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Tout est là : voyage en territoires d’ailleurs, sur Kenneth White par Marc-Henri Arfeux

dimanche 8 avril 2018, par Cécile Guivarch

Les grandes fascinations poétiques naissent toujours d’une formulation si juste qu’elle a le sceau de l’évidence. Par elle devient visible au sein du langage une vérité du monde. Rien de plus ni de mieux ne saurait être dit de ce qui tout à coup jaillit avec une telle clarté qu’on a le sentiment de se trouver en la présence d’un absolu. Non pas celui d’une abstraction difficilement concevable à force de transcendance théorique, mais un absolu d’ici, aussi proche et tangible que le chrysanthème de Ryôta [1]. Capable d’annuler tout effet, tout miroitement littéraire, pour sauter d’un seul bond vers ce qui est, le poème renonce à soi, cédant la place à l’essentiel, et trouve ainsi son plus parfait accomplissement. Ainsi en est-il de Matin de neige à Montréal, texte laconique de Kenneth White : « Certains poèmes n’ont pas de titre/ ce titre n’a pas de poème/ tout est là, dehors. » [2]


D’une étrangeté aussi stupéfiante que le mutisme de l’hôte et de l’invité devant le chrysanthème, ce quasi haïku ne dit pas, mais désigne un monde blanc (à l’instar de la fleur de Ryôta), qui n’a nul besoin d’effet poétique. Il n’y a là que la formulation d’un retrait, d’une absence et d’une présence ainsi dévoilée. Un matin de neige, comme Montréal en a connu et en connaîtra tant d’autres, d’une sereine banalité hivernale, atteint le tout dans le simple dehors qui le manifeste. Il est ce dehors, mis sous nos yeux par une simple indication verbale merveilleusement ordinaire. Une forme de malice y luit subtilement, comme dans les koans dont il a précisément la saveur paradoxale. Le poème n’est en effet pas à la place qu’on attendrait. Il se situe hors langage, dans ce matin de neige qui oppose la blancheur d’un monde complet au vide langage tracé sur une feuille blanche. D’un vide à l’autre, c’est donc une translation de plénitude. Il n’y a rien à dire, rien à célébrer ni représenter : il s’agit uniquement de constater. La seule phosphorescence poétique du texte tient au sillage de sa parole qui disparaît au fur et à mesure qu’elle se dit, jusqu’à n’être pas plus tangible qu’un flocon de neige.

Bien que né d’un certain matin sensible au cours de la vie du monde et de celle de l’auteur, ce simple fragment transporte l’événement qu’il évoque sur un plan intemporel. Il affirme une essence, celle du tout dévoilé à partir de ce qui aurait pu ne constituer qu’un fait insignifiant. Cette esthétique du constat essentiel affirmé et maintenu dans son mystère, est aussi une éthique, au sens d’un art de vivre et non d’une morale. Une telle disposition se manifeste souvent dans l’œuvre de Kenneth White, par exemple dans cet autre poème de Terre de diamant, intitulé Maguwai : « Plus rien des clameurs de la ville/ plus rien du métro souterrain/ la fille japonaise se tient là tranquille/ telle une pousse d’herbe givrée/ sur une île lointaine. » [3] Dans sa préface à Un monde ouvert, Gilles Plazy note que : « Dans ce poème, il ne se passe rien. (…) Simplement, une fille est là, tranquille. (…) Simplement là, comme un élément de la nature. » [4] De fait, le poème retire l’anecdote par pelures successives. L’actualité assourdissante d’une mégapole non nommée - qui pourrait être aussi bien Tokyo, Osaka, Yokohama, ou n’importe quelle autre ville tentaculaire du Japon — est soudain effacée, de même que le souterrain du métro, lieu emblématique de l’hyper modernité nipponne. Ne demeure qu’une jeune fille anonyme, élevée au rang d’archétype, mais au lieu d’une abstraction vide, elle est essence concrète, présence absolue, à la fois parfaitement singulière et cependant universelle, unie au monde le moins citadin qui se puisse concevoir, puisque elle est « telle une pousse d’herbe givrée/ sur une île lointaine », dans l’un de ces paysages écartés, emblématiques des pérégrinations et des méditations du poète. [5] Ces derniers vers, où la nature sauvage d’une contrée éloignée se substitue à l’artifice des villes, ouvrent en effet la figure de la jeune fille à l’immensité d’un cosmos flottant — Scènes d’un monde flottant est d’ailleurs le titre d’un livre paru en 1983 chez Grasset — recréant poétiquement les conditions d’une unité fondamentale dont la nécessité s’exprime sans cesse dans l’œuvre de Kenneth White, aussi bien dans ses propres textes, les titres de certains de ses livres ou les citations d’autres auteurs avec lesquelles son écriture entre en résonnance.


