Préliminaires
Pour une grande part, ces derniers temps, l’entreprise était compliquée, sinon frappée d’impossibilité : rencontrer. De façon fortuite ou délibérée, brève ou prolongée, rencontrer est une aventure essentiellement transitive, inscrite aux fondements de la relation – avec les autres comme avec les éléments du monde. Que se passe-t-il quand surgit l’autre/de l’autre – quand il se signale à nous dans sa présence et, en même temps, dans sa singularité ? L’œuvre de Martin Miguel, qui s’inscrit au frontispice de cette anthologie, donne à voir la surprise du moment : l’irruption inattendue, l’étonnement - quelque chose comme une stupeur, un suspens. C’est que la rencontre est unique, même si, à la faveur de ce qui se crée, par miracle certaines premières fois n’en finissent pas de se réitérer.
« Il est des rencontres fertiles qui valent bien des aurores », écrivait René Char : expériences toutes d’ouverture, d’intuition et de compréhension. Dans la joie des commencements, quelque chose en nous s’éclaire, advient, surprend. Cela dit, la coïncidence – se trouver au même lieu au même moment – ne suffit pas à produire des concordances. Parfois, le contact est un choc : bousculade, percussion. Rencontrer, alors, devient affronter des résistances, buter contre la différence.
Pour creuser la question, ce collectif souscrit à un protocole qui se détache légèrement de celui de l’anthologie usuelle, où, même si l’on opère des regroupements, un poème, immanquablement, en suit un autre – chacun à son poème, et à son poème seul, bien souvent. Avant même de poser des mots sur cette fascinante affaire, « rencontrer », les auteurs ont été invités à l’expérimenter face à l’œuvre d’un artiste : que chacun choisisse un dessin, une peinture, une encre, une photo qui l’appelle, et qu’un poème, écrit en regard, vienne ensuite mettre à fruit ce qui, dans le face à face, s’est engagé. Afin de constituer cette forme d’album, où textes et images seraient réunis, il était tout à fait possible (et certains, de bon gré, se sont essayés à pousser plus loin l’initiative) de travailler à plusieurs en regard d’une même proposition artistique. Entre les poèmes s’instaurent alors dialogues d’éprouvé à éprouvé, conversations entre les sensibilités – des rencontres, là encore.
La présentation d’une telle l’anthologie, eu égard au processus qu’elle souligne autant qu’elle soulève, ne va pas de soi. Comment organiser ce qui, précisément, échappe aux lois, aux ordonnancements, aux schémas attendus. Et pourquoi cette prétention de mettre de l’ordre dans ce qui parfois fait tellement désordre ? Les propositions qui suivent sont donc présentées exactement comme elles sont arrivées dans ma boîte mail tout au long de l’été et au début de cet automne, et comme elles s’y sont, à chaque fois, rencontrées.
Que chaque poète, chaque photographe, peintre ou encore plasticien, soit vivement remercié.
Un grand merci aussi à Cécile Guivarch, qui m’a particulièrement aidée pour la mise en page.
Très belle découverte à vous tous,
Florence Saint-Roch
Marie ALLOY, Duo, huile sur toile, 100 x 73 cm, 2017
Sabine DEWULF, « D’air ou de feu »D’abord une clarté.
De feu et d’air,
l’un s’avance et l’autre s’efface,
enracinés dans la durée fragile.Plutôt creuser l’instant,
se délivrer du leurre des contours.
L’espace est leur visage,
demeure de silence.Leurs gestes sans ratures,
réponse originelle,
se passent des pensées
qui embrouillent le cœur.Blancheur de l’un à l’autre.
S’élever l’un par l’autre,
devenir la clarté.
***
Isabelle LEVESQUE, « Deux »Souveraine esquisse du ciel inversé,
cheminent les racines plurielles nimbées
bleues, ce sont les lettres une à une du mot « deux »,
la rencontre assoupie
soulignée par la caresse brune
de l’ombre qui suit l’azur
durci turquoise – seule pierre ouverte
sur la duplication du modèle perdu.Le papyrus, la toile, le sacré rouge
oublié du revers. Nous choisissons
de croire en la vertu silencieuse
du ciel constellé : cadre scellé
par la lumière du diptyque.
Henri YERU
CHANTAL DANJOU, Les Nombres patients, extraitTemps 1 du bleu
les Nuages roulent bas et touffus
Jungle qu’ils rejoignent Bêtes
qu’ils traquent sous la peluche
de leur ventre et dans le grand
vide 2métamorphose et déroulé des chiffres
long battement dont ils contaminent
le monde ne sachant plus vers quoi
ils avancent blancs de cette rareté
d’espérer le jour qui jongle gris-bleublanchir le temps comme lisser
la mangrove d’un impeccable
théâtre de mer créer un glacis
et monte la marée monte bleuie
ternie et 3s’y pencher au parapet d’écume si
bas qu’il nous enfonce avec lui dans
l’inconnu le nu et la nue d’ignorance
tandis qu’un jeune pêcheur entre
d’entrer profondément et si petit sous l’Arbresuccède
un autre et 4 ! Poussée gigantesque !
vent salin rêve brut l’Arbre l’Homme
l’Ombre construisent un cube de verre
fumé squelette et branches s’enlacentchaloupe du temps qui égalise les courants
toujours son parapet blanc d’où observer
les Silhouettes lentement danser et danser
l’enfermement et gagner cet angle assoupi
et brumeux
Marinette BADOUD
Anna JOUY, « Aquarelle »
Le rideau est bleu, la fenêtre est ouverte, le vent pousse le ciel dans la chambre.
Ou la mer peut-être.
Une mer de tulle, de vagues dentelles, sur laquelle tanguent des arbres, des jardins et des voisins,
les cargos du territoire.
On peut tirer les eaux et les nouer. On peut croire même qu’elles volent, de grands albatros de salon, des poètes marins aux ressacs cotonneux.
La mer sur galets, la glissière d’un ciel
Derrière, quelque part, entre-temps, la pluie
le verre cousu de perles.
Dans le cœur de l’arbre nait le vent. Le vent qui cherche un nid, le trouve sous ma fenêtre. Je l’imagine blotti volatile dans la main d’une branche. Soudain, comme ses frères dans la forêt des oiseaux, il grandit et s’envole.
Partout autour de moi, les nichées du grand souffle. Les arbres écartent leurs feuilles et s’échappent les ailes qui chantent.
Et de tous les oiseaux, celui-ci parle le baiser.
Ces oiseaux comme des pétales de buissons parfument ma fenêtre.
Musc battant, patchoulis, vanille, griottes rouges déjà
Un pollen d’encensoirs,
Le vent secoue la liberté
Je respire le tirant de ciel des étourneaux
Embaumée.
David TATIN, photographie
Pierre-Julien BRUNET, « Jour de lumière »
La nuit,
tout droit sortie
du néant.Prolongeant,
au coucher,
l’horizon rouge sang.Jusque
dans l’ombre,
indistinctement.Creusant
le sol
dans son élan.Croisant
le feu
avec le vent.***
Cadran
sur Terre, à peine
le lever du jour.Corps froid,
allongé,
transparent.Bleu de mer
sur la neige
de printemps.Effaçant
chaque détail
à coups de rayons.Traversant
les nuages
aux heures de chance.***
Brûlant le ciel d’un éclair aveuglant.
