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« Le Testament de Virgile », une relecture des Bucoliques, par Florence Saint-Roch

mercredi 11 juillet 2018, par Cécile Guivarch

Virgile fut décrété, de son vivant, « le plus grand poète de Rome », tant il émerveilla ses contemporains ; sans doute eurent-ils l’impression de recevoir de lui l’image idéale qu’ils avaient à se former d’eux-mêmes : ce poète n’était-il pas le représentant le plus éminent de l’humanité romaine, voire des grandeurs de l’âme païenne ? Son premier recueil, Les Bucoliques, fut immédiatement perçu comme un chef-d’œuvre ouvrant des horizons innombrables à qui s’y aventure : le poète séduit par l’étendue de sa sensibilité, emporte par la profondeur de ses intuitions, impressionne par la perfection de sa technique de versification. Gloire, donc, à Virgile, une gloire que prolonge, à travers les siècles, une prestigieuse postérité, depuis ses pérégrinations imaginaires dans les méandres infernaux de La Divine comédie jusqu’à la place de choix que lui assignent, chacun à sa manière, Claudel, Valéry ou encore Giono.

1.

Publius Vergilius Maro était un provincial de Mantoue : un rural installé en son domaine près du bourg de Goito ; dans une civilisation dominée, dans ses fondements et ses fonctionnements, par l’Urbs, il chérissait le grand air, la campagne et les vastes espaces, et se réjouissait de promenades à pied sur les rives du Mircio. À aucun moment de sa vie il n’a envisagé de mener une carrière politique ou administrative. On imagine le trouble de cet homme profondément enraciné quand, lors de la véhémente guerre civile qui déchira la péninsule à partir de 49, et dans le chaos qui suivit l’assassinat de César en 44, il vit les siens, à deux reprises, menacés d’expropriation : tel était le terrible lot de ceux auxquels on confisquait leur propriété afin de l’attribuer à de valeureux vétérans en récompense de leur loyauté.

En regard d’un tel contexte, rien d’étonnant si Les Bucoliques, publiées en 37, s’ouvrent par l’évocation de la spoliation dont est victime le paysan Mélibée, et si l’ensemble de la première églogue engage une ample réflexion sur la nature de notre relation à la terre. Pour le pâtre Tityre, les liens qui nous attachent à la terre sont indissolubles : un amour formidablement puissant, une inscription aussi consubstantielle qu’ineffaçable, ainsi l’énonce l’adynaton : « Aussi les cerfs légers viendront paître l’éther/ Les poissons nus, à sec, déserteront les mers/ Échangeant dans l’exil l’un et l’autre leur terre/Le Parthe aura la Saône ou le Germain le Tigre/ Avant que de mon cœur son visage s’efface » (I, 59-63 ; vultus, en latin, désigne tout autant le visage d’une personne que la configuration d’un lieu). Quitter sa terre relève de l’insupportable, voire de l’inconcevable comme l’atteste, en contrepoint, la déploration de Mélibée : « Si jamais je revois, un jour, des miens la terre/Le lourd toit de gazon de ma pauvre chaumière./Verrai-je encore mon bien, beau de quelque épi ? » (I, 67-69). Là est la double vocation des pratiques agraires : la terre qu’on fait fructifier permet à celui qui s’y active de cultiver l’émerveillement. Par ailleurs, la spoliation représente une injustice absolue, à l’encontre de tout idéal de transmission et de pérennisation : « Ces blés pour un barbare ? À d’autres vont nos terres ! » (I, 69 /71). Mélibée n’est pas le seul exproprié des Bucoliques : Mœris, dans le chant IX, connaît un sort identique : « […] vivre si vieux pour voir/Maître de notre terre, un étranger nous dire :/ « C’est là mon bien ; dehors, occupants d’autrefois ! » (IX, 2-4). La terre dont on prend soin devient un espace intériorisé, un domaine de définition, comme on dit en mathématique, dont nous sommes les propriétaires indiscutables (« quod nunquam veriti sumus » (I, 4) affirme Mœris), légitimes et légitimés par un acte de propriété. Virgile, d’évidence, trace les lignes de force d’une véritable politique de la terre, à fin de bon gouvernement. Il valorise les travaux des champs et n’hésite pas, par la voix de Mélibée ou de Mœris, à pointer les menaces qui pèsent sur ceux qui ont pour tâche de nourrir l’Urbs, ses fonctionnaires et ses légions : « J’avais beau de l’enclos sortir mainte victime/Pour l’ingrate cité presser de gras fromages/Jamais ma main chez moi n’apportait gros argent » (I, 33-35). Militant en faveur d’une juste et équitable répartition des biens, il rappelle tout ce que la ville doit aux champs : que l’Urbs, dont le sort est lié aux aléas du pouvoir, n’aille pas compromettre la tranquillité du monde rural.

