hui. Un jour d’hui aussi sombre que la face cachée de la lune. Un jour comme une nuit terrifiante remettant façon Miss.Tic dans l’air du temps l’adage « L’homme est un loup pour l’homme... et un relou pour la femme ».
Les voix de Marina Skalova et Geneviève Peigné exposent, explorent le viol. Non pas le viol sordide perpétré au coin d’une rue par un réputé monstre. Mais le viol d’une société qui de tout temps asservit les êtres répertoriés sexuellement sous le vocable « femme ». Les réalités évoquées décrites au sein des pages ne sont pas pamphlétaires, ne sont pas discoureuses, elles parlent, depuis le ventre, la matrice, ces attributs physiologiques qui font que femme n’est pas homme. Elles crient leur douleur d’être femmes dans un monde qui les annexe comme des terres, les abolit comme des fantômes.
Après lecture de ces deux textes, l’un à couverture rouge sang caillé, l’autre, à couverture blanche exsangue, difficile de ne pas comprendre que le mot « sexe » distingue le genre humain et désigne qui du sexe féminin ou du sexe masculin a le pouvoir. S’approprier le ventre tout en invisibilisant son accès si tellement délicat, ouvragé et subtil qu’est la vulve est le pouvoir le plus violemment et banalement exercé par l’entité masculine et masculiniste. Révélation redoublée faite à la lectrice, au lecteur après avoir refermé ces deux cris littéraires. L’un hurlant, l’autre muet.
Où il est question d’une mise à nu au cœur du sujet. Chacun des deux livres est illustré d’un dessin. Une île, pourrait-on croire. Et c’est une vulve en vérité, isolée, en déréliction totale. Celle sur fond rouge est une spirale déformée, froissée au milieu de laquelle a été taraudé un trou noir. Celle sur fond blanc n’est plus que le relief cryptique de la trace d’une maladie vulvaire, mise au secret par un corps médical problématique.
Cependant, il y a un espoir, et c’est celui intrinsèque à toute poésie. Celui de l’expression qui sonne et résonne. Car, pour paraphraser Wole Soyinka, ces deux voix de Marina Skalova et Geneviève Peigné sont des tigresses qui ne proclament pas leur tigritude, elles bondissent.

Intiment [3e personne du pluriel] , c’est le cœur intime d’une enfant-fille, d’une jeune fille, d’une femme jeune dominée par la société russe. Des forces familiales, médicales, gouvernementales qui sont autant d’intimation déclenchant un trouble au sein même de la sexualité. Un trouble dont l’énergie euphorique est finalement bannie au profit d’une fragilité, d’une dés-appropriation de soi construite, débouchant sur une sidération du sujet féminin. Le texte de Marina Skalova s’écrit avec un « tu » à valeur de « je » qui nous convie tantôt à la découverte d’un intime biographique très cru, tantôt contre-balancé par un « tu » injonctif de la société, assumé également par les mères et grands-mères. Nulle sororité. Cette crudité stylistique, caractérielle et vocale, aussi puissante soit-elle, se brise contre l’intimation atavique d’un peuple. L’adolescente, puis jeune adulte frondeuse traversée des musiques les plus urbaines (rock, rap, techno), est finalement condamnée à enfanter lors d’un accouchement littéralement transcrit comme un viol médicalisé.
C’est une prose poétique dense et concise qui saute au visage et qui s’émaille en polyphonie (injonctions maternelles en langue russe, diktats de l’ordre social encadrant le monologue tutoyant de Marina S., conseils coercitifs du chœur des médecins...). In fine, la parole de l’autrice se trouve saturée de sommations qui entrent en elle - réduite à une éternelle débitrice, envahie, volée, violée au nom de la patrie et du salut familial.