Christian MORGENSTERN, La Grande Laloula, bestiaire fabuleux
Jean PALOMBA, « Le Renard Garou »
Un jour un renard garou
arrive chez moi
il a paru par un trou
s’est tenu si coi
qu’on l’a pris pour un derviche
qui ne tournait pas
je lui dis toi tu t’en fiches
de l’amour ah ah
tu veux rester sec et dur
un aventurier
que le vent de l’aventure
rend fou à lierQuand j’ameutai tous mes gens
il était trop tard
à mon tour moi qui fus Jean
je devins renard
sur ma pelisse de rêve
vite ils crient haro
me condamnent au garrot
en place de grève
tous de serrer mon sarong
de se mettre en nage
mais bien vite ils le sauront
que j’offre ma rage« Le Renard Garou » fait partie d’un inédit intitulé Nouvelles créatures proposées à la nature (d’après La Grande Laloula de Christian Morgenstern)
Pascal RABAUD, photo
Marilyse LEROUX, « Instantané »Retiens-moi
de ce côté
nous voyagerons
sans nostalgieNotre maison n’aura
ni portes ni battants
à blesser les ombresNotre lit sera
de terre et d’eau
roulés ensemblePrends-moi
contre toi
nous traverserons
nos secrets.(Sur la photo « Rencontre » de Pascal Rabaud
via une photosession de Véronique Durruty)
Michel DIAZ, photo
Michel DIAZ,« Vieil arbre »
c’est un arbre du bord du fleuve
né du hasard d’une rencontre
dont rien n’a conservé le souvenir
entre une balayure de soleil
et une plainte d’âme errantechaque année au moment où
la Terre bascule montaient obstinément
du fond de son sommeil d’onduleuses caresses
annonciatrices de ces aubes pourvoyeuses
de fastes dont s’exaltaient ses sèvesses bourgeons au matin éclataient en fusées
libérant une pluie de neige fécondante
ses flancs gonflés de vie stridente
de germes d’oiseaux fous
perpétuaient sa rage forcenée de vivrec’est un arbre du bord du fleuve
il y a longtemps que je le connais
pour l’approcher d’abord je me cachai
m’enfouis dans les roseaux
me fis ombre caillou simple tige d’ortieil est nu immobile comme la conscience
ses feuilles sont comme des mains tendues
son sexe est une lune dans ma nuit
et de larges voies m’y amènent
blanchies par le reflet des astresses racines accueillent le nid des poules d’eau
des pans confus de lierre voilent sa face
des nuages des vents
un je ne sais quoi qui halète
un essaim d’insectes et d’ombresc’est un arbre du bord du fleuve
il allume les branches du ciel
propose de profondes utopies
à ceux qui sont assez patients
pour déchiffrer ses gestesil appartient au fleuve
comme le héron qui sommeille
là-bas au bout du banc de sable
comme la caravane des oies grises
appartient aux routes des ventsil est route lui-même
jusqu’au bout de ses branches
et pèlerin à tout jamais
armé de sa seule patience
sur son long chemin de misèrené d’une moisissure de lumière
sur un monceau de feuilles pourrissantes
il vécut sous l’empire têtu de la fièvre
fut doux comme la figue
souple comme du lait d’amandeil souffrit le martyre du chêne
ou du hêtre mutilé par la bise
les blessures du châtaignier harcelé par la foudre
la chair meurtrie de son écorce
porte les cicatrices de son effroyable labeuril étanche pourtant ma soif
mes regrets et mon vague à l’âme
ses branches me prodiguent des ivresses d’envol
blotti contre son tronc je peux apprendre
ce que la terre pense du cielc’est un arbre du bord du fleuve
un grand arbre debout
au bord du temps du fleuve
et comme un tronc rempli de lymphe
je serai moi-même cet arbreun jour quand mon silence
comme un fruit attardé qui ne veut pas
mûrir rejoindra cette faible clarté
au plus haut de ses branches
ce moment de l’auroreoù il faudra mourir
au seuil de quel mystère ?
Jaume SAÏS, « Rivière noire », photo
Alain FREIXE, « Rivière noire », pour Jaume Saïs« Toutes choses perdent leurs effets ordinaires, et ce qui fait qu’on s’y reconnaît tend à s’évanouir », Paul Valéry
Plus tu prêtes l’oreille dans un emmêlement de feuilles et d’herbes et plus c’est un « vois ! » que nous autres entendons. Impérieux. On voudrait répondre mais on gâterait le silence qui dans le ciel roule ses nuages.
Un regard est appelé.
Il manque. On s’enfonce dans ce qui faut.
Temps arrêté. Le noir gagne.
A l’aigu de l’instant, le soleil vient blesser les eaux.
Sous ses carreaux enflammés, brûle la rivière !Comme un bruit d’eau mais sans eau, une clarté dans la lumière, coule la rivière. Pour personne ! Comme la rose du pèlerin chérubinique est sans pourquoi.
Ce qui revient, c’est la beauté. Le mot en impose. Sa lumière n’éclaire pas. On la sent traîner sur les graviers du fond.
Le cœur y saute à pieds joints. Dans l’invisible.
Une brassée de silence écume.
La rivière est noire de soleil.Nous perdons les bords que tes mains cherchent.
L’air est sans ailes.
Le ciel, c’est dans nos bouches qu’il revient.
Quand la réalité se retire, c’est l’heure du réel.
Autre versant, pour la parole.
Chantal DUPUY-DUNIER, photographie
Chantal DUPUY-DUNIER, Rencontre avec…
Es-tu mon image
dans le miroir au tain noirci de ton écorce ?
Ces cicatrices,
ces squames,
ces tavelures,
des sillons creusés par l’encre
qui a trop coulé sur le parchemin de ma peau.
Tes dents sont déjà celles de ma tête de mort.
Paupières devenues lourdes, asymétriques,
charpente voûtée,
seins presque effacés.Je deviendrai le nœud fossilisé d’un arbre,
une trace ligneuse et muette
que certains, passant par-là,
apercevront peut être.
Henri BAVIERA, dessin
Béatrice MACHET, « Tendre(ren)contre »(Rencontre, étymologie et histoire : en 1234, subst. masc. « action de combattre »)
Tendre
et tenir la voix comme un fil
me nasse et tenace dans le silence tente une traversée par les motsce qui s’entend aurore ou crépuscule qu’importe
mais sentence devient l’évidence de l’espace : il est l’heureTendu et tenu
le fil de mon silence au tien
il est temps
d’ouvrir à ce qui va
méandre neuf de la connivence
comme un premier jour
quand vivre mesure les distances et que nos voix s’essaient
aux coïncidences
et qu’ensemble déjà se figure un regard
désignant nos dedans accordés à nos actions d’écrire
quelle charge se dirait chair ou grenade ?
L’impossible à désamorcer comme le possible de la détonation
sans combattre
CARIBAÏ, Dans le monde flottant, Musée des arts asiatiques, du 15/5 au 15/12 2021, Nice.
François MIGEOT, « Empreintes du vent »
Marie-France CHEVALIER, dessin
Sylvie FABRE. G., « D’éternité assurée »
À la perdueTu reviens
je te guette à la croisée
et quand monte le soir doré
l’entremêlement de nos voix
se fait à l’ombre du tempsNos corps l’un à l’autre
si étroitement légers
le poème n’est que passerelleIrréel réel ta présence
lui ouvre le ciel
Je cours dans ses alléestransvase ses mots en ma terre
Rappelle-toi
le lac aux nuagesComme ses oiseaux
nos perdus ne sont pas en exil
ils fréquentent les vivantsAffranchi le dialogue
je contourne avec toi
tous les silences de la séparationNous trouvons un langage
d’éternité assurée
Pierre ROSIN, image créée sur ordinateur à partir d’un dessin
Pierre ROSIN
Nous marchions sur les chemins
dans les prairies les collines
récoltant à l’infini
bouquets réels
imaginaires
gris-gris petits bonheurs intimes
des mots qui restent
des images qu’on gardec’était difficile
à chaque pas
des obstacles
des ornières
des peurs des secrets aussiil y avait d’autres possibles
ce que j’aime
je l’ai fait autrementil me reste
comme à chaque croisée de chemins
des regrets
en forme de point d’interrogation
Coco TEXÈDRE, « Pollens », triptyque, 150x150, acrylique, huile, encre de Chine sur papier marouflé sur toile, 2021
Nicolas GAISLIN, « Un tableau de Coco Téxèdre »
Approchons-nous, plissons les yeux sans perdre de vue la beauté, la beauté des couleurs, leur chatoiement, matité et brillance, leur rythme aussi, la musique qu’on se surprend à entendre, à écouter, cette nappe sonore, une aria languide, traversée d’effervescence telle une bulle sur le point d’éclater, les pupitres des vents, des cordes, des percussions qui se divisent puis tour à tour s’unissent ; approchons-nous encore pour mieux distinguer ce qui dans l’image se fond, se confondait mais que notre désir insatiable d’apprendre, de comprendre perçoit peu à peu comme pouvant être des aigrettes, des griffures, des filaments emmaillés, les graphes d’une écriture primordiale qu’une patience méticuleuse et obstinée a tracés, pour composer le motif, l’empreinte, la beauté élémentaire, organique, cellulaire, virale aussi bien qu’amniotique, que notre pupille cernée de son disque iridescent, s’ajustant comme un diaphragme, s’est plu à voir. Reculons à présent.
