Aborder Michaux, comme tant d’autres s’y sont essayés (je pense notamment à M. Blanchot, G. Deleuze, C. Mouchard ou encore à M. Milner), par le cycle des grands livres de la drogue n’est pas d’une grande originalité, j’en conviens. Reste que ce qui a été en premier lieu senti comme une « césure » dans son œuvre (j’emprunte le terme à R. Bellour qui, dans l’édition de la Pléiade à laquelle se réfère le présent article, la circonscrit entre 1956 et 1966) s’avère plutôt un infléchissement majeur : la prise de stupéfiants (et vraiment, qui prend l’autre, lorsqu’il est question de mescaline, de haschich ou encore de psilocybine ?) est de ces événements propres à modifier radicalement une trajectoire. Dans le parcours littéraire et pictural de Michaux, les effets de la drogue sont durables, ses incidences déterminantes ; même quand il cesse d’en consommer, on dirait qu’elle poursuit son action. Michaux en est affecté dans sa structure interne – son fonctionnement autant que sa composition : le voici profondément réorienté.
1/Expérimenter.
Durant environ sept ans, donc, Michaux s’adonne à diverses substances avec une prédilection marquée pour la mescaline. Cette fréquentation de la drogue est la résultante de divers facteurs. En 1954, il publie Face aux verrous. À la date, il traverse un période de doute. Il se sent contraint, à l’étroit autant en écriture qu’en peinture, d’où l’urgente nécessité pour lui de lever freins et adhérences. Durant l’été de cette même année 1954, Jean Paulhan, alors directeur de la N.R.F., propose de « fournir » de la mescaline à l’écrivain, lequel répond : « Si tu m’en trouves, je suis ton homme » (II, XXXVI). L’automne se passe, et le 14 janvier 1955, selon le « registre » d’Alain Bosquet, se déroule la première expérience mescalinienne de Michaux, puis deux autres jusqu’à la quatrième, en juin 1955, au cours de laquelle Michaux se laisse surprendre par une erreur de dosage. Misérable miracle, qui décrit ces quatre prises, est publié aux éditions du Rocher en janvier 1956, quand L’Infini turbulent, consacré à un deuxième ensemble d’expériences, sera publié au Mercure de France en juin 1957. Conjointement, deux expositions, les premières d’une longue série, l’une à Rome en mai 1956, l’autre à Londres à l’automne 1957, toutes deux consacrées aux œuvres inspirées par la mescaline.
Expérimenter la drogue, c’est avant tout éprouver une présence : « Je savais que j’allais rentrer en relation. Dans laquelle, et avec quoi ? », se demande Michaux (II, 774). Il s’agit bien d’une rencontre aux effets prolongés : « Un mois s’était écoulé depuis la dernière rencontre avec la Mescaline, mais elle n’était toujours pas partie » (II, 761). La mescaline, sous la plume de Michaux, paraît telle une compagne qu’il décrit en des termes quasi amoureux : « Approchant machinalement les doigts de mon visage, je sens avec émotion l’odeur sui generis de la mescaline, qui m’apprend qu’elle et moi sommes ensemble à la lecture et dans l’émerveillement de cette vie admirable » (II, 865). Il développe encore, dans Connaissance par les gouffres : « Une drogue, plutôt qu’une chose, c’est quelqu’un. Le problème est donc la cohabitation. Ou s’aimer (jouer ensemble, s’unir, ou aussi se renforcer, s’exalter) ou bien s’opposer (se combattre, se bouder, mettre l’autre en échec, se replier) » (III, 33). Cette fréquentation intime n’a rien d’une passade, elle est plutôt un passage infiniment continué : « La foudre et moi devions passer ensemble », écrit-il dans Misérable miracle (II, 739).
En tout et pour tout, Michaux a pris une vingtaine de fois de la mescaline ; dans la deuxième série d’addenda à Misérable miracle (écrits entre 1968 et 1971), il formule ce bilan : « Pourquoi avoir cessé de prendre de la Mescaline ? Pas fiable. Pas maniable comme on le voudrait. Alors, d’autres produits moins brutaux ? Mais ils sont moins intéressants. […] En prendre (de ces produits) tous les quatre ans, une fois ou deux pour savoir où on en est, ne serait probablement pas mauvais. Même cela j’abandonne. Mettons que je ne suis pas très doué pour la dépendance » (II, 784). Reste que sans plus fréquenter directement la mescaline, il poursuit la relation ; s’ il ne la rencontre plus chimiquement, physiquement, psychiquement, il la raconte inlassablement. La mescaline a fait ses œuvres en Michaux : opérations fascinantes dont Michaux fait son œuvre à lui.
