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Dix questions (plus une) de Sabine Dewulf à Isabelle Lévesque

dimanche 8 avril 2018, par Cécile Guivarch

Isabelle Lévesque, j’ai lu que le recueil Ossature du silence faisait référence à un château qui serait, pour vous, le lieu-source de votre écriture. Je dois dire que cela m’a bien plu. Pouvez-vous m’en dire plus sur votre lien à ce château dans l’écriture ?

C’est toujours ici, aux Andelys, le chemin de l’enfance et autre chose que je lis dans le Château Gaillard médiéval, presque millénaire. Richard Cœur de Lion le fit construire au XIIe siècle. Philippe Auguste l’assiégea quelques années plus tard. Le siège dura plus de six mois. Beaucoup d’habitants y moururent de faim. Le château est encore en partie debout, il vacille, il fut démantelé, il résiste. On lit son architecture ancienne et pas tout à fait. Il représente la manière dont j’envisage le poème. Souvent un champ de ruines et au milieu quelque chose se débat qu’on peut sauver. Il faut l’arracher, peut-être, ou bien lui adjoindre des forces nouvelles qui le changeront. Ossature du silence est un remerciement crié à mon père qui en a fait les encres. Merci à lui d’avoir ouvert des pistes, elles n’étaient pas liées à la poésie nécessairement, plutôt à l’histoire, celle du château qu’il me racontait près du feu en me montrant ses cartes postales anciennes. L’histoire ne me passionnait pas, sa voix, sa passion oui. Il était comptable, il s’ennuyait, il voulait autre chose, il le traçait et je le suivais déjà. Le perdre ne me l’a pas arraché, je suis son fil d’encre, j’écris – et ma mère lit, elle sait que c’est pour eux d’abord, les premiers poèmes, une manière de porter la filiation et de poursuivre une quête (des retrouvailles). J’ai le goût de la durée lente de ce qui se bâtit et s’altère, l’enfance, la mélancolie et puis l’écrire inscrit un mouvement inverse : surgissement, combat, le passé et le présent s’allient toujours en moi pour ouvrir des brèches. La syntaxe est une alliée de poids, elle est malléable, on peut la tordre ou rester sans voix. On peut tout en écrivant, de manière dérisoire et pourtant vivante.

Depuis quand écrivez-vous des poèmes ? Avez-vous déjà pratiqué d’autres formes d’écriture ?

Depuis quand… Un premier poème, je crois à dix ans, pour ma mère hospitalisée, « L’hirondelle », elle l’a toujours. Disons que j’ai toujours écrit et que vers 2008, je crois, c’est devenu régulier et moins épars. J’écris aussi des articles sur la poésie, en particulier pour la Nouvelle Quinzaine Littéraire.

Les poètes ont (trop) peu de lecteurs. Pourtant, tout semble vous porter vers la poésie. J’imagine en vous un mouvement vital et irrépressible vers cette écriture-là. Comment la poésie est-elle venue, vient-elle encore vous chercher ?

Écrire ne dépend pas des lecteurs pour moi- j’ai écrit avant de songer à être lue (je pensais d’ailleurs toujours avec tellement d’admiration à certains auteurs que la publication ne me semblait pas du tout une perspective raisonnable. J’écrivais souvent pour quelqu’un et je donnais ces textes comme on donne un peu de soi). Par nécessité déjà. Par volonté aussi d’intégrer ce que je percevais ou ressentais. Pour que quelque chose reste et signifie. J’ai besoin d’écrire, je ne peux pas m’en empêcher. Ne pas le faire serait étouffer.

Avez-vous des heures privilégiées pour écrire ? Quel(s) support(s) utilisez-vous ?

Aucune heure privilégiée, cela peut survenir à n’importe quel moment et je ne force jamais l’écriture (il en est autrement pour les articles qui ne sont pas écrits par nécessité mais par volonté de rendre compte, hommage le plus souvent). J’écris à l’ordinateur généralement mais j’ai toujours du papier sur moi et des carnets (de toutes sortes), j’aime les carnets, le papier. Je contacte les moulins à papier pour essayer leur production. J’aime manuscrire les poèmes, travailler avec les peintres ou proposer des photographies pour que les amis poètes écrivent à partir d’elles s’ils le veulent…

Pouvez-vous me décrire votre manière d’écrire un poème et – même si je l’imagine différent à chaque fois - le processus qui vous amène à l’achever ?