Doïna VIERU, aquarelle
Luminitza C. TIGIRLAS, « Polythé, un dieu-diablotin »
(1)
Aux leurres du thé et de l’encre
Une divinité de passage souffle la brume
Elle couvre un ciel secret
Les oiseaux ne l’ont pas encore mendié
Pour y dissiper leurs pensées frivoles
en craies
en ailerons
en crayonsPour sinuer l’impensable des hommes
Soudain dans mon corps
En fentes
En alvéoles
En vides
les volatils transpercent la peau de l’air
Ainsi ta langue disperse
la pellicule du thé qui refroidit dans les bolsEntre nous les paroles se réchauffent
(2)
Théines et autres alcaloïdes
se cristallisent
sur du papier à musique
Elles l’excitent jusqu’au l’étiole d’un cri
Les substances se défont en volutes
se laissent menées par un son inconnu
Elles migrent
par le ciel aux plumes indomptéesLes grues voyageuses les parsèment
sur les mouvements de tes feuilles– Là où Polythé s’incorpore –
Ce dieu-diablotin subsiste au séchage
du sencha ôté par les bords
aux éminences nipponesMon âme de jasmin
éclot dans tes encres(3)
Le dieu de mon thé s’échappe de la tasse
Il hume et rêve loin
Il se prélasse dans les vapeurs fumants
Il s’allonge sur le papier à dessin
Il picore le pinceau de l’artiste
Le fait danser La perle de l’encre
goutte de sa boucheDans la montée aromale le jour baisse
Le diablotin se réveille
pour nous dénuder
jusqu’au dernier mot
estropié au vent montagnard
Mannequin à New-York, photographie
Daniel BIRNBAUM, « Question de point de vue »Le vieux qui traverse la rue
de bas en haut en partant du bitume
on voit les godasses informes
les genoux en équerres
le cabas qui pend d’un bras
la veste grise rapiécée
le chapeau délavé
par tant de pluiesen partant du ciel
on voit ce qui l’attend
on voit les yeux qui ont veillé sa femme
les larmes qui ont coulé
sur les rides qui se sont creusées
le dos courbé sous les travaux
le corps qui n’a pas été aimé depuis longtempsune fois la rue traversée
ce n’est qu’un vieil homme dans la foulela foule efface tout
du bitume jusqu’au ciel
impudemment
Martin MIGUEL
Françoise ORIOT, « Affrontées »
(acrostiche selon une proposition de Walter Benjamin)Les yeux lisent les yeux – épient au bord de s’entrouvrir la bouche
Inquiète dans cet instant déplié qui se teinte de rouge
Reprends ton souffle – ta peur alarme le gué entre vos deux rives
Encore une fois le sourire sur ta face inventera celui d’en faceCes corps se cherchent se mesurent – leur pas de deux le long du vertige
Entrailles nouées pour la fuite ou apnée du vivant offert à la lectureQuerelle de danseurs mis à nu – une main attachée dans le dos
Urgence de la braise qu’ils ont fait passer d’une paume à l’autre quand
Il faut décaper les vernis soulever le masque des assignationsNon – se connaître soi n’est pas perdre l’autre de vue au contraire
Admets deux rênes pour guide – ton désir et la liberté d’en faceJ’ai égaré bien des noms et les souvenirs de rondes mélodieuses mais
Aucun face à face – blocs d’intensité – toujours en lecture sous ma peau
Montre – ma vie – ces clairières de cristal où des visages en feu
Assaillirent mes brouillards et mes araignées – exposèrent aussi les leurs
Ils et elles jouèrent des mots comme on joue aux dames
Sans vouloir gagner – préférant que la partie fût une lande infinieEt nos genêts aimés des haltes secrètes avant de repartir dents desserrées
Tu avais si soif sous le vent cinglant qui effaçait tes questions
Esquivait tes générosités – les interdisait comme on essarte une terre à céderEntre nous un fil tendu – épée avide ou cordon de soie à nouer au poignet chéri
Ceci qu’on ne déchiffre pas avec un alphabet – dont la seule trace
Reste ce qui a changé en nous – nous a grandis ou rétrécis
Il te suffit de lire l’autre pour apercevoir ton propre mystère
Toute face étrangère ou familière - d’une autre nudité - est lieu de savoir.
Marie-Pierre FORRAT, photographie
Irina DOPONT
dehors la chaleur est écrasante
le soleil brûlerait
toute impatienceici, l’ombre d’un répit
une lueur effleure la pierre
immémorialeau pavement des travées
une courbe trace le rêve d’un relief
iconoclaste et charnella solitude se teinte de promesse
le roc dessine la vulnérabilité
presque organique
d’une peau lapidaire
qui murmure
déjà
l’ocre oblongue du désiréchancrure de lumière
traversé (e)face au mystère presque cryptique de la rencontre
ne pas fuir ; et
dans l’intangible des corps
chercher la soif et l’accalmiecet étonnement,
l’énigme toujours réinventée
où la transcendance se fait chairdiffraction polychrome, éphémère et ténue
l’altérité se laisse imaginer
à l’harmonie d’un fragment
suspendutout l’espace d’un éclat
au jour
écrasant de chaleurou quelque
temps
à venir
oui,
l’étreinteliberté
Monique LUCCHINI
notre premier lieu de rencontre fut celui de l’absence
l’amertume de l’abandonle dénuement absolu
sans odeur
sans voix
sans corpsrien de toi
rien de moile vide
mains étrangères
mains de passagesloin de toi
premiers pas
premiers mots
mots
dits à d’autres
regardsfoyers de substitution
ici la vie écrit sa route
l’enfance n’est plusfemme sans mémoire
je suisje suis celle qui chemine
aux côtés de la mort
celle
qui n’a pas de nom
celle qui te chercheet puis une empreinte
un signe
une traceton histoire me rattrape
un visage se dessine
et j’entends ta voixde toi reconnue
je saisje sais
les mots que tu ne diras pas
la douleur
qui t’habiteje sais les mensonges
les silences
les cris étouffésje sais que nos vies
ne feront jamais que se croiserune éternité
mais à cet instant je n’ai plus peur d’aimer
dans la lumière du jour
je marche vers toi
Gabrielle ALTHEN, « Terre »
C’est un sanglot qui roule au pied d’un jour ensoleillé. Il en dévale la pente jusqu’au village trop bien connu du contrebas où l’on a eu le tort de plier la pureté en quatre pour ne pas avoir à s’émouvoir. Le vent a retroussé sans façon cette peine. Nous n’en avons pas beaucoup parlé parce que trop d’étages de fuites et de vocations, de vanités et de contraintes, se rejoignaient dans les mêmes plis du temps, parmi lesquels il fallait à l’aveugle trouver son bien, tout en sachant que les risques de se tromper était incalculables. On s’y étonne encore que la fierté du château semble durable.
Le ciel et le moment font cercle autour de lui, mais l’on voit là-bas d’autres sanglots bleuir au bout des terres et l’on n’ose demander qui ment, ni la raison de semblable douleur.
Hélène SANGUINETTI, joug joui, grès blanc, émail, 10 x 12, 1,4 kg, photos © F. Deladerrière
Florence SAINT-ROCH, Forces contraires, prologue
et puis t’es qui
toi
d’abordd’entrée de jeu
l’annonce bouscule
des deux visages
lequel l’emporte
vient devantjoug joui
c’est pas un nom
un présage plutôt
le mauvais tour
l’entourloupe suprême
fell your freedom
lit-on partout
n’empêche
(les témoins sont pléthore)
de l’essor à la contention
le chemin n’est pas si longlongtemps on tourne
autour du pot
comment démêler
sens dessus dessous
tangage indécision
sans cesse on balance
entre revers et bon droitalors c’est toi qui m’appelles
joie et terreur adossées
si fluctuant le départ
entre ce qu’on veut
et ce qu’on ne veut pasdans la même galère
toute chose et son contraire
en vrais petits hamlet
infatigables on délibère
pour quelle alternative enfin
leurres griseries
vagues intuitions
Marc BERGÈRE, Lavis-Encres
Monique LEROUX SERRES, « Cérulescence »
Ton absence
fêle mon azur
au zénith
fissure ma mer
en nadirIci, toi mon autre,
plus vaste que l’abîme
plus loin que le vent
tu m’agrandiraisJ’attends
l’oiseau et son aile
le navire et sa voile
ou l’étoile et son sillage
qui colligera nos soleilsBénis soient la faille
qui fait de nous des îles
et les nuages qui passent
Jacqueline PERSINI, « Libellule »
Je suis libellule qui fabule
libellule accordée
au souffle du vent
celui qui caresse
les joncs, les étangs
enserre mes chagrins
dans un bleu sans fin.Entre mes ailes de demoiselle
une clarté blanche
se faufile à midi
clarté bénie !
Le monde est gai.
Je le saisis
avec mes fils.Je suis libellule qui jamais ne recule
échappe à toute prise
je suis libre et je vibre.
Dans mon vol immobile
j’écris des mots légers
des notes de musique
qui font comme des bulles.Je suis libellule sans aucune habitude
lorsque j’étends mes ailes
je deviens livre ouvert
aux messages d’amour
mes petits cris dans l’air
doués d’un fort bagout
décousent un peu la mort.Je suis libellule qui renouvelle
sa vie essentielle
où s’emmêlent des ailes.
Au crépuscule, j’appelle
une autre libellule...
À moi cette demoiselle
que promène le ciel !
Danièle FAUGERAS, photographie
(Masaki IWANA, solo de danse post-butō, Villeneuve-lez-Avignon, 1983)
Danièle FAUGERAS, « sidération »(d’après les notes prises au retour du spectacle de Masaki IWANA, solo de danse post-butō, Villeneuve-lez-Avignon, 1983)
Notes
Masaki Iwana a été l’un des danseurs de butō les plus appréciés au Japon et sur la scène internationale. Depuis 1975, année où il a débuté sa carrière de danseur, il s’est produit dans plus de cent-cinquante performances. Il a fondé sa propre danse : le Butō blanc. Dépouillée de tout vocabulaire formel et gestuel, sa danse aborde une expression plus radicale : debout, complètement nu et parfaitement immobile, le « danseur dansé par le butō » éprouve la transformation de l’état de son corps dans ses mouvements les plus infimes en réponse à son environnement immédiat.Sidération (CNRTL)
A. – ASTROL. Influence subite exercée par un astre sur le comportement d’une personne, sur sa vie, sur sa santé. (Dict. xixeet xxes.).