Ébranlé par la mescaline et, dans une mesure moindre, par d’autres stupéfiants, Michaux va, jusqu’à la fin de son existence, se mettre en mouvement autrement, et il n’aura de cesse d’interroger les variations de ce mouvement. Les grands textes de la drogue l’attestent : Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959), Connaissance par les gouffres (1961), Les Grandes épreuves de l’esprit (1966). Mais Michaux n’est toujours pas quitte, n’est pas près de quitter, dirait-on, cette drogue au « caractère » si affirmé. Même s’il déclare, dans Paix dans les brisements : "Nous n’avons plus les mêmes rapports, la mescaline et moi » (II, 1001), sans relâche il reprend ses textes en vue de leurs rééditions, les augmente de notes, notices et appendices ; de nouveaux textes aussi voient le jour : Émergences-Résurgences (1972), et en 1982, soit à peine deux ans avant sa disparition, Le Jardin exalté, qui retrace sa dernière prise de haschich. Et que dire, pendant toutes ces années, du nombre impressionnant d’expositions personnelles ou collectives, en France ou à l’étranger, au cours desquelles Michaux expose les dessins de la drogue ?
Si l’on se réfère aux consommateurs « ordinaires », Michaux figure un amateur. L’expérimentateur qu’il est ne laisse rien au hasard et se montre particulièrement vigilant sur les dosages, surtout après l’expérience malheureuse de juin 1955 : « La dose la meilleure permettant à un homme d’un poids moyen d’obtenir des effets visuels marquants semble être aux alentours de 0,1 g. Au-delà de 0,5 et jusqu’à 0,9 g, ils disparaissent curieusement, faisant place à une bousculade dans le mental et à de la folie, comme j’en fis un jour l’expérience. » (II, 828). Jamais d’accoutumance chez Michaux, ni de comportement addictif : « Aux amateurs de perspective unique, la tentation pourrait venir de juger dorénavant l’ensemble de mes écrits comme l’œuvre d’un drogué. Je regrette. Je suis plutôt du type buveur d’eau. Jamais d’alcool. Pas d’excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s’abstenir. Surtout s’abstenir. La fatigue est ma drogue, si l’on veut savoir » (II, 767). Thérèse de Saint-Phalle lui fait dire : « J’ai eu la chance d’émerger intact de ces expériences, mais je ne veux pas prendre le risque d’être atteint. Je n’ai pas fini d’écrire » (in « L’Enfant de l’Himalaya », Entretiens, 1973).
Dans ses Carnets, Cioran décrit Michaux en ces termes : « Il croyait à la science. D’ailleurs il était, il est minutieux comme une savant. Son œuvre aurait pu être écrite par un entomologiste angoissé, à l’esprit corrosif ! Il y avait en lui du Swift. C’est pour cela qu’il n’est pas un vrai poète. C’est un observateur et non un visionnaire. Entre le document et l’hallucination. /Personne de moins insensé, de moins fou. Un halluciné dans un laboratoire » (XLIII-XLIV). Cioran ne croit pas si bien dire, car l’expérimentation de la drogue permet à Michaux de renouer avec ce qui fut une velléité de jeunesse : étudier la médecine. En 1919, le jeune homme était inscrit à l’Université libre de Bruxelles en « première candidature en sciences naturelles », soit la première des deux années préparatoires aux études de médecine en Belgique, mais il ne termina pas l’année universitaire : « J’aurais été incapable d’apprendre la médecine, malgré mon goût pour elle. Étudier, c’est accepter, accepter d’accepter. J’en étais loin. » (I, LXXIX). Son premier texte, « Cas de folie circulaire », qui paraît en septembre 1922 dans la revue Le Disque vert, est empreint de considérations cliniques ; Franz Hellens témoigne : « Je me souviens qu’en ses débuts, Henri Michaux venait me voir, des livres sous le bras : c’étaient des traités de psychologie, psychiatrie, voire même des ouvrages de pure technique industrielle. Tout ce qui n’était pas littérature semblait lui fournir des bases solides pour s’élancer dans un univers où littérature n’est plus un simple mot » (Un balcon sur l’Europe, LXXX).
