Le Guet , de Laurence Werner David
Tout en bris de glace (« la lame du paysage »), d’une maîtrise de main de velours dans son gantelet de fer retourné sur l’enclume, court en 41 stations-poèmes de décembre à juillet, la durée d’une gestation consciente, une quête de soi au plus juste, au plus lucide de ce qui, passant la barrière de l’amnésie, filtre à « Songes brefs et vénéneux qui subjuguent l’oreille ». Ici discrétion et pudeur couvent une magnificence, la poésie nutriment, exsangue de plénitude. Un non-dit vertigineux commande les ruptures de paysage en paysage, moins décrits que pensés, génériques, hantés.
Journal d’une grossesse – la trame romanesque métaphore narrative pour « Faire vivre ce qui sépare ». Le bonheur acquis (« Laitance promise dans la rose mouillée », « Sillages lunaires », « Le silence ne pèse d’aucune sorte / de fatigue ») marqué d’une vieille, dévorante morsure au talon : « De cette fin qui / un jour / se dresse // nous voudrons (toujours) répondre en suppliciés. // Je rejoindrai alors / le vieux jardin de sable dans lequel / nos corps d’enfants ont tant joué ». Celui des Finzi-Contini peut-être.
Sur le temps d’une grossesse est calqué un autre temps, ancien et étrangement spatial, jusquà « surprendr[e] le bloc terreux et massif / surgir / tout entier ». À reprises questionneuses du texte même qui les engendre (« Il semble qu’ils n’aient jamais voulu expulser dehors / ce qui leur est le plus intime. Ils voudraient ? Ils n’aient pas voulu ? […] Ils […] le petit noyau d’hommes qui ne se sépare jamais. » Aux aguets d’un passé lourd de générations, remonte la perte d’un homme aimé, spécialiste du livre d’Hénoch, puis celle du père. Par vent d’Est, évoqué le mal être de l’adolescente, soufflent de « Katowice » entre splendeurs diffuses tous les miasmes attenants.
Le Guet de l’enfant à naître est aussi insomnie .
Un intermède en italiques, à l’encontre de ce qui traîne encore dans les arrière-cours de l’esprit, perçoit l’homme, le vivant, l’organique dans le cosmos des grandes vitesses comme « une esquisse de stabilité », l’inanimé plus mobile que l’animé.
Du futur enfant, au cinquième mois une angoisse (« J’essuie les larmes du nouveau-né qui a été chassé du ventre de sa mère. / Sa nuque frêle comme flocon »), au septième le heurt d’une supposée « petite épaule », au suivant le pouls entendu rappellent qu’il est le thème du recueil. À « l’étincelle de mercure de tes yeux », à « l’air de minuits natals » on comprend qu’en perçant les secrets de notre vie intra-utérine, « commencement / d’avant tous les / commencements », « cette chaleur accomplira seule l’alliance de l’ultime et du réel. »
Sur de justes mesures de mots simples tranchent des architectures déconstruites. La ponctuation de la prose et le déroulé à jours ou dévalant du poème, à double volée d’escalier de son perron natal, s’engrènent de substance vive. La poésie est violemment naturelle à Laurence Werner David, auteure connue de romans. Ses vers passent à la ligne. Passent la ligne de flottaison.
En couverture un contrefort rocheux aux « aspérités dévorantes », estampe d’Anne Paulus dite Plan Séquant 6, embusque un appel à fractales. Anfractuosités, tour de Guet.
Lanskine, 56 p., 13 €, février 2020
Critique générale - 1
Parler quatre ou cinq langues. Mais quarante, cinquante ? Où Claude Hagège trouve-t-il l’espace-temps de penser ?
Saisir la poésie à sa naissance contemporaine, au point disruptif où la prose bascule, où au plus vif, au plus creux, au plus étale d’un prosaïsme lâche l’adhérence au réel, où un mot prend, sinon feu et flamme – flammèches à mèche qui fait long feu.
Ce paquet de craquettes au quinoa conçu pour qu’on l’ouvre facilement sans y prêter attention, les doigts se dirigent naturellement où il faut appuyer. Les choses se corsent quand on fait attention, c’est là qu’on déchire le paquet.
Je me mets à l’écoute en écho, retranche les faux échos. Je ne lis la poésie que sur les murs de la caverne, celle de Platon ou de Magritte ou des quarante voleurs.
L’ancêtre des premièrement et deuxièmement d’une communication (à visée) scientifique (introduction d’une édition de L’homme aux rats et de L’homme aux loups, deux poèmes de Freud, édifiants et raclant l’évidence) est le balancement μεν / δε du grec dont la « science » moderne dédaigne le subtil propos au profit d’une marche guerrière décimant la pensée : un soldat sur dix au moins, les meilleurs, précipité dans les ténèbres extérieures. La rhétorique a pris un péremptoire, numérique virage.
(J’ai ouvert Freud en bilingue pour rire de lui avec Nietzsche, et le trouve très convaincant, pas trop l’imposteur qu’on se plaît à décrire. Ses théories d’une bêtise confondante ont fait du tort à sa pratique géniale, Lacan aussi.)
Les cinq psychanalyses de Freud sont des fables, de pure littérature. Autre version : depuis que Freud a écrit ces cinq psychanalyses et l’analyse des rêves, on ne peut plus pratiquer la littérature comme si de rien n’était ; depuis, tous les poètes sont surréalistes, selon le mot d’Apollinaire, freudisme et avant-gardes aux gémonies.
Odieux quand je parle par ouï-dire, pour qui se donne à lire je suis aimant.
Alvéoles Ouest , de Florence Jou
Deux retraités de bureau d’études, Tityre et Mélibée, ou Daniel et Jean-Paul, partis de peu (« tu baragouinais à peine l’anglais, tu as un bac moins six en anglais »), grands travailleurs ayant bénéficié à plein de l’ascenseur social, qui ont probablement « fini […] cadre ou assimilé », alternent leurs chants amébées, Virgile parle la langue de l’entreprise, le technologique et le social en guise d’hexamètres dactyliques. « Daniel / Tu te souviens de la grande maquette ? // Jean-Paul / Oui, celle pour les Russes, et leur usine de polystyrène, sur les bords de la Caspienne // […] Daniel / Et puis ce fut la crise de la pétrochimie, la reconversion totale, et le virage vers les chantiers navals ». « Les instruments étaient leurs organes, / les lignes tracées naissaient de gestes éprouvés, / […] les tracés jamais désolidarisés