B. – MÉD. « Suspension brusque des fonctions vitales (respiration et circulation) par électrocution, action de la foudre, embolie, hémorragie cérébrale, etc. » (Man.-Man. Méd. 1980).
C. – AGRIC. « Fumure par enfouissement dans le sol de fourrages verts, en particulier de légumineuses, appelées plantes sidérales, car elles ont la propriété de prélever, grâce au soleil, l’azote de l’air, et de le fixer sur leurs racines » (Fén. 1970).
Tout le corps est
blanchilisse(comme on dit
d’un soupçonou
de la responsabilité
d’un acte
prohibé ?éblouissant
l’œilletà rebours d’origine
: une nuditédernière
fondamental projetterenvoyée
à
jamaisvers les balcons sans console
du cielcorps
en luttede
puissanceintrinsèque
deux rayons contondants: tout contenant.
deux têtes chercheuses qui pointent mais
comme aveuglémentil exsude des ferveurs qui n’ont rien
d’ineffablepuis involuent fébriles derrière
un horizon monteuxcar il sait
: rien
au-delà.tandis qu’une main
là-bascorps
en buttequi chute et se meurtrit
de spasmes
et de retournements
obscurssimule
de s’appuyersans se
démettrepourtant
(jamais ne s’en remet
à quiconque et pour quoi
que ce soitcar déjà l’œilaffirmant
: tout est là.à peinece jardin des supplices
à l’évidence recèle une jouissance
allègreréintégré son hiératique sommet
s’engagemouvements
de corpsterrestres
indubitablement
(pivot
l’orteil(tenacement chancelants
usant de temps
liéau même instant
contourneparcourable
s’est élancé déjàinfiniment parcourants...
arpente
immobilementdes mouvements
magmatiques irradiantsfrôleurs d’arrêt
(de
mort ?mouvements qui jamais
ne se figenten une forme
arrêtée
: des passages
effectuantsl’issue est là
donnée
à voirà jouir
(offerte à partager...
Caroline FRANÇOIS-RUBINO, aquarelle
Michèle FINCK, « Alchimie intérieure »Rencontre pendant la pandémie
De la peintre Caroline François-Rubino :
Accord retrouvé avec le monde par la grâce
D’une aquarelle qui est leçon de vie.
Alchimie intérieure ouverte à tous.Diluer la vie dans un peu d’eau claire
Comme pour une aquarelle. Comme si la vie
Allait se fluidifier, s’alléger,
Etre plus transparente, devenir
Enfin soluble. Mais aussi s’accroître,
S’intensifier, rayonner. Virer au bleu
Intérieur. Le bleu bruit.
Il a des ailes translucides.
Il respire. L’écho du paysage
Tremble sur le papier. Mais ne pas
Laisser les godets durcir. Sinon
La vie va s’épaissir à nouveau.
Former une croûte de mort. Des grumeaux.
Caillots de nuit âcre dans la gorge.Vie avec rehauts d’aquarelle :
Miracle partageable. Quand ?
Jean-Marc DUBLE, Image peinte
Christian DEGOUTTE, « Jardins publics », extraits
La première chose qu’elle demande, partout où l’on arrive en touristes, c’est les parcs, les jardins publics. Après tant d’heures de voiture, (pourtant on en a vu en passant de la verdure : voir en passant, c’est rien voir (elle parle) : pour voir en vrai, faut s’arrêter un vrai moment), elle veut des canards, des moineaux, des cascades ; visiter des arbres ; feuilleter le livre de l’air pris dans les branches ; entendre (herbe molle, sable ou gravier, terre mouillée, feuilles craquantes) la musique des sols ; et surtout récolter les graines des fleurs fanées : de tout petits sachets sont toujours prêts pour ça dans nos poches ; sur mon carnet seront notés le mois, le jour, le lieu, le nom de la plante si on le trouve – et
*
pour s’aérer la tête aux roses
elle préfère les doucettes
l’œil étonné des primevères
dans l’herbe râpée près des grilles
entre les racines des frênes
– tout était là avant les grilles –
les paysages caressés
à belles enjambées – les graines
de la mouvante immensité –
et nous par le moindre brin d’herbe*
dans les jardins l’œil cueille mieux
la conversation des couleurs
des corps entre ciel et verdure –
d’un geste à l’autre de la danse
se fait en tous sans qu’on y pense –
les mains attrapent des fruits d’airqu’il passe fugace d’une grâce
amusée ou sac de douleurs
chaque corps montre un peu de moi –
elle joue la lenteur des roses
le merle affairé sous les buis –
feuille par feuille la colonne
de bruissements d’un peuplier
– le monde est fluide autour des jambes
je suis le Rimbaud d’un instant –*
vert confort drapeaux de tulipes
lourdes jambes pendues dans l’herbe
elles sont quatre venues pas
travailler – dépenser leur corps
pour rien – une aura de fatigue
qui résiste au soleil les voile –
au doux plaisir de ne rien dire
elles ajoutent leurs paupières
closes de rêveuses rêvées –
les tamaris sont la pluie rose
d’un feu d’artifice – des allées
conduisent à la liberté –
du monde y passe – lui il sait
quand obéir au devoir d’être –
avant de rentrer dans les ombres
rapides de la rue – à quatre
et sans un mot – elles détournent
deux minutes d’éternité –
Cécile A. HOLDBAN, dessin
Cécile A. HOLDBAN
Un bouquet d’arbres se reflète dans les eaux hivernales, le fleuve aurait-il des racines ? Les arbres nus, bonzes en rangs désordonnés, agitent leurs longues mains maigres, leur salut est rendu par le miroir givré, double bénédiction.
*
Dans la course le long des berges gelées, le clapotis des vagues contre les péniches va au rythme du battement du cœur, depuis le soulèvement de la cage thoracique jusqu’aux membres et aux tempes, tout devient à la fois plus vaste et plus aigu, et le sel sur mes lèvres à beau être celui de la sueur, il me rappelle le goût des horizons, des marées.
*
À présent, la nature fait vœu de pauvreté et de transparence.
*
L’orage tourne, un temps liquide pèse sur les épaules. L’histoire concentre ses guerres dans le ciel de métal. Le bleu travaille les lointains, mais ici—bas, on habite le centre d’un lieu sans bord, un désert d’eau à mordre, les bras d’acier noués. On est défait de lumière, défait de soi, défait de tout. On porte dans la paume la grenade sombre des eaux. C’est une langue du recommencement. On pousse les gris. On repousse les troncs. Tresses noires, ventre du vent. Armures. Puis l’épée d’une lueur tranche le ciel, l’espace fatigué de sa lutte s’écarte, et l’on peut enfin, sur une joue qu’arrose un rai de soleil, s’y reposer un peu.
(Extraits de l’ensemble inédit Le jour du héron)
Erick MENGUAL, photographie
François COUDRAY
à Erick
peau à peau avec ton regard
corps à corps avec le monde
chimie – alchimie
j’ai su – je sais
nos deux voix chanter ensemble
(silence)
(respiration)
ce qu’il faut de terre de ciel - de cendre aussi pour
dessiner les racines de cette nuit négatif ça
qui n’en finit pas de trembler
(si seulement)
Adeline CONTRERAS, sculpture
Sanda VOÏCA, « Témoin de la naissance perpétuelle de l’homme »
Pourquoi le choix de cette création ? On fait toujours des choix – pour vivre et survivre. Mais on est souvent choisis, aussi. Est-ce pour ça alors que je n’arrête pas de vivre cette création : prise dans une de ces enveloppes verticales, que dis-je : moi aussi une telle enveloppe, qui est là sans être là.
Identification et séparation nette à la fois. Être ne pas être quelqu’un d’autre. Les obsessions d’un autre rencontrent mes obsessions. Et moi : témoin de cette rencontre. Être ou ne pas être en dehors de soi ? Être ou pas celle que j’ai été, je le suis encore et je le serai toujours. Notamment : enveloppe pleine de mystère, d’inconnu avec une peau de toutes les matières, toutes les nuances
Flèches, boucles, piques et bouchons, bornes et doigts et écailles. Je suis à la fois poisson – vertical
dans un fleuve forcément debout. Je suis dans un tissu-fleuve. Oiseau arrêté dans son vol mais qui n’arrêtera jamais l’envol – le sien et des autres. Poche et ouverture, cul de sac et abysse dans un même corps. Obsessions contenues et surtout qui ouvrent / cassent/ blessent/ caressent les miennes tant qu’aux autres
Y entrez, s’il vous plaît. Je vous vois de dehors. Je me vois de dehors. Je me rencontre mais surtout dés-rencontre : coïncidence et éloignement (fuite) sans cesse. Ne pas s’abonner à soi-même ni à autrui. Se tangenter – se sécanter même (Bienvenue les barbarismes !) – plus ou moins loin des centres. Créer et évoluer dans ses secteurs circulaires. En vue – pour le témoignage des autres et aussi en secret. Garder son aire cachée tout en dévoilant son enveloppe infiniment riche.