Fort de ces dispositions, Michaux aborde les effets de la mescaline à la manière d’un scientifique ; l’exergue à Misérable miracle reproduit la formule chimique du Peyotl dont la mescaline présente un des alcaloïdes, tandis que des propos liminaires précisent : « Ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La Mescaline est l’explorée » (II, 619). Il s’intéresse au premier chef à la biologie des idées et obéit à une démarche essentiellement explicative : « La Mescaline est une expérience de la folie. Elle est employée pour son étude, rare encore, mais qui ne le restera pas : celles des « psychoses expérimentales » (II, 692). Il se livre à une expérience raisonnée : « J’allais moi-même la dernière fois que je lui livrai mon corps et l’outil qu’on appelle ma tête » (II, 649). Une note de Connaissance par les gouffres précise : « L’auteur du présent écrit a, depuis cinq ans, expérimenté la plupart des démolisseurs de l’esprit et de la personne que sont les drogues hallucinogènes, l’acide lysergique, la psilocybine, une vingtaine de fois la mescaline, le haschich quelques dizaines de fois, seul ou en mélange, à des doses variées, non spécialement pour en jouir, surtout pour les surprendre, pour surprendre des mystères ailleurs cachés » (III, 96) ; ou, en d’autres termes : « Trois opérations majeures : espionner le chanvre. Avec le chanvre espionner l’esprit. Avec le chanvre s’espionner soi-même » (III, 46).
Durablement imprégné par ses inclinations premières, Michaux se nourrit de lectures scientifiques et entretient des relations suivies avec des médecins et des psychiatres. Il se passionne pour la thèse de médecine de Marie-Thérèse Jeanne Wilhelm, Intérêt de l’épreuve mescalinique dans les maladies mentales, soutenue en 1955, sachant qu’en 1956, le médecin et l’écrivain se rencontrent : naît alors une solide amitié qui se prolongera jusqu’au décès de M.-Th. Wilhelm. Michaux, dans ses comptes rendus mescaliniens, se réfère aussi au Dr. Morselli (II, 820), ainsi qu’au professeur J. S. Slotkin, de l’université de Chicago (II, 828). Pour ajouter au caractère scientifique de ses expériences, il leur assigne des témoins : autour de lui, certes, Jean Paulhan, Maurice Saillet, Bernard Saby, Maurice-Olivier Fourcade, René Bertelé, Yvonne, sa gouvernante, mais aussi et surtout le docteur Ajuriaguerra, qui est son interlocuteur privilégié. Il s’essaie également à de nouvelles drogues dans le cadre de certains protocoles de recherches médicales : ainsi, sous l’égide du professeur Pierre Pichot, il teste la psilocybine à l’hôpital Sainte-Anne le 11 avril 59, et expérimente « son genre, son style […] en présence de quatre témoins médecins dans un bureau directorial » (II, LII). Enfin, dans le cadre d’un projet financé par le laboratoire médical et pharmaceutique Sandoz, il travaille, entre 1961 et 1963, à un film, Images du monde visionnaire, dont l’enjeu est de restituer, au plus près de sa perception, les altérations visuelles provoquées par la prise de stupéfiants.
2/Observer.