Tityre, qui a naguère gagné sa liberté et acquis une petite exploitation, offre sa terre en partage à Mélibée qui a tout perdu ; pour le consoler, il promeut les bienfaits d’une vie faite de joies simples et d’égards : « Mais tu pourrais rester près de moi cette nuit/Là, sur ce vert feuillage. On aurait de beaux fruits/Un abondant fromage et de molles châtaignes. » (I, 79-81) Là est la souveraine félicité, quelque chose comme une sereine religion du bonheur : bénéficier paisiblement d’une subsistance frugale et assurée, respecter et admirer. Tityre, dans sa sagesse généreuse, montre aussi à Mélibée comment habiter le monde autrement, avec la légèreté de ces pâtres qui, alors que leurs troupeaux paissent, convoquent les Muses et vont chantant : « Ô Mélibée, un dieu nous donna cette paix/ […] Vois : il laisse mes bœufs, libres, partout aller/ Et ce pipeau champêtre à mon humeur errer » (I, 6-10). Les bois et la forêt sont envisagés comme des espaces à l’acoustique généreuse : « Tityre, toi, sous l’ombre où tu paresses/ Tu fais redire aux bois qu’Amaryllis est belle » (I, 4-5), « Le Ménale a toujours pins chantants, bois qui parlent/Oui, toujours le Ménale entend l’amour des pâtres » (VIII, 22-23). Quand Tityre entre en résonance avec le monde et instaure avec son environnement un échange fructueux (« Heureux vieillard, ici, te viendra l’ombre fraîche/D’une onde familière et de saintes fontaines » (I, 50)) Mélibée, lui, est banni de ce même monde : « Troupeau jadis heureux, pauvres chèvres, allez !/Je ne vous verrai plus […] » (I, 74-75). Être dépouillé de ses terres, c’est tout simplement être désaccordé, et à cet égard, il est symptomatique que Mélibée, dans les Bucoliques, ne chante pas, et que Moeris, frappé de la même infortune, décide de ne plus chanter. Le cœur n’y est plus ; il se sent, à la lettre, désenchanté : « Avec l’âge tout part, et la ferveur. Je sais/Quels longs soleils, enfant, mon chant fit se coucher ;/Morts, depuis, tant de vers ! » (IX, 51-53).

2.

Les Bucoliques sont des églogues : autrement dit, des chants qui animent les prés et les bois. Entre les pâtres qui peuplent l’univers de Virgile s’exerce une constante émulation, une charmante rivalité. La poésie n’est pas, loin s’en faut, une pratique solitaire ; elle s’essaie et s’expérimente ensemble. Les dix pièces composant le recueil proposent une savante alternance entre récitations et joutes poétiques ; disposés selon un schéma de correspondances embrassées, les solos et les duos s’enchaînent : après un préambule (I), Ménalque chante les déboires sentimentaux de Corydon (II), puis concourt avec Damète (III) ; de nouveau, après un récitatif à la gloire de Pollion (IV), une joute oppose Mopse et Ménalque (V), suivie d’un chant en solo en l’honneur de Silène (VI). Deux joutes se suivent, celle opposant Corydon et Thyrsis (VII) puis celle opposant Damon et Alphésibée (VIII) pour que Ménalque chante seul en IX, juste avant l’envoi final (X).

Le poème doit susciter l’autre, lui donner matière à rebondir, à développer, à décliner : « L’un, Corydon, prélude et Thyrsis lui répond » (VII, 20) ; « Tous deux chantant aux bois, à l’exemple de Pan » (II, 31), « Puisque se trouvent, Mopse, ensemble deux experts/ - Toi, maître en pipeau frêle, et moi, dans l’art des vers » (V, 1-2). D’où une poésie très « vocative », toute d’incitations, d’interpellations et d’injonctions : « Damète, allons, commence et toi, Ménalque, suis ! » (III, 58) ; « Tes chants, pâtre Damon, les tiens, Alphésibée » (VIII, 1). Les pâtres, avec leurs pipeaux, développent un art très naturel, d’une rusticité toute champêtre : doublement hommes de plein air — de cet air que l’on respire, parce que l’on est bien vivant, et de cet air que l’on joue parce que l’on est musicien.