Une cache l’autre, une dévoile l’autre. Rencontre du dehors et du dedans par le biais des témoins.
La vue et les mots qui témoignent de toute rencontre.
Je vois ce que je vois. Je fais ce que je vois. Je me fais vue et mot : eux aussi des enveloppes. Pour des lettres écrites ou à venir. A être lues en éternité. L’éphémère oblige. L’enveloppe-chrysalide (cocon) qui dure : l’homme est toujours à naître. Il n’y a, pour l’instant et depuis toujours, que le mot homme. La lettre doit rencontrer son corps. UN CORPS. Se mettre en quatre, en cinq et plus si dextérités pour être. Pour l’être. Qui ou quoi ? Le pendu perpétuel – l’homme. Le suspendu perpétuel – le mot. Mais à quelles lèvres ? Se mettre en croix et en A (lettre et son) pour les rencontrer :
AAAAAAAAAAAAAAAAAA….
Véronique LANYCIA, photographie
Jacques MOULIN
D’abord une hésitation
bec rentré
à peine
une patte relevée
hésitation plutôt que locomotionLe sol est-il bien son lieu
l’air peut-être
qu’il faut tacher d’ombresL’impression est croassante
un couac dans un pas de danseDensité des noirs
effet d’engluement
dehors dedansL’hésitation risque d’être longue
Frédérique GERMANAUD, « Un silence noir »
Le silence est ma langue maternelle
Tais-toi
Rien à dire
Tout est grave
Le présent chute
Dans l’inconnuTais-toi
Sous le pont
Le fracas des tôles
Lancées à pleine vitesse
Un chat est mortPar quels renoncements
- On aurait voulu savoir
Deux jambes deux pattes
Je manque le but
Vacillant
Questionnant
- Au lieu d’avancerQui aurait pu m’aimer ?
Ne serait-ce que celaTais-toi
Ton corps prend toute la lumière
Que me reste-t-il ?Apprendre à grandir
À aimerMais tout ce noir
Mère-oiseau
N’aurait-il pas fallu commencer par
Plumer la bête
À nu
Et de la chair
Sur la langue
Faire langueJe me retourne
Je lève les yeux
Au ciel
Je me retourne
Recommence
Me dépouilleEspérant un jour toucher
Pauvres mainsTais-toi
À minuit la chaleur
Du cœur de juillet
Le hurlement d’un moteur
Fait douter des oiseauxPlus de mots pour l’été
Un bruit de verre brisé
Et l’obscur nécessaireOn ne ment bien que dans sa langue maternelle
Odile FIX, « rien n’inscrit »
on se souvient d’une
nuée d’oiseauxsombre nuage
perforé de crishoule de corps
noirs
ancienschairs dégluties
ceux qui
frappaient les becs
sous des orages en armes…
celui qui s’écorcha
à l’épine d’un vent glacédansa sa chute son
vol inversepuis
on ne le vit plus
un sol
tendait ses bras
hissant un
berceau obscur comme
navire
terreux
voguant encore
sereinement le ciel
versait :bruine larme d’encre
Un
Oiseau
de charbon froid
on ne sait pas
ce qu’il advint de luimais…
jusqu’à voir
un presque posé oiseau
ses pattes incertaines
sur brume sale
un peu de neige
gelant les onglesle silence
d’attendre riensa bouche en bec
sa lancel’usure
on prend le vent
par un rameau absent
qu’on tient
sous l’immobile
pour écrire
là est
l’enfant de l’œufvirgule
que rien n’inscrit
entre deux pagescaressées invisiblement par
des doigts de souffleses plumes lustrées
un maigre geste d’envol
saigne
sous sa langue
l’espace d’un mur une
peau érodéeoù lire
ce qui n’a
d’écriture :poussière d’ombre ou
sillages d’ailes
ce seul qui
d’un pied sur l’autre
transvase le tempslaisse échapper la cendre sa
plus fine mortne le laissera pas
à terre
ce qui
de craie dessine
une pose d’oiseau sagel’humide de la rosée l’efface
âpre salpêtre qui craquelle
un peu de sel gris
s’éparpille
Maud THIRIA, « Infini bancal »
l’oiseau a traversé
le mur
y laissant des plumes
vois son empreinte de pattes et d’ailes
déformées
défigurées dans la matière
- son rugueux arrachant le souvenir -
noir vivant
il a repeint le monde du mur
d’une trace première
de nulle part venu
pour nulle part aller
fossile instantané
de l’œil à la main
incarné- retenu libre -
de la patte au mur
s’agrippant
bec clos au silence
entre deux blanches
deux croches
de ce qui fut son chant
il invite
figé dans son attente
à inscrire
points taches signes
bribes de mots
échappés
bribes de membres
suspendus à une langue- retenue libre -
sur le blanc jamais vierge de la page
sur nos murs jamais blancs de mémoire
dans l’effacement des jours
l’effacement des visages
l’oiseau a traversé le mur
du son que le silence étouffe
vois son empreinte
d’envol perdu
pour l’infini bancal
LAODINA, peinture sur toile, « Le 3e œil » (septembre 2021)
Lydia PADELLEC
Une question de regard, d’œil qui vous fixe
Le troisième œil
Bleu vert océan
Sur le front, hypnotique
Qui voit tout, en soi
Œil de l’âme – signe de l’infini
Lucidité et… sagesse ?
De la femme nue
Vierge indienne
De toi à moi
Une question.
Odile MAURICE-DESBAT, « La robe bleue »
Françoise DELORME, « À propos du bonheur »
Robe de rides noires, de rimes bleues, un sourire s’élargit de rire et s’étrangle, la main sur la taille, une valse tellement tendre, le cœur s’éprend comme il se serre à la nouvelle qu’il va mourir sans vous. Le papier se plisse jusqu’aux lésions lointaines, fêlures lentes, dessins criés crissant comme le pinceau sait tracer : il sent que la solitude est inhumaine. Écorce consciente du vent (même léger), pelage que personne ne peut retourner, lumière broyée vivante dans la main, à peine couleurs posées : être humain, c’est une robe. Vous mourrez dans mes bras, ou moi enlacée dans les vôtres, ou sans rien d’autre sanglés sur un lit d’hôpital. Notre robe le danse. Pour de vrai, elle n’a pas d’ailes.
Isabelle LEVESQUE, photographie
Cécile GUIVARCH
Aussi profond soit le rouge d’une fleur dans la brume - vivement coquelicot - Or se balançant au vent - en soi
Coquelicot isolé (...) Coquelicots à foison - dans ciel - Simplement - être en vie - Corps étreint de lumière et d’océan - L’étreinte des fleurs avec les fleurs
Coquelicots (...) L’un surgit - Seul tenant à presque rien - un peu de terre au creux d’un trottoir - un talus - D’un coup presqu’un champ (...) Constellation (...) Reliés — par le chemin - le vent —
Quelqu’un se tient derrière moi (...) Je sens que je remue contre le ciel - ma voix proche d’un cri - Je pense à sa bouche - un coquelicot au milieu d’un champ - Je sur le bord d’une falaise - jupe à fleurs & boutons d’or
Coquelicots - ce qu’ils contiennent et nous révèlent - une fleur telle une robe parfois se soulève - laisse apparaître une fleur
La couleur - vive dans un champ sur un muret sur le bord d’une falaise (...) sur mes joues - les mots venus dans l’élan d’un texte - dans l’élan la langue
Nous partageons la même lumière - le même souffle - la peau les pétales de coquelicot - Nous en vie dans le même ciel
Soleil tourné vers le soleil - Nous avons semé des graines des cosmos des callas et d’autres fleurs - Floraisons venues par les oiseaux par le vent par les marées - Fleurissent fleurissons Coquelicots -
Isabelle LEVESQUE, « Coquelicots comment »
– pourquoi reconnaître la fleur sauvage
et la question dressée qui trembletoi reconnaissant parmi le champ la bouche de l’un
pour embrasser la question (foison de pourquoi)sur la robe les plus fragiles n’osent pas
le vent les tient serrés les pétales
comme une poignée terre retournée
sous le ciel identiqueje/tu tournant autour d’un seul mélancolique
tenant le fil de la question
au-dessus d’une étoile inventée pauvre chosela corolle empêche de s’abandonner
au baiser fou du rouge du sang qui colore la terreproche du cri premier terrible (né)
dans ce champ perdu l’aube coquelicot
Julie de WAROQUIER, « Rêves oubliés », photographie
Orianne PAPIN, « Au dessus du niveau de la mer »
Cette histoire-là, je ne peux l’écrire que du bout des doigts.