Dans l’avant-propos à Misérable miracle, Michaux expose sa méthode et souligne, afin de relater au mieux son expérience, la partition qui s’est effectuée entre écriture et dessin ; il s’agit, dans les deux cas, d’une « scription » (le mot est de lui) : ni vraiment une inscription ou une description (difficile sinon impossible d’écrire pendant l’expérience, seuls quelques vocables émergent, difficilement lisibles) ni vraiment une transcription par des traits, des lignes ou des motifs – et, en même temps, tout cela à la fois. Sous l’action de la mescaline, la chimie cérébrale se modifie, notre fabrique d’images s’accélère vertigineusement. Quelques instants après la prise, voici Michaux en proie à un tourbillon d’images et à « une bousculade de mots » (II, 624) : les « mille images minute » (II, 649) ne lui laissent guère le temps d’écrire. La mescaline est une molécule pressée, toute de turbulence et d’évanescence. La différence de régime entre les jaillissements de l’activité cérébrale et l’application minimale requise pour leur transcription est difficilement gérable. La graphie devient quasi illisible : l’horizontalité, le plan orthogonal régissant la formation des lettres disparaissent, les mots inachevés se transforment en traits débridés, en « monts extraordinaires ». La mescaline est une formidable « machine à hymalayer » (II, 624) : « De grands Z passent en moi puis des S brisés […] des O incomplets » (II, p. 733). Le dessin se substitue à l’écriture, propose une forme première que l’écriture réinvestira ensuite : « Quant aux dessins commencés aussitôt après la troisième expérience, ils ont été faits d’un mouvement vibratoire, qui reste en soi des jours et des jours, autant dire automatique et aveugle, mais qui précisément ainsi reproduit les visions subies, repasse par elles.[…] Tout a dû être réécrit. Le texte primordial, plus sensible que lisible, aussi dessiné qu’écrit, ne pouvait de toute façon suffire » (II, 219).
Toute d’extension et d’expansion, la mescaline « superlative » (II, 693) travaille à un rythme hallucinant, sur le mode de « la pullulation » : « Pullulation ! Pullulation partout ! Pullulation dont on ne peut sortir ! » (II, 679) ; « vitesse et accroissement par quanta d’énergie » (II, 680) sont ses maîtres-mots. À l’encontre du fonctionnement cérébral ordinaire, très unitaire, très soucieux de cohérence autant que de cohésion, la molécule, ce proliférant « mécanisme d’infinité » (II, 682), s’emploie à « mettre des jeunes au monde » (III, 40-41), engendre des séries, organise des successions : « La Mescaline est un trouble de la composition. [...] Liée au verbal, elle rédige par énumération. Liée à l’espace et à la figuration, elle dessine par répétition. Et par symétrie (symétrie sur symétrie) » (II, 674). Ce rythme effréné a ses revers : la vitesse d’apparition induit, nécessaire, la vitesse de disparition : « typhon dans le monde des images, les oscillations et le ruiniforme et la constante désagrégation et transformation » (II, 712).
Amplifiées, densifiées, les images deviennent les seules réalités sur-existantes, incontestables : « Devant l’image des hommes, on ne fait plus le poids » (II, 818), « la réalité ordinaire […] peut s’effacer de nous » (II, 819) jusqu’à devenir sublime vision, absolue révélation : « les milliers de dieux, aller jusqu’à l’infini […] J’assiste au secret des secrets, mais sans le percer » (II, 856), « je colle à la divine perfection de la continuation de l’être » (II, 857), « l’extase, c’est coopérer à la divine création du monde » (II, 858). Michaux toutefois, ne cède pas tout entier à la magie de cette coopération. Nous le voyons résister : « je ne marche pas » (II, 630). Homme de maîtrise, il se plaît à vivre sous le complet contrôle de son « moi » ; il évoque, convoque même, à l’occasion, « mes barrages » (II, 695), « mes bons barrages » (II, 694), et en de nombreuses circonstances se souvient que l’homme est « un mammifère à freins » (II, 763). Dans une forme de dédoublement, s’observant lui-même en train d’observer les effets de la mescaline, il s’interroge : « Mon temps, réellement ? Ou ma présence à ce temps ? Ma présence surexcitée, convergente ou parallèle, follement active, follement aux aguets, follement vigilante » (II, 995). Ne plus être aux commandes, arriver à ce point où « Le sujet s’arrête » (III, 36) est sa hantise suprême : « ça va tourner ma vigilance et m’enlever à la tête de mon être » (II, 622) ; « Cette drogue qui ne me convient pas. C’est moi, ma drogue, que celle-ci m’enlève » (II, 696).