Nos lèvres disparaissent est un témoignage puissamment littéraire, c’est-à-dire branché directement dans les yeux, les oreilles et le cœur de la lectrice, du lecteur. Il s’agit de faire apparaître l’invisible. Invisibilité d’une maladie réputée « auto-immune » - notion problématique ici âprement mise en discussion - nommée « L.S. » pour « lichen scléreux ». Un mal qui condamne les femmes atteintes à une douleur quasi éternelle, soumise à la disparition programmée, comme sous les coups d’une gomme abrasive, de leur vulve. Outre l’occurrence du texte, tramé en tresses colériques, investigatrices, sororales et finalement résilientes, une évidence surgit : « la vie, ce n’est pas attendre que l’orage passe, c’est apprendre à danser sous la pluie ». Ici, la sororité recherchée, construite, permet de comprendre la maladie, d’aider à changer les pratiques médicales, d’informer la société, et finalement de reconsidérer les rapports amoureux et l’estime de soi sous un angle étincelant d’humanité chaleureusement inventive.
Nos lèvres disparaissent n’est pas métaphorique. La voix des femmes touchée par cette maladie disparaît en même temps que s’efface leur vulve. Car elles n’ont pas de lieu reconnu, identifiable a priori où dire, parler cette douloureuse disparition de leur féminité la plus irréductible. Une réalité quasi mythique que combattent avec succès ces paroles de Geneviève Peigné et de « ses sœurs ». Ensemble, elles rendent visibles la maladie et redessinent les contours et le cœur de la féminité malmenée. Concomitamment, la vulve, lisière d’un continent réputé obscur s’en trouve éclairée et parée des atours les plus aimables. C’est à une renaissance que l’on assiste, rendue possible par l’échange, la solidarité, les mots, les voix.
Formellement, Nos lèvres disparaissent est un « courrier non cacheté » acheminé jusqu’aux lectrices, jusqu’aux lecteurs. C’est également le journal intime du personnage principal, Hélène T., double littéraire de Geneviève Peigné. Un journal où sont également audibles les voix de ses « sœurs » malades au sein des groupes d’échange et les soins qu’elles savent s’entre-prodiguer. Y sont aussi lisibles les mots des médecins et des auteurs, entendus, lus par l’autrice.

 
 

Intiment [3e personne du pluriel]
Extraits

Tu te souviens des phrases
tu étais enfant puis à la lisière de l’enfance
à l’orée de l’adolescence
puis tout à fait dans l’adolescence

Chto smotrech v zerkalo, chto ty nadeyechsia tam ouvidet’ ?
Qu’est-ce que t’as à regarder dans la glace, tu espères y trouver quoi ?

Tu étais la petite fille trop petite qui se prenait pour un garçon
tu portais un jean et de vieilles baskets
tes cheveux, une crinière coupée court
des poils blonds se mirent à pousser entre tes jambes
sous tes petits tétons, cela commença à gonfler
on aurait dit des piqûres de moustiques
ça enflait, c’était rouge

On te racontait des histoires d’amour
Ta mère. Ta grand-mère aussi ?
Elles n’étaient pas très heureuses
les histoires
en Union soviétique, il n’y avait pas eu Hollywood

*

A huit ans tu étais tombée en amour
de la commissaire Julie Lescaut

Tu imaginais trouver son adresse
lui écrire avouer tes sentiments l’attendre en bas de chez elle
la rejoindre sur une enquête démasquer les criminels

tu aimais le personnage
pas l’actrice
tu lui vouais un amour sincère et ridicule

(…)

Tu voulais être comme elle
tu te fis offrir des armes à feu en plastique
tu avais un revolver rangé dans un étui en cuir
sur la ceinture de ton jean

tu aimais une femme car tu voulais
devenir
cette femme ?

Tu avais coupé tes cheveux
tu portais un jean un revolver des baskets
tu avais décidé que tu serais un garçon
et que tu t’appellerais Jean-Marc
c’était ainsi

On s’inquiéta pour toi
au bout de quelques années
le jour où tu t’introduisis dans le vestiaire des garçons
découvris leurs odeurs de semelles de sueur et peut-être
les premières bosses sous leurs pantalons, l’un d’eux
te dénonça

Une fille une intruse
manu militari débusquée débarquée

ma fille ma fille
une fille tu seras
les garçons tu aimeras
l’ordre régnera

Chez les garçons
tu étais attirée
non sidérée
par la force

Tu aimais bien le chanteur d’ IAM
et les rappeurs à tête rasée et capuche dans les clips