J’ai mis longtemps à oser nous enrouler dans le papier.
Nous tracer, nous figer, nous trahir par endroits.
C’est difficile de mettre des mots sur ce qu’il y a de plus beau.Cette histoire-là, elle commence comme tant d’autres.
Un endroit où je ne devais pas.
Un jour où on n’allait sans doute pas.
Une heure qui en retenait une autre, une autre qui ne voulait pas.
Un espace-temps minuscule.
Si petit qu’on allait à peine pouvoir y respirer à deux.Le décor est banal parce qu’il ne devait y avoir que nous.
Nous. Et la platitude des rayons d’un supermarché tout autour.
C’est bien là que j’ai couru, comme si ma vie en dépendait, chercher quelques bouteilles de soda oubliées alors que la caissière faisait déjà frénétiquement défiler les articles.
C’est bien là que tu étais.
Dans ces fonds de supermarché où on cache les bouteilles de soda.Il y a eu ton regard. Désarmé, désarmant, incroyablement vrai.
D’où viens-tu ? Qui es-tu ? Comment es-tu possible ?
On est restés immobiles.
On a juste cessé de respirer.Ça a duré une demi-seconde. Parce que je me suis souvenue qu’il fallait que je prenne ces fichues bouteilles et que je les ramène à la caisse où mon amie m’attendait.
Alors j’ai fait comme si je n’avais rien senti.
Comme ce jour où, gamine, je me suis relevée d’une chute de balançoire.
Avec ma dignité et les genoux en sang.
Et puis on a rempli les sacs. Et puis on a sorti la carte bleue. Et puis il y avait tout plein de gens derrière nous. Et puis la vie voulait continuer. Alors il a fallu faire rouler le caddie.
Parce qu’il n’y a que dans les films qu’il suffit d’un regard pour chavirer le monde.C’est dans la voiture que tout a explosé.
Pas tout. Juste moi.
J’ai dit à mon amie que je voulais te connaître,
qu’à partir de maintenant je ne voulais plus rien d’autre,
qu’il y en a plus que marre de tout ce temps perdu
ces rendez-vous ratés et puis ces jours de pluie
tous ces mots qui maigrissent parce qu’on oublie de vivre
tous ces bateaux qui fanent et toutes ces fleurs qui coulent
et puis non cette soirée j’en ai plus rien à foutre.Alors, parce que j’ai une amie géniale, les pneus de sa voiture ont ravalé le bitume comme on remonte le temps.
On a fait le tour du quartier comme des folles en cavale, grillé un ou deux feux, on est revenues sur le parking et dans notre enthousiasme on a même failli t’écraser.
J’ai ouvert la portière et j’ai couru jusqu’à toi.
C’était un peu absurde. Absurde de nécessité.
Je t’ai invité à notre soirée et je volais si loin du niveau de la mer qu’il s’en est fallu de peu pour que j’oublie de te donner l’adresse.
Quelques mots
et l’audace de toute une vie rendue.Pour fêter ça, j’ai commencé la soirée en buvant un peu de champagne.
Tu as mis beaucoup de temps à arriver. Et j’ai bu beaucoup de champagne.
La suite de l’histoire aura le flou des bulles.
Trop de choses à se dire et l’urgence de se vivre.
Mes pieds nus qui dansaient au milieu des éclats de verre.
Sur la pointe, toujours, pour ne jamais faire terre des bonheurs fragiles.
Des graviers tremblants doux comme des étoiles.
Des corps qui roulent au ralenti sur des déserts obscurs.
Peut-être même le bruit des vagues
et les cris de deux mouettes un peu ivres.Je crois que c’est cette nuit-là que j’ai perdu l’usage du frein à main et que j’ai pris ta bouche en plein cœur.
On finira comme on veut une histoire sur papier.
Peut-être là, juste là, à cet endroit minuscule où rien ne pourra jamais être plus beau.
Il n’y aura pas de rature.
Les mots s’arrêteront avant d’avoir vidé toutes les envies de peau.
Au réveil, on ne saura plus.
Si ce jour où on n’allait sans doute pas.
Si cette heure, si une autre, si on a été là.
Sur les lèvres, un souvenir de presque rien.
Juste le sucre éphémère d’une trace de grenadine.
Marilyne BERTONCINI, photographie
Carole MESROBIANta lutte avec le vent
se resserreeux font ceux qui ignorent
l’épée inaltérable du cœurils creusent une vie
passent dedans
le battement de l’existence
font la foule les rangs
font le nombre
s’additionnent
sans toi
sans même rien
d’autre de toi
tu connais la détrempe des nuits
abandonnées aux forces du hasard
que lave l’aube semblable
à un bouquet inaltérable d’aubes
dont ta main se saisit
comme un nouveau-né l’air
Marie ALLOY, gravure
Jean-Christophe RIBEYRE, « Avec l’effacé »Ce qu’un visage sait, ne sait pas
sous la cendre,
ce qu’il a vu et ne voit plus,
ce que ses lèvres tremblaient de dire,
l’entendrons-nous encore ?
Est-ce absence, déchirure,
essoufflement ?
Qui lui tendra la main, les mots ?
On aimerait qu’il garde un peu de sa présence
et de la nôtre
avant de s’effacer, de se mêler
à l’inaudible,
aux nuées lointaines.
On ne sait pas où commence,
s’arrête la rencontre,
si c’en est une,
si c’est une frontière que l’on passe,
une étreinte,
on ne sait pas qui approche,
tente d’approcher,
frôle la page
et nous parle bas, si bas
que c’est à travers le temps
peut-être
que les paroles viennent, lentement,
et retombent en leur nuit.
Jean-Christophe SCHMITT
Anne-Lise BLANCHARDNue
simplicité des partages
le silence
du quotidien s’attable
que le peintre approche avec
précaution*
Ici ce poids de silence
que l’on devine sur
les blancsd’une présence ou du rien
un maintenant immobileassourdit
toutes les promesses
toutes les détresses
Pierre SOULAGES, Peinture. Polyptique G, 1986.
Huile sur toile, 324 x 362 cm. Paris, Musée d’Art Moderne de la ville
Photographie personnelle (fragment) prise lors de l’exposition Soleils noirs au Louvre Lens. 14 juin 2020.
Sabine ZUBEREK, « Rencontrer Soulages »Premier contact
bute contre
outrenoir
œil déchiré
la connaissance me perd
à la porte du monde
toute lumière bue
palpite radicale
comme avant le déluge
et l’impassible sphinx
fracasse
aimante
beauté ruisselle
ancre le regard
où tremble l’onde
syncopes ruptures
pure expansion
Aurore
dont la clé demeure
dans sa simple répétitioncomment s’y mesurer
n’est plus la question
je tête lèvres
derrière moi rien
tout devant
le courant prend
que rien n’arrête
écran d’un grand secret
me regarde
alphabet qu’on voudrait
sur le bout des doigts
je ne m’y dilue pas
je défie
je traverse la pluie
extension de la fréquence
écorce vibre
je respire au puits
à la source
qui m’élucide
j’accueille
le blanc dans le noir
la profondeur et la surface
je chante
la tonale et la muette
sous l’aile des corbeaux
la couleur du silenceappelée
au gouffre de matière
dans la vacance
dessillée
j’ai troué l’insensé
dompté
la tempête sur la mer
aimé les hachures
d’un météore
j’ai recommencé les jours
j’ai lu
la langue de l’autre
j’ai vu
le premier jour
de la création
Germain ROESZ, « Tremblé de la couleur », recto, acrylique et pastel sur toile libre, 398x287, 2020
Claudine BOHIDevant le mur le bleu surgit roule tous ses buissons attaque le sommeil quelque chose quelqu’un cet étrange récit qui fait les êtres un par un déclinés décimés ensemble et le talon du rêve le bruit que fait la langue dans la parole la bouche de personne qui toujours nous menace tu plonges tes deux lèvres dans la couleur tu embrasses le mot qui fuit qui éclate liquide tes doigts tu as tes doigts dans la chair de peindre tu la rattrapes seule tu musiques le blanc le rouge vient qui te hanche qui te déshabille de la peur tu t’allonges des bras le corps suit oui tout le corps et tout au bout des doigts ce qui s’habite alors c’est juste avant dans l’auparavant de la toile dans le désastre incessant rongé taraudé de ces cris dans nos paupières non ça ne suffit pas les yeux il faut ouvrir le ventre de paroles et l’espace qui se démultiplie avant l’espace du dehors celui où l’on n’existe pas oui il faut aller vers le dedans alors tu jettes tes couleurs une à une éclatée éclatant dans la seule force du non ce refus de l’étroit ô cette frayeur où tu descends encore dans de la vie pas finie ouverte sur quelle source quelle lave d’éclairs où tu souris c’est sûr où tu souris encore.