Cela part d’une émotion. D’un mot. Comme je suis contemplative à certaines heures (cela dépend des nuages, de l’air, de la lumière, de la saison), je peux être inactive longtemps. Je rentre, rien ne semble s’être passé sauf l’afflux de couleurs, de lignes (de signes). Mais souvent, après, quelque chose se passe. J’écris. Puis viendra le temps du travail sur le texte qui existe déjà mais n’a pas tout à fait sa forme, je travaille en plusieurs temps et reviens beaucoup sur les poèmes. Je coupe beaucoup.

Votre écriture est singulière : tendue, parfois abrupte, elle bouscule plus qu’une autre nos attentes de lecteur. Vous aimez, en particulier, cette dissymétrie qui élude un déterminant sur deux (« Source et l’orge », « Rêve et la gloire »…), la torsion ou même l’interruption pure et simple de la syntaxe : « Nous éprouvons matin, l’intime » ; « Noire, vie c’est. » ; « Si choix du jour. »… S’agit-il d’un combat contre le langage orthodoxe ou le décririez-vous autrement ?

Cela dépend des moments. Certains poèmes sont écrits sous tension, dans une urgence et une secousse dont seul le heurt des mots semble pouvoir rendre compte (c’est le cas de Nous le temps l’oubli par exemple). Les déterminants peuvent être absents : trop d’ancrage ou de morcellement, je prends certains dans une acception absolue et définitive (il en est de même pour les verbes, j’aime les infinitifs lorsque ce qui cogne est total et ne peut être envisagé dans la restriction des temps). Parfois au contraire la douceur me fait entrer dans une autre musique : la langue la suit (c’est le cas pour Voltige !). Mais toujours des moments rudes entrent dans écrire (comme dans vivre), je me débats souvent, je veux que « vivant » soit dans le poème, de manière peut-être singulière et hardie, comme un défi. Pour écrire il faut que quelque chose se déchire, soi, la langue et tout n’est pas abouti. Les phrases s’arrêtent donc, oui, c’est vrai, cela leur arrive comme beaucoup de choses débutent sans finir. Nous vivons avec nos émotions ; soulevés, emportés, arrêtés, je vis le rapport à la langue ainsi : elle ne peut être autrement que ce qu’elle est dans le poème car elle est ma substance. Mes poèmes sont une partie de moi, en adéquation avec ce que j’éprouve, sinon je ne les garde pas. En écrivant, je me révèle, l’ellipse est une cassure comme la vie, le poème peut aussi momentanément être un chant, une osmose, mais cela ne peut durer pour moi. Je passe par des phases très différentes et ce qui m’entoure (les êtres, les événements) m’influencent sans cesse : je suis perméable sans le vouloir, désirant surtout, d’ailleurs, l’être un peu moins.

Décelez-vous une évolution, dans votre approche de la syntaxe, au fil des recueils ? Si oui, laquelle ?

Evolution, je ne peux pas dire, des changements, oui, de tonalité en fonction de ce que j’éprouve. Je travaille actuellement sur des poèmes dans lesquels des passages narratifs émergent (une « histoire » pleine d’ellipses aussi). Nous le temps l’oubli pour moi, par exemple, est le livre le plus heurté du point de vue syntaxique et émotionnel. Ce livre est le reflet d’une période où tout à vif me poussait. C’est un point limite. En ce moment, les poèmes reviennent vers les falaises et la Seine, autrement dans la douleur, mais aussi dans une forme de douceur.

Un roman, on sait à peu près quand et comment le terminer, une fois que la dynamique est bien enclenchée, dans la mesure où il s’agit en grande partie d’un genre linéaire. Mais comment savez-vous qu’un recueil de poèmes est en train de s’achever ?