On t’expliquait qu’un jour
tu serais regardée
tu serais choisie
un regard mouillé d’amour
se poserait sur toi

On te disait :

Nielzia jé molodovo tcheloveka obidet’
Tu ne peux quand même pas froisser le jeune homme

 
 

Nos lèvres disparaissent
Extraits

A LA FORCE DU SCROLL

(…)
En 2020 encore, les comptes rendus des Journées dermatologiques de Paris titreront : Lichen scléreux vulvaire : On ne sait pas grand chose.

Pour l’heure, automne 2012 donc, tandis que j’échoue à débloquer ces pages, de pénibles souvenirs me reviennent de l’âge où dans les bouches d’écoliers des dents manquent, pas encore remplacées par les définitives. Le cuisant J’ai tout vu des gars, à la sortie de l’école primaire, s’attaquant en bande à baisser la culotte des filles, jouissant de notre humiliation... Avoir tout vu s’est incrusté comme marque de domination et appelle une revanche. Elle prit donc la petite clef et ouvrit en tremblant la porte du cabinet, partagée entre l’impression d’être comme ces maniaques qui courent les sites pornographiques ou ces prisonniers creusant à la petite cuillère un tunnel pour s’échapper. A la force du scroll, des publications universitaires cédèrent. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert d’éclats couleur porcelaine et que dans ces éclats se miraient les vulves de toutes les femmes que la Barbe Bleue avait égorgées. Elle pensa mourir de peur et la clef du cabinet qu’elle venait de retirer de la serrure lui tomba des mains.
Comme un miroir calcifié, voilé. Parfois des zones d’un pourpre intense autour de ce qui subsiste d’un sillon. Un site précise : « la peau devient plus fragile et plus pâle, progressivement plus épaisse, indurée ou scléreuse. Ces modifications peuvent être à l’origine de fissures douloureuses, favorisées par les rapports sexuels. » C’est moi qui souligne tant en termes galants ces choses-là sont dites.
J’ai tant cru et affirmé que je voulais savoir... Et je m’efforce de ne pas clore les paupières, c’est tout. « On dirait que ma chatte a croisé un fantôme » ai-je lu sur un forum anglais. (…)
Et bien sûr – autre moment qui n’aurait pas dû avoir lieu – en réaction je tente sur internet les mots inutiles de guérison ou guérir... Avalanche de perlimpinpin, cocktails d’huiles essentielles, bains de siège, dépuratifs et cerise (patate plutôt) sur le gâteau le conseil de porter sur soi une pomme de terre jusqu’à ce qu’elle ait noirci, diminuée de moitié et devienne dure comme un caillou : alors le lichen aura disparu ! Pire même, l’avoir fait, avoir glissé la patate dans une poche de gilet zippée, avant qu’elle ne rejoigne trois jours plus tard le bac à légumes pour la soupe, toute honte bue.

DES FOIS ÇA ME VIENT, J’Y PENSE

(…)
Sur la photo en noir et blanc de l’encyclopédie / les cordes vocales / si semblables aux petites lèvres du sexe féminin
A la lettre E comme Énigme de mon carnet, j’ai recopié ce poème de jeunesse, écrit dans l’ignorance totale du lichen et né de ma fascination pour l’étrange apparence nacrée des cordes vocales et leur brillance moite.
Plus tard viendra ma conviction qu’aucun film pornographique ne saurait plonger autant dans le trouble et parvenir à montrer ce qui ne peut être montré de la jouissance féminine que les vidéos de l’appareil phonatoire, la palpitation vive de ces deux membranes nacrées s’étirant, se détendant et s’écartant à l’entrée du larynx contre les tentures pourpres de la gorge. Plis vocaux disent les scientifiques. Étroite fente qui s’ouvre et se ferme sous condition de la parole, du rire ou du chant. Des cris, des pleurs aussi.
Si l’on veut savoir ce que c’est pour chacun et chacune d’être / nue / c’est là
Ainsi se terminait le poème.


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