Christine DELBECQ, « Feuillet d’herbe »
Yves-Jacques BOUINPoésie rase poésie longue, qu’on a laissées pousser en touffes, écartant la terre meuble dans le jardin des pensées.
Mais n’est-ce pas d’herbes tremblantes dont il s’agit et non de poésie ? Et qui s’agitent, légères, sous le vent de quelques mots, choisis pour faire un poème, à peine lu et déjà promis à l’oubli.
Herbes froissées sous le sabot des mots. Herbes arrachées par l’outil, le sarcloir des idées.
Poésie rase, poésie longue, herbes adossées à l’air invisible du désir, et comme le désir, repoussent, repoussent éternellement, s’enracinent, et même, fissurent toutes les sortes de bétons à double tour, pour rejoindre la lumière, la cueillir à vers ouverts, tendres et douces.
Poésie rase, poésie longue, promises à la dispersion par les vents de l’oubli et par les ratures d’une main qui, de la même foi, caresse.
Zaida ABELLA, photographie
Corinne LAGENEBRE, « Le mur »Ne pas se toucher, ne pas trop parler.
Être ensemble simplement,
se rejoindre au cœur
de l’été naissant.Le mur de pierres chaudes
se lézarde,
sur les marches
l’enfance laisse sa mue.
Entre eux l’été s’étire,
insouciant.« Est-ce que tu sais que derrière ce mur
il y a des fous ? »
Est-ce que tu sais ?
De l’autre côté, le mur contient les cris.
La torpeur gagne des malades
anéantis
dans un après-midi chimique.Dans les yeux de la fille, soudain passe un nuage.
Yves ELLIEN, « De l’autre côté du mur »
Depuis l’autre côté du muroù résonnent des voix
Que je ne reconnais pasComment se fuir ?
Est-ce vous les enfants ?
Ce qui pourrait délivrer soumet semblez-vous me direVos yeux de pierre
Incendient ce qu’ils taisentEt je ne me vois plus marcher à côté de mes pas
Rêver sans contour
Changer d’ombre
Qui peut tenir tout entier en soi
Descendre plus bas que soi
Sans demander aux mots d’en dire plus
Comme un étranger invisible et perdu
Je vais sans savoir où je me trouve
La mémoire écrasée de silence
Dans ce qui reste de bouche
Madeleine VIGNE-PHILIP
Cécile OUMHANI, « Une vie plus tard »
À Madeleine Vigné-PhilipArbres comme lentes phrases
d’une mélodie qu’on souffle
aux ombres le soirjamais tue
jamais perduesles rumeurs d’ailes
au levant de ta mémoiretant de mots enfermés
les parfums précieux s’évaporent ils s’en vont
tout le monde le sait
garder l’étoffe serrée en soi
ne pas cesser d’être jamaiscouleurs posées puis restées
tant de mots enfermés
murmurés entre ciel et terre
la nuit ils peuplaient les fenêtres
de langues étrangesà mi-chemin de ton couchant
les astres glissaient en plein midiimages
déchiffrées une vie plus tard
arrachées à l’oubli des cascadesde quelles écailles épelais-tu les nuages en plein midi
et de quelles forêts rêvais-tu à la lisière de nos jourstrès haut
au-dessus de ces toits sans cesse rebâtistu étais
seule avec l’ampleur de l’océan
Summerhill House bref éclair à ton début
des continents égarés au fond de tes yeuxdes paroles
déchiffrées une vie plus tard
muette
l’alternance des soupirs et des pauses
sur le clavier de tes mainspeintes de bleu et de gris
et ces mots que je n’entendais pas
les jours passaient dans l’évidence
de ta silhouette pensiveje les aperçois une vie plus tard
éclats morcelés entre les arbres
ils brillent et coupent comme le verre
Sophie LANCTÔT, « Geste 3 » (Marie, soumissio), huile sur toile, 127 x 107 cm, 2018
Diane REGIMBALD, « Gestes »Tête enfouie dans la tourmente
du miasme des corps perdus
seules mes mains croisaient la peur
protégeaient les disparitions.
Je me cachais de l’histoire souveraine.
Je la rendais caduque. Rien ne pouvait
m’atteindre croyais-je et ta main s’avançait
prête à apprivoiser l’aura de ma soif.Tu ne pouvais entendre la souffrance que
mes bras caressaient. La tragédie biblique
nous laissait pour compte. Les épaisseurs
profondes de nos carapaces s’accumulaient.
Rien ne nous permettait de rayonner comme autre.Ta main ne pouvait arrêter la tempête
calmer le délire des intuitions
ignorer l’effacement orchestré
de nos corps de femmes.Je ne disparais pas. Un brouillard mauve
s’allonge à nos côtés que tu voudrais caresser.
Seul un vent contraire t’éblouira de toi-même.
Peut-être qu’à ce moment-là l’espace s’ouvrira à nous
qui n’avions jamais dit l’offrande possible de nos mains.
Jan VAN EYCK, L’Agneau mystique, détail.
Isabelle BAUDELET, « Rencontrer »
I Le chemin
Nous redescendions lentement le chemin qui nous avait menés aux ruines du château. La bruine s’estompait. Il semblait même au travers des arbres touffus que le ciel s’éclaircissait un peu. J’entendais autour de moi reprendre les conversations. Comme souvent dans les moments d’émotion intense, par pudeur, par facilité, on se raccroche aux préoccupations simples du quotidien. Dans ma poche je serrais une petite pierre blanche ramassée sur les lieux, un vieux réflexe d’enfant. J’étais encore au XVème siècle, au temps de la splendeur des ruines que nous venions d’escalader, lorsqu’elles étaient l’écrin merveilleux de la résidence de plaisance préférée de Philippe Le Bon. Je scrutais le chemin de terre envahi par les herbes et les silex, je cherchais les pas de Jan Van Eyck. Imaginer en ces lieux un corps de chair et d’os au visage connu pour briser le silence impitoyable des pierres. Être en 1431. L’année du procès de Jeanne d’Arc, il terminait le polyptyque de l’agneau mystique, et s’était rendu ici même, sur ces terres de Vieil Hesdin, pour peindre des fresques à la demande de Philippe Le Bon dans une chambre du château. J’imaginais son voyage depuis Bruges, son arrivée au château, qu’avait-il vu ? Qu’y avait-il dans les yeux de Jan Van Eyck cette année-là ?
II Le vallon
Le chemin bifurquait. Un détour, oui, prolonger un peu, ne pas rentrer tout de suite. L’autorisation exceptionnelle qui nous avait été donnée de parcourir ce terrain privé ne se renouvellerait pas de sitôt. J’avançais en éclaireuse. Les premiers rayons du soleil perçaient le gris du ciel et le vert des feuillages se faisait alors très intense. Brusquement un tout autre paysage s’offrit à nous, nous étions arrivés dans un petit vallon, les arbres et les buissons semblaient s’être écartés pour nous laisser passer, les pentes gazonnées étaient douces, l’herbe plus tendre, parsemée de pâquerettes et de violettes. Je restais figée avec cette impression étrange de revenir dans un endroit familier depuis des années. Les rayons du soleil s’accentuaient et venaient me réchauffer le visage. Mais je restais immobile, stupéfaite. L’évidence était là sous mes yeux, j’étais entrée dans LE tableau, mais d’une façon surprenante. C’était comme si j’avais emprunté la porte du fond et, laissant derrière moi le décor ciselé des villes, j’approchais la Belle Assemblée. Devant moi en contrebas, j’apercevais l’Agneau et les ailes des anges, rouges et bleus flamboyants teintées d’arc en ciel. Je me retournai, j’étais seule, personne ne m’avait suivie.
III La rencontre
La stupeur et le saisissement qui s’emparaient brutalement de moi firent tomber les murs du Temps. Je me revoyais à Gand, le jour de La rencontre, au début des années quatre-vingts. J’avais suivi sans conviction classe et professeur, c’était la dernière visite de la journée, était-ce vraiment nécessaire ? Il fallait voir une œuvre, un tableau, encore un, fatiguée, je n’en avais pas retenu le nom. À cette époque le chef d’œuvre n’était pas encore enfermé dans l’ancien baptistère de la cathédrale Saint Bavon, on pouvait l’approcher facilement. Peu réceptive aux explications du guide, je distinguais une œuvre monumentale au-dessus des têtes de mes camarades, j’avais attendu que notre groupe se dispersât pour y jeter distraitement un regard. Mais parfois les pas toujours pressés s’arrêtent net. En quelques secondes, littéralement ravie par le panneau central du polyptyque, je ne voyais plus autour de moi que des arbres et des collines douces, je cueillais les fleurs par brassée, caressais les buissons de roses. J’allais de livres en tissus, admirais les broderies et les bijoux, les tours de conte de fée semblaient attendre ma visite, mais d’abord je voulais approcher ce regard étrange et beau fixé sur moi, celui de l’Agneau qui nous rassemblait tous. Au loin, très loin, la voix forte et impatiente de notre professeur se fit entendre, le chauffeur du bus s’impatientait, et je manquais à l’appel. La fontaine, son eau limpide et si fraiche me tendait les bras, je m’agenouillais quelques secondes pour m’y rafraichir dans le délice scintillant des pierreries qui se mêlait aux gouttes d’eau. Il fallait partir, je n’avais encore rien vu, je reviendrai, c’était promis.