Tel est le cas de Mahamudra [6], dont le titre s’éclaire d’une analyse de l’anthropologue américain Evans Wentz, donnée en épigraphe : « Quand par la méditation yogique un lien a été établi entre la conscience humaine et la conscience cosmique, l’homme arrive à la vraie conscience de lui-même. Simultanément naît le Grand Geste. » [7] Ce que vise en effet Kenneth White est une expérience totale du monde où la conscience agrandie cesse d’être la forteresse solipsiste de la pensée occidentale, sans pour autant s’engager dans le mysticisme, ni donner lieu à une quelconque profession de foi. L’ontologie de Kenneth White épouse l’immanence et, si elle s’élève jusqu’aux régions les plus limpides de l’altitude, elle ne le fait jamais dans l’oubli du sol. Parmi bien d’autres exemples, la sixième partie du long poème intitulé Le territoire de l’être le dit on ne peut plus explicitement : « Métaphysique ?/ - le physique absolu/ l’opaque consumé/ la lourdeur dissoute ». [8] A quoi fait écho cette déclaration nullement contradictoire de L’ermitage des brumes : « Il m’est arrivé de parler d’une métaphysique avec beaucoup de physique dedans. En Asie, le physique n’est jamais réduit à la physicalité, il y a toujours une aura métaphysique. » [9] Un peu plus loin, l’auteur précise : « J’ai entendu l’autre jour à la radio (…) un représentant officiel de l’Education Nationale déclarer que le but de l’éducation, c’était l’intégration à la société et l’apprentissage du travail en équipe. Je veux bien qu’une part de l’éducation serve à cela, mais je pense que le but ultime de l’éducation, c’est le développement de l’esprit. Une fois développé, l’esprit avance tout seul. » [10] Cette recherche n’est toutefois jamais construite sur des antinomies. Avec une souplesse toute orientale, Kenneth White sait en cueillir les possibles en chaque lieu du globe, qu’il s’agisse du Hong Kong grouillant des Scènes d’un monde flottant [11], des régions celtiques et arctiques de Territoires chamaniques [12] ou du voyage de Tokyo à Hokkaïdo dans les traces mentales de Bashô, que racontent Les cygnes sauvages. [13] Nous avons en effet dans le premier cas : « A la tombée de la nuit les rues sont striées/ d’enseignes au néon, noir/ ballet d’idéogrammes ». Dans le second : « Au-dessus du ciel blanc/ au-delà des nuages blancs/ au-dessus du ciel bleu/ au-delà des nuages bleus/ monte au ciel, ô oiseau. » Dans le troisième : « J’ai passé des heures dans l’enceinte d’un temple où se trouvaient des pierres sur lesquelles étaient gravés des poèmes de Bashô, ce qui est très bien, à condition de se souvenir que Bashô lui-même, comme je l’ai déjà dit, n’était pas un moine zen. » [14] Le secret de ces différences réunies est simple. Kenneth White l’énonce à maintes reprises, sous différentes formes. Ainsi écrit-il dans Le grand rivage : « la beauté est partout/ même/ sur le sol le plus dur/ le plus rebelle/ la beauté est partout/ au détour d’une rue/ dans les yeux/ sur les lèvres/ d’un inconnu/ dans les lieux les plus vides/ (…) la beauté est là/ elle émerge/ incompréhensible/ inexplicable ». [15]


C’est cette même beauté qui nous incite à rejoindre le monde et faire corps avec lui, à travers toutes les expériences qui se proposent, par exemple celle du héron blanc qui abolit les frontières par l’indéfini d’un tout flottant : « Ici/ plus d’Occident ni d’Orient/ le héron blanc s’est fondu dans la brume. » [16], ou celle des pins, selon le modèle d’une approche dynamique : « Pins/ pins aux troncs élancés/ pins élancés aux touffes sombres/ pins élancés aux touffes sombres luisants de pluie/ la résine/ sourd lentement/ de leurs fentes roses ». [17] Bashô, cité en épigraphe d’Interprétations d’un pin tordu, autre poème de Mahamudra consacré à l’arbre favori de la poésie japonaise, donne justement ce conseil : « Si tu veux connaître le pin, deviens le pin ». [18] Fidèle à la pensée du vieux maître, la réponse de Kenneth White propose le contraire d’un autoportrait narcissique. Certes, il est le héron blanc, mais se fondant à la brume ; certes il est aussi dans les pins d’un paysage d’Extrême-Orient, mais s’oubliant et s’identifiant à leur essor selon un pur accomplissement de soi en territoire d’ailleurs. Rien ne le dit mieux que la formulation originelle du poème, parfaitement unie à la croissance des arbres, mille fois plus fluide et mouvante que sa pourtant très belle traduction française, comme un épanouissement d’encre à la surface d’une feuille blanche : « Pinetrees/ slender-trunked pinetrees/ slender dark-tufted pinetrees/ slender dark-tufted rain-glistening pinetrees/ resin/ dripping slowly/ from their rosy slits ». [19]