Je ne travaille sur un livre que lorsque beaucoup de poèmes ont été écrits. J’ai souvent un désir de départ : pour Voltige ! par exemple je voulais des coquelicots partout (c’est ma fleur préférée) et rythmiquement une danse, une forme de douceur par endroits.
Ensuite je reprends les poèmes en essayant d’organiser l’ensemble selon un fil principal : un départ et une issue (ouverte !). Le livre se fait lentement en fonction de ces pôles. Pour Ossature du silence, ce sont les encres de mon père qui ont donné naissance aux poèmes et au livre. C’est le livre dans lequel les silences sont les plus importants (et les blancs) : il fallait un espace à mon père pour s’y glisser et je voulais que nous soyons ensemble pour battre comme un cœur.
Mais chaque livre est différent des précédents : rythme, organisation… Très vite les poèmes commandent.

De quelle manière s’organisent vos recueils ? Ont-ils une source, un centre, un but… ? Sont-ils avant tout un cheminement, comme le suggère par exemple l’absence de titres à l’intérieur des recueils ? Quel rôle conserve la pensée dans votre poésie ?

La source d’un livre est toujours la vie, ce qui est éprouvé se dénoue ou bat plus fort en s’écrivant. Pour moi chaque livre est un long poème, jamais un recueil, même quand j’indique des titres. Lorsque j’écris, je m’accomplis ou plutôt j’existe de la manière la plus intense que je peux. C’est vrai des poèmes mais aussi des articles car j’ai besoin de lire et de m’exprimer sur les poètes que je lis. Il y a toute une dimension sociale portée par la poésie que je n’explore pas dans mes propres poèmes mais que d’autres interrogent avec beaucoup de talent. En les lisant, en écrivant sur eux, je me range à leur côté. Je pense à Christophe Manon par exemple, c’est un des poètes contemporains majeurs pour moi, écrire sur lui, sur ses livres, c’est revendiquer une famille et un idéal (je le dis d’autant plus aisément que je ne le connais pas personnellement). L’écriture des poèmes et celle des articles me sont nécessaires, mais différemment : pour les articles, je peux décider le moment pour écrire, pas pour les poèmes et surtout, en les écrivant, je me confronte à des univers poétiques extrêmement différents du mien mais que je trouve intenses. Pluralité des voies poétiques, je l’éprouve fortement.
Je dois ajouter l’importance de l’amitié des peintres qui aiment le dialogue avec les poètes. Certains ont d’accepté d’enrichir plusieurs de mes livres. Avec eux nous pouvons créer des « livres pauvres » qui le plus souvent restent secrets, vu le tout petit nombre d’exemplaires. C’est très stimulant ou inspirant pour l’écriture. J’ai ainsi pu dialoguer avec Christian Gardair, Jean-Gilles Badaire, Colette Deblé, Gaetano Persechini, Fabrice Rebeyrolle ou Marie Alloy, avec laquelle je travaille actuellement puisque nous préparons un livre… Et je n’oublie pas la rencontre et l’amitié d’éditeurs comme Thierry Chauveau et Lydie Prioul, de L’herbe qui tremble, dont la confiance et l’écoute me sont essentielles. La mise en forme du livre, la composition de la couverture, la mise en page, les reproductions de peinture, tout cela enrichit et renforce le sens du livre, chaque choix est décisif. Les lectures publiques organisées par L’herbe qui tremble après la parution des livres donne voix et corps aux poèmes. L’amitié de poètes avec qui je peux croiser des poèmes compte aussi beaucoup pour moi. Le disant, je pense d’abord à Pierre Dhainaut avec qui nous avons composé un livre qui sera très bientôt publié par L’herbe qui tremble : La grande année.

Quels poètes ont exercé une fascination et/ou une influence sur vous et votre écriture ?