Dans ces joutes, la rivalité est de pure forme, car les participants appartiennent tous au même monde et défendent les mêmes valeurs : « Thyrsis et Corydon avaient mêlé leurs bêtes/L’un ses brebis, l’autre ses chèvres, de lait pleines/Arcadiens tous les deux, tous les deux en bel âge/D’égale force au chant et prêts à la réplique » (VII, 2-5). Les pâtres-poètes forment une grande famille, tous se connaissent et s’apprécient ; les noms propres circulent d’une églogue à l’autre, tantôt cités, tantôt directement convoqués. Le monde pastoral et, de fait, l’univers des poètes, est très solidaire. L’émulation souriante qui les anime favorise de bons moments d’amitié. Dans la joute qui oppose Ménalque et Damète, nul gagnant, car Palémon, sollicité comme arbitre, s’avoue incapable de trancher et coupe court au flot apparemment intarissable des vers qui s’épandent : « Mais bloquez l’eau, garçons, les prés ont assez bu » (III, 111) ; la joute opposant Mopse et Ménalque s’achève par des congratulations réciproques et un échange éminemment symbolique : Ménalque offre son pipeau à Mopse, lequel, en retour, lui donne son bâton. La joute opposant Damon et Alphésibée n’est accompagnée d’aucun arbitrage et il n’y a pas de « gagnant » décrété. Le seul concours soldé par un départage est celui qui oppose Corydon et Thyrsis ; pour Virgile, cette confrontation vaut une démonstration, et il y défend une forme d’éthique poétique : oui, force est de le reconnaître, il est des poètes majeurs et des poètes mineurs, des inspirateurs premiers et des suiveurs. Mais tous ont voix au chapitre, et entre eux doit régner une bienveillance de bon aloi. En tout état de cause, il n’appartient pas à ces mêmes poètes de décider qui est le meilleur : c’est Mélibée qui se prononce et choisit en faveur de Corydon : « C’étaient leurs chants. Battu, Thyrsis en vain s’obstine :/Et Corydon, depuis, est pour nous Corydon » (VII, 69-70).

Chacun donc, en poésie, a sa part et sa place. La polyphonie que construisent les poètes-bergers au fil des églogues donne à entendre toute la richesse de l’inspiration virgilienne ; immensément libre, il excelle à toutes voix, varie les timbres et les tonalités, tandis que le maillage des chants sans cesse recroisés confère à l’ensemble une grande unité. Virgile est le partisan d’une poésie vivante : aussi ses pâtres improvisent, s’essaient à la performance, et, avec enthousiasme, se citent et se récitent les uns les autres. Quand Mœris, découragé, résiste aux injonctions répétées de Lycidas « On peut aller chantant (moins rude est la marche) /Et pour aller chantant, donne-moi donc ta charge » (IX, 64-65), sa réponse est ô combien révélatrice : « N’insiste plus, petit : ne prenons nul retard/Nos chants viendront plus beaux quand sera là Ménalque » (IX, 66-67) : c’est grâce à ce dernier que ses vers trouveront toute leur grandeur. Fonds commun, patrimoine collectif, la poésie a besoin de feu, de fougue et d’énergie pour être servie au mieux — et mieux vaut une récitation vigoureuse qu’une improvisation manquée.

3.

À travers les multiples voix qui résonnent dans Les Bucoliques, Virgile énonce une forme d’art poétique. Inutile, par exemple, d’aller chercher l’inspiration en des lieux inconnus. Le chant VI le martèle à l’envi : chacun doit parler de ce qu’il connaît, en toute obéissance à Apollon-Phébus. Entre les dieux et les hommes s’exerce un commerce bienveillant, tout de ferveur et de faveurs, de dédicaces et d’approbations : « À Jupiter l’origine du poème/Ce dieu fameux cultive les terres/Lui qui a soin de mon chant » (III, 60-61). Pratique agricole et composition poétique ressortissent toutes deux à la religion. Si le dieu se sent négligé ou méprisé, il ne tarde pas à tirer l’oreille du poète. « Au séjour des forêts, ma Muse osa se plaire./J’allais chanter les rois, la guerre : on me gronda :/ « Tityre, il convient que tu mènes paître tes moutons gras, et que tes chants soient modestes  » » (VI, 2-5). Être en accord complet avec ce que l’on est, être fidèle à soi et à la vie que l’on mène, tel est l’impératif auquel doit absolument souscrire le poète. Aux pâtres, donc, les sujets rustiques. Virgile, dans le texte, écrit : « Deductum dicere carmen », « dire des vers modestes », c’est-à-dire des vers « déduits » de l’activité champêtre, qui en sont extraits, qui en procèdent et qui, tout aussi souverainement, y ramènent : « Ton vers, divin poète, est le somme sur l’herbe/d’un corps las ; c’est, l’été, pour moi, la soif éteinte/ Au doux flot vagabond d’un ruisseau bondissant » (V, 43-45). Simplicité, authenticité et légitimité œuvrent de concert : « Moi ce jour me verra sur un mince roseau risquer un air champêtre — sujet permis » (VI, 7-9). Car à traiter de « sujets permis », la poésie y gagne un caractère incontestable. Le poète doit être vigilant et prendre soin de ce qui lui est offert, avec la pleine conscience que ce qui le nourrit lui nourrit aussi son poème.