Marc-Henri Arfeux

illustration 1 : Portrait de Kenneth White
illustration 2 : cheminement, acrylique sur papier, Marc-Henri Arfeux
illustration 3 : au loin, acrylique sur toile, Marc-Henri Arfeux
illustration 4 : chamane, acrylique sur toile, Marc-Henri Arfeux


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Notes

[1“Ils sont sans parole/ l’hôte l’invité/ et le chrysanthème blanc », in Haïkus, Anthologie, p.184, Texte français de Roger Munier, Préface d’Yves Bonnefoy, Collection Points, Editions Fayard, Paris, 1978.

[2Kenneth White, Terre de diamant in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, p.59, Poésie/Gallimard, Paris, 2006.

[33 Id, p.67.

[4Id, p.9. Gilles Plazy précise d’ailleurs que le mot « Maguwai » signifie« échange de regards » et que nous ne savons rien de la fille ni de son éventuelle beauté.

[5Dès son premier livre, En toute candeur, publié en 1964 au Mercure de France, Kenneth White affirmait la primauté d’un monde de vastes étendues vierges permettant de s’arracher à l’enfermement urbain, la candeur de ces confins tenant aussi à leur blancheur hivernale, comme l’exprime notamment le dernier poème de ce volume, Le dit de l’Hyperboréen. Voir ce poème dans Un monde ouvert, p.29-33.

[6Mahamudra, Mercure de France, Paris, 1979.

[7Id, p.11.

[8Ibid, p.95 Dans un autre poème de Mahamudra, Interprétations d’un pin tordu, Kenneth White écrit encore : « ma métaphysique est une danse/ au cœur de l’existence », p.35.

[9L’ermitage des brumes, p.18, Editions Dervy, Paris 2005.

[10Id, p.10.

[11Scènes d’un monde flottant, Editions Grasset, Paris, 1983.

[12Territoires chamaniques, Editions Héros-Limite, Genève, 2007.

[13Les cygnes sauvages, Editions Grasset, Paris, 1990.

[14Successivement : Scènes d’un monde Flottant, in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, op. cit. p.82, Territoires chamaniques, op. cit. p.43 et Les cygnes sauvages, op. cit. p.79.

[15Le grand rivage, in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, op. cit. p.94-95. L’expression de cette empathie contemplative fait écho à la citation des Feuilles d’herbe de Walt Whitman que Kenneth White donne en exergue de Scènes d’un monde flottant : « J’en ai vu beaucoup, dans la rue ou sur le ferry, et je les ai aimés, sans rien leur en dire. » Parfois cet amour prend la forme d’une sympathie mêlée d’humour, comme dans le poème 14 des même Scènes d’un monde flottant : « Oscar Eberfeld, 46 ans, célibataire,/ reluque sans espoir/ la petite serveuse à jupe fendue/ (…) puis regagne sa chambre, inconsolé/ avec un magazine illustré. », p.83. Ces « choses vues » parlent aussi du dérisoire attendrissant et mélancolique de la solitude humaine, encore un trait universel de notre condition, livré sous une apparence anecdotique.

[16Terre de diamant, in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, op. cit. p.66.

[17Du pays des pins, in Mahamudra, op. cit. p.29. Entre les pins de Kenneth White et ceux de Francis Ponge dans Le carnet du bois de pin, il y a certes des résonnances, mais surtout une différence essentielle entre les pins dynamiques nés du pinceau-langage qui épouse leur élan et le portrait objectiviste, quoique par brouillons successifs, du bois de pins pongien.

[18Id, p31. Dans Interprétations d’un pin tordu, loin de la logique de l’autoportrait figé, l’auteur exprime pleinement son projet de participation cosmique : « Les branches de mon cerveau/ vibrent au soleil et au vent/ la forêt de mon esprit est fécondée par la pluie/ ma résine est ma raison », p.35.

[19Ibid, p.30.



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