Parmi les géants de la poésie, Guillaume Apollinaire est le poète que j’aime le plus. Il a tout réinventé dans une lisibilité offerte et avec une inventivité constante : du connu, il crée un monde. Je lis beaucoup les poètes contemporains. Plusieurs ne me quittent jamais. Thierry Metz d’abord : j’ai lu Terre et ce fut une révélation. Je suis heureuse que plusieurs éditeurs se soient intéressés à lui récemment, les éditions Pierre Mainard par exemple, son parcours dans Poésies est retracé et plusieurs inédits en fin de volume sont publiés. Que Thierry Metz écrive de manière si simple en trouvant le chemin essentiel de l’interrogation me bouleverse, comme me bouleverse son destin. Rien ne le destinait à être poète, il a vécu manœuvre, perdu, ne se sentant exister qu’auprès de sa femme Françoise et en écrivant. (Me fascinent aussi les personnes qui sont dans le cœur de la vie des poètes : elles nourrissent, apaisent et accroissent. Je pense à Françoise Metz, que je connais bien, et il ne m’étonne pas que pareille douceur ait pu soutenir (tenir) Thierry Metz. Un peu plus tard, j’ai lu Jean-Philippe Salabreuil, baroque, démiurge au destin tragique lui aussi. Et puis, parmi les vivants bien vivants, je lis et j’attends chaque livre d’Éric Sautou (À son défunt, publié par Faï fioc, est un livre court exceptionnel, à chaque page sa musicalité – je perçois tout ce qu’écrit Eric Sautou comme nécessaire, ce pourrait être chaque fois une ligne ultime avant tout cesser). J’aime aussi Caroline Sagot Duvauroux, géniale, proliférante, intelligente et si singulière (je peux citer quelques autres noms même si je suis certaine d’oublier des poètes importants pour moi : Christophe Manon, Patrick Wateau…). Je peux rester des jours dans un même livre, me réciter des vers et attendre pour repartir du cœur du livre et écrire sur lui. Qu’un livre me résiste n’est jamais insurmontable, la confrontation avec le sens fait indissolublement partie du défi poétique.

De quoi aimeriez-vous encore parler, que je n’ai pas encore évoqué ?

Peut-être de l’intarissable source d’aimer. Écrire puise ses forces en ce sentiment qui devient moteur, qui engendre. La langue vivante et polymorphe naît de ses métamorphoses et du cœur ardent. La mort est déjouée, dans une certaine mesure, une mesure de mots dérisoires qui sonnent et construisent quelque chose (le texte) qui tient ou vacille à l’aune de vivre.


Quelques informations biobibliographiques :

Isabelle Lévesque est née aux Andelys, en Normandie. Elle est poète et critique, en particulier pour La Nouvelle Quinzaine Littéraire (poésie contemporaine). Elle intervient aussi dans Europe, Diérèse, Terre à Ciel, Terres de femmes...

Ses livres :

  • D’ici le soir (Encres Vives, 2010)
  • La Reverdie (Encres Vives, 2010)
  • Trop l’hiver (Encres Vives, mai 2011, n° 394)
  • Or et le jour dans Anthologie Triages, printemps 2011 (Éd. Tarabuste)
  • Ultime Amer (Rafael de Surtis, 2011)
  • Terre ! (Éditions de l’Atlantique, 2011)
  • Ossature du silence, préface de Pierre Dhainaut, encres de Claude Lévesque (Les Deux-Siciles, 2012)
  • Va-tout (Les Vanneaux, 2013)
  • Un peu de ciel ou de matin, postface de Pierre Dhainaut, peintures et dessins de Jean-Gilles Badaire (Les Deux-Siciles, 2013)
  • Ravin des nuits que tout bouscule, préface de Pierre Dhainaut – Prix des Trouvères 2013 (Henry, 2014)
  • Nous le temps l’oubli, avec des peintures de Christian Gardair (L’herbe qui tremble, 2015)
  • Le chemin des centaurées, livre d’artiste avec Fabrice Rebeyrolle, en 12 exemplaires (Mains-Soleil, 2017)
  • Source et l’orge, (Le Petit Flou, 2017)
  • Voltige !, (L’herbe qui tremble, 2017), peintures de Colette Deblé, postface de Françoise Ascal
  • Ni loin ni plus jamais, (Le silence qui roule, 2018)
  • La grande année, à deux voix, avec Pierre Dhainaut (L’herbe qui tremble, 2018)

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