Dans le bus, indifférente au joyeux brouhaha, je tentais de m’isoler, glissant machinalement les mains dans mes poches, j’en retirai un objet inattendu : une pierre précieuse d’un beau vert translucide, une pierre de la fontaine de L’Agneau Mystique de Jan Van Eyck.
Haleh ZAHEDI, « Mise en plis » n°III, fusain sur Arches, 35x50 cm.
Germain ROESZ, « Elytres aux doigts d’un noir transparent »
Une main flotte
Poulpe naissant dans l’asile de l’eau
Une main à six doigts s’épluche
et tremble dans ta paume
Une main te tient le visage
où L’écume frémit dans la cinglante brûlure
Un fusain trempé
dans une chute incommensurable
serre les rapaces de l’air
Davantage de brindilles collent à ta peau
la cherchent
qui lui témoignent une aurore dans la bienvenue de la rencontre
Une main comme des ailes qui pavoisent ton regard
aimante une oraison funèbreLes ailes en suspens dans la calcination
prêtes à l’envol
malgré la terreur malgré la brisure malgré la tempête
Une écume de braise flotte à la rencontre du regard
Une lame cingle dans le corps de l’étrange
Geheimlich
Un dessin creuse l’aporie des jours
tenaille le nœud puis t’arrache à l’oubliDans le cœur cela fait une joie
qui se dissimule dans le noir du monde
Une main respire
et tu la touches
lentement
et tu la caresses
doucement
et tu plonges avec elle
dans les segments de l’infinie parole
Pierrette BLOCH, dessin (collection particulière)
Raphaël MONTICELLI, « Vol inverse »
Pour Pierrette BlochOiseau tranquille au vol inverse oiseau
qui nidifie en l’airAttaquer le vide le
grignoter pousser la vie lancer
la vieexcroissance
là où il n’y avait rienlà où
il aurait pu ne jamais rien exister
et de ma main serrant les fibres
et de mes doigts les nouant
creuset
où se construit la lenteur
la chimie du temps de la lumière de l’espace et des mots
Ariane en tes détours construis le labyrinthe¬ce que tu pièges c’est la mort
végétation animale
et ses pauses moussues s’élancent
oublieuses des creux et des sources
nuageuses
respiration ténue et tenace
postée au seuil du silencela main
tenant la plume sur les chemins de la feuille
tenant les fibresliant le vide
il n’est d’autre canevas que l’infini à combler
d’autre métier que la main
attentive
postée au seuil du vide
filant l’espace à l’opposé des pouces
Emmanuelle BOLLACK, photographie de carnets
Etienne FAURE, « Carnets d’été »
Rencontre avec les carnets d’Emmanuelle BollackCroiser au retour d’été les carnets de peintures
d’Emmanuelle Bollack, voilà la rencontre,
le mi-chemin parcouru vers ces papiers reliés.
Ouverts, les carnets délivrent
des fenêtres d’azurs divers
qui répliquent ou s’inversent,
de fines séries en plusieurs pages
- verso, belle page puis verso qui répond-,
une espèce de journal sans le dire
avec ses brous, ses aquarelles selon l’humeur
brune ou finement tamisée des jours.
On devine
le temps fou
passé à ces tenaces
miniatures
qui logent dans ces carnets
devenus l’atelier
portatif, attentif
au moindre repentir de la main.
Septembre, autre carnet, arrive,
mieux que devoirs de fin d’été,
les heures se font vis-à-vis, il suffit
de tourner la page
et le collage à l’œil nu est rapide
du fugace tableau encore visible
qui côtoie le nouveau venu, ces feuilles
non pas figées de face à la verticale
dans le champ linéaire des yeux
mais mobiles, en biais, très obliques, sur la tranche
puis effacées, rebelles à être exposées
en un même clin d’œil au mur, uniquement
par empreintes successives de la rétine
laissant en mémoire une impression d’incunables où rôdent
les très riches heures d’été d’Emmanuelle Bollack,
sans nulle enluminure, simple recueil
de retrouvailles avec une saison.
Car ces carnets ont les vertus conjuguées
du tableau et du livre
reliés en un seul geste. Bonjour !
Henri MICHAUX, Dessin mescalinien, 1955, éd. Skira, « Les sentiers de la création », p. 77
Cédric LAPLACE« L’espace a toussé sur moi »
Henri MichauxAu centre de la tempête
Il y a un lieu terrible
Un calme
TerribleLes machines s’arrêtent soudain
Ce lieu est le lieu même de mon double
Qu’il fautRâper
Mais l’emprise est trop forte la douleur
Est
Trop
Forte
Il faut il
Faut
Endurer
La joie l’extrême et ténébreuse
JoieSupplice sup-
Plice
Lame
De fond
Sur moi
Extrême
Extrême centre je
Prends jePrends
Le chemin
Vibratoire
Oscillatoire
Incillatoire autoroute
De la
Perception j’emprunte
SongeurLa voie qui va
Se rétrécissant se
Calmant
Calmant le calme
Atroce et extatiqueAgitation agitation je suis
En deux endroits à la foisLe poète antique a enfin
Trouvé
L’âme bienveillante qui me mène
Jusqu’au moi qui me hisse au niveau de ce que j’ai
Moi
De plus mien
De proprement moiMoi
Moi
Moi je prends
J’insiste
Je rencontre le peintre
M’assiste
M’accompagne
Vers la jonction
La croiséeLe calme
Mais non pas
Agité
Tempêtueux
De l’extaseMais le repos de la terre
Par terre
Mais le sol
Le sol en clef
De sol
Le laJe suis libre
J’ai la clef le bout –
Je m’ébats
Dans la prairie la fin de cette route
Fatigante
BrisanteLe lieu
A présent
Est où je suis
Jean IMHOFF, peinture, Lyon (2020)
Christine DURIF-BRUCKERT, « Neiges bleues »Tout en haut
des déserts de neige à couper le souffle
plus loin le calme
quelques ondes de sable.Le tableau rayonne de ses propres reflets
tient le secret
se dévoile, à peine, au risque de se perdre dans ce que nous ne voyons pas.
Il me met à l’écart
d’un seul trait, ouaté de neige.La lumière dans mes yeux
Vient-elle du soleil ?
Je sens l’herbe ensoleillée
une légère odeur de brûlé
venu d’un bas de ciel, rougi
bas dans le ciel
tu brilles
ruisselant brûlant
de fleurs et de pierres
le bitume blanchi
qui blanchit la lumière
dans le profond miroir des eaux du monde.le grand vent des passions
d’où vient-il ?
de ces horizons délabrées
où s’endorment les voix
et les plaisanteries rondes
heurtées au
tissu impénétrable des pierres.
Paysages raturésEt ce trait qui trace l’horizon
ligne imaginaire sans nom ?
ligne des éclairs, de l’étirement des étoiles
que me veut
ce vide
tout ce vide qui ne parle pas ?
serait-ce le silence
qui s’épaissit
devant mes pas ?
Un nuage de silence.Ne cherche pas les réponses du côté du désir
lui-même ne sait pas d’où il vient.Les mots m’ont pris en chemin.
Ici les choses
se tournent vers les mots
s’entrouvrent
prises par les signes
rencontre fugace, sublime.
Un texte s’écrit
prend les sanglots
les poussières collées aux lèvres
et ton œil qui sourit.
Quelques bruits roulent sur les eaux
puis rien.
Je n’y suis plus
seuls des lambeaux d’être
et les cendres dispersées
mémoires de syllabes et de mains.
quelques va-et-vient et des courants d’air.Ton dos retourné.
L’air frangé
la distance de l’attente.
L’attente.
La nuit
se réchauffe dans ton regard
depuis les gouffres du jour.
Les idées descendent dans le corps
grains de peau bleutée.Je te cherche quelque part dans le monde.
Les Neiges sont bleues
neiges d’automne
teinte bleue éblouie
vague muette du vent
étoffe sensible
amour du ciel
et
moment du surgissement
lorsque mon regard croise le monde, le frôle et le perd.
Les rêves montent
dans la saveur de souffles obliques.
Une présence
m’éprouve
me convainc
et me prive
s’attarde.
La mort désorientée
s’est perdue au bout de l’histoire
elle a mis dehors son cœur endurantLes ombres d’éclats
de quelques tâches
accrochent la clarté blanche des commencements
et les formes élémentaires de la lumière.
Un moment hors du temps
qui charrie le temps
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