Michaux, en bon scientifique, exerce son esprit critique : « Comme il y a un style de la mescaline, il y a des couleurs de la mescaline. […] Les criardes d’abord. Des rouges stridents passent près de verts absolus. C’est un drame optique. Les écœurantes ensuite. Des pierreries en quantité, visiblement fausses, sont l’inlassable cadeau » (II, 671-672) ; « La Mescaline diminue l’imagination. Elle châtre l’image, la désensualise. Elle fait des images cent pour cent pures. Elle fait du laboratoire » (673) ; « Elle fait des images si exactement dépouillées de la bonne fourrure de la sensation, et si uniquement visuelles qu’elles sont le marchepied du mental pur, de l’abstrait et de la démonstration. Aussi est-elle l’ennemie de la poésie, de la méditation, et surtout du mystère » (II, 674). À se demander pourquoi l’écrivain met tant de constance, tant d’infatigable obstination à décrire les œuvres de la mescaline : « Certaines expériences doivent être communiquées », déclare-t-il (II, 818) : pour qui donc, et au nom de quoi ?
3/ Interroger.
Écrit dans le prolongement de Misérable miracle et de L’Infini turbulent, Paix dans les brisements comporte quatre mouvements : « Les dessins », « Signification des dessins », « Au sujet de Paix dans les brisements », puis enfin « Paix dans les brisements », qui forme un poème. Ce poème très vertical rappelle l’élancement vertébral des dessins de la première partie (« un rouleau, un kakémono l’aurait mieux rendu qu’un livre » (II, 1000)). Se déplie, se déploie « une sorte de torrent […] qui paraissait être mon temps, mon temps devenu extraordinaire » (II, 995), flux d’énergie, rythme, tangage vibratoire « des îles incessamment chavirent dans mon océan/passages/passages à plis/passages pétillants/passages furieusement chiffonnés » (II pp 1006-1007). Les dessins évoquent la courbure d’un rachis. Au creux de cette épine dorsale, on peut déchiffrer quelques mots, « érotique » (II, 988), « pétillants » (II, 987), lesquels évoquent la puissance, l’élan vital, le désir et le mouvement qu’on retrouve dans le poème : « Un désir d’union/Oh ce désir d’union […] je crois monter l’arbre sans fin, l’arbre de vie qui est source, qui est, piqueté d’images et de mots […] l’écoulement […] qui traverse l’homme du premier instant de sa vie au tout dernier, ruisseau ou sablier qui ne s’arrête qu’avec elle » (II, 1000), « sillon/la forme fendue d’un être immense/m’accompagne et m’est sœur/écoute les milliers de feuilles » (II, 1003), « la pente vers le haut/[…] vers toujours plus haut la pente » (II, 1010).
Poursuivant ses investigations, Michaux entame Connaissance par les gouffres. On sourit de la remarque liminaire : « Je parlerai surtout de la mescaline » - comme s’il s’agissait d’une nouveauté… L’ouvrage, très pédagogique, est un texte adressé : « Toute drogue modifie vos appuis. […] Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher » (III, 3). Ainsi, quand dans L’Infini turbulent, Michaux écrivait : « Je suis de plus en plus arrosé et puis percé de blanc » (II, 851), on peut lire, dans Connaissance par les gouffres, l’équivalent suivant : « Le blanc est en vous. L’étincelle est dans la tête. Une certaine partie de la tête qu’on peut sentir bientôt à sa fatigue : l’occipitale ; la foudre blanche frappe là (III, 4) ». Le « je » témoin s’est effacé au profit d’une parole plus neutre, plus distancée : « On se met à écrire des kyrielles de superlatifs qui ne veulent rien dire. Il y a un appel de l’infini, énorme, envahissant » (III, 6). Le propos est devenu très général : « Presque personne n’y échappe », « Des milliers de personnes en ont vu en vision intérieure » (III, 8), le ton plus docte, plus péremptoire : « Mais ce sont les caractères des ondes en général sur quoi il convient surtout de réfléchir (III, 7) ». Fait surprenant au vu de ces dispositifs, la quatrième partie, « Cannabis indica », prend la forme d’un long poème : images et métaphores se déploient, et si les vers sont généralement libres, rythme et musicalité colorent les vers : « Condensations bleues qui indiquent la voie » (III, 50), « Je reconnais ses traits dans les mousses et les ombres » (ibid.), « le papier lui-même au bord de la grimace » (III, 56), « le fléau en moi circule comme des fleuves » (III, 57) . Or, dans le commentaire qui suit cette apparence de poème, « Derrière les mots, tentative d’analyse de quelques séquences » (III, pp. 64 et suivantes), Michaux dénie absolument tout statut poétique à ces écrits : « De la littérature ? Non, nullement, phénomène précis, courant dans l’ivresse du chanvre » (III, 68).