On comprend alors à quel point il importe que le poète travaille à préserver l’ordre des choses, par exemple, à maintenir une légitime propriété ; sachant qu’être propriétaire, au premier siècle avant J.-C., est le fait de l’homme libre, protéger la propriété, c’est aussi, foncièrement, protéger la liberté. L’homme spolié rejoint la condition de l’esclave, qui est un homme sans terre, incapable de donner sa voix au chant du monde. Quand Mœris, au chant IX, clame son infortune, Lycidas répond ingénument : « Mais j’avais entendu que le lieu du coteau/ […] Ménalque par ses vers vous l’avait conservé » (IX, 6/10), et aussitôt Mœris, que sa spoliation rend très lucide, énonce les limites d’une poésie militante : « On le dit. Tu l’appris, mais, sous les traits de Mars/La valeur de nos vers a le prix, Lycidas/Que prend, quand l’aigle vient, l’oiseau de Chaonie » (IX, 11-13). La poésie peut être un instrument, un mode de résistance face au pouvoir, mais dans une certaine mesure. Ainsi, ne rêvons pas : que peut-elle, qu’est-elle, en regard de la guerre ?

Que la poésie concentre donc tous ses efforts là où elle excelle. Qu’elle explore les mille joies de l’idylle, l’idylle désignant non seulement le séjour paisible dans les prés et les herbages, mais aussi la plénitude amoureuse. Virgile, dans Les Bucoliques, scelle ce triple enchantement qu’il ne désavouera jamais : la nature, la poésie et l’amour forment ensemble les trois niveaux d’harmonie (physique, affective et spirituelle) nécessaires à l’homme, et dont l’Arcadie est la patrie idéale. Il revient donc au pâtre-poète d’explorer les territoires du cœur. L’amour reformule le monde, l’ordonne autrement. Les lignes et les contours se déplacent, les premiers et les arrière-plans se redistribuent. Dans les divers chants d’amour — de la déploration à l’invocation, de l’abandon à la célébration — qui jaillissent des Bucoliques, les pâtres se placent à l’articulation du possible et de l’impossible, du probable et de l’improbable, et ce n’est pas un hasard si le dernier chant, sous la bannière de Gallus, fait la part belle aux tout puissants mouvements du cœur : « Arcadiens, pourtant, dit-il triste, par vous/Les monts sauront mon mal, par vous, seuls vrais poètes/Arcadiens. Quel doux repos auraient mes cendres/si votre flûte un jour célébrait mes amours ! […] C’est dit, je veux aux bois, près du fauve et son antre/souffrir d’amours et les graver sur l’arbre tendre/[…]/ Non, je ne vous veux plus, arrière les forêts. […] Règne partout l’Amour : l’Amour aussi me prenne » (X, 31-34 ; 52-53 ; 63 ; 69). Derniers mots et envoi par lesquels Virgile nous place face à l’essentiel : dans ses aléas, ses revirements, ses atermoiements, l’amour invite à être en constante transformation — tout en étant parfaitement fidèle. C’est que l’amour selon Virgile, comme la terre, comme la poésie, oblige et requiert : au creux d’une ferveur nourrie d’élans, voici l’amoureux tenu à l’inédit permanent.

***

Sous l’apparente modestie du propos, Les Bucoliques, au fil des chants pastoraux, renversent les représentations ordinaires. Une évidence, d’abord, que Virgile a cru bon rappeler à ses contemporains : la plus noble et la plus solide humanité n’est pas à chercher parmi les importants de la ville, mais chez les bergers qui honorent les dieux et les pâturages. Ils entretiennent un rapport immédiat et consenti avec le monde — une relation enviable, source de joie et d’authentique poésie.

L’art naturel revendiqué par Virgile est en même temps très sophistiqué : nous savons combien le poète a imposé une nouvelle façon de faire sonner le latin. Pour obtenir les quantités accentuelles propres à l’hexamètre dactylique, il a exploité toute la plasticité de la syntaxe antique, n’hésitant pas à bousculer les usages, avec tout le succès qu’on lui connaît : changer l’organisation et le fonctionnement d’une langue, cultiver des résonances nouvelles, n’est-ce pas, fondamentalement, chercher à modifier les façons de penser ?

Florence Saint-Roch


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