Les stupéfiants ne sont pas inventifs – ils accélèrent des processus ordinaires, les exagèrent, les répètent, les démultiplient jusqu’au vertige. Leur puissance, toute indéniable qu’elle soit, n’est en rien une puissance de création – car la création requiert un recul, une prise de champ qui la valident comme telle, et l’authentifient. Nul écart, nulle distance possibles avec cette « réalité qui existe trop » (II, 818). Sans doute est-ce la raison pour laquelle les livres de la drogue, contrairement aux autres ouvrages de Michaux, sont complètement exempts d’humour ; on n’y détecte ni décalage ni fantaisie d’aucune sorte, ce qui détonne particulièrement avec le reste de son œuvre où il s’affirme comme le maître de la fiction, du simulacre – le praticien de l’invention. Avec la drogue, on ne plaisante pas. Et il semble que Connaissance par les gouffres met en œuvre un plus grand sérieux encore. Propos plus scientifiques que jamais, protocoles, expériences, observations. Selon Micheline Phankim, Michaux, au début des années 1960, a cessé ses expérimentations avec les drogues, à l’exception toutefois du haschich, « sous l’influence de son entourage et en raison de ses problèmes de santé » (III, XVII). À cette même période, Unica Zürn, compagne de Bellmer, un ami de Michaux, développe un délire d’admiration amoureuse envers l’écrivain qui devient, à la fois comme personne et comme œuvre, un motif dominant de son désordre psychique. Michaux devient une hantise, « participant involontaire du drame Unica », comme l’écrit Bellmer (III, XVI), lequel poursuit : « Depuis plusieurs années, Unica a incorporé (ne m’aimant plus) dans son « royaume intérieur » des dieux mythologiques […] j’ai fini par saisir […] que tout en elle se fixait autour de « HENRI MICHAUX » » (id.). Occupant le centre d’un délire monomaniaque, au gré de cristallisations et d’enkystements dont un psychisme malade a le secret, voici Michaux, à son corps et son esprit défendant, devenu dramatiquement stupéfiant.
Nul étonnement si le sérieux de Michaux, que le cas « Unica Zürn » rend mal à l’aise autant que prudent, et qui amorce à la date une fréquentation régulière des aliénés, se fait plus prégnant encore dans Les Grandes épreuves de l’esprit. L’entreprise est d’envergure : « Je voudrais dévoiler les mécanismes complexes qui font de l’homme avant tout un opérateur » (III, 313) « Ces multiples fonctionnements, qui dans leur état naturel se dérobent, je pars ici à leur recherche – à froid. Ce m’est un devoir de les rejoindre » (III, 515).
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Tant de constance dans la conception des livres de la drogue est d’autant plus étonnante que Michaux nourrit un formidable appétit de nouveauté et met en œuvre, en permanence, un exigeant « mécanisme d’antirépétition » : « la répétition ternit », « je suis l’homme de la première fois », déclare-t-il. Mu par un formidable amour de la surprise et de la découverte, il souhaite être « sans anticorps mentaux » (II, 847)), neuf, impréparé à l’inédit. En arpentant obstinément les territoires de la drogue, il s’inscrit délibérément là où aucune véritable invention n’a lieu. Avide de découvrir le fonctionnement de « l’appareil hors ligne » (III, 313) qu’est le cerveau humain, il fait ce pari très sensé : les expériences mescaliniennes, en creux, par miroir inversé, lui donneront les clés de tout vrai processus de création. Et d’inventer sans relâche de nouvelles formes, de nouveaux formats pour dire cette occupation d’une molécule étrangère : « En tout ce qui est répété, quelque chose s’épuise et quelque chose mûrit. Un sorte de plus profond équilibre est obscurément cherché et partiellement trouvé » (III, 1001).
Pour les lecteurs que nous sommes, c’est bien Michaux qui constamment mène le jeu – nous embarque et, se parcourant, nous parcourt. Explorations multiples, sans risque de jamais perdre pied ou de se laisser emporter : l’écrivain, dans Paix dans les brisements, se définit ainsi : « je suis fleuve dans le fleuve qui passe » (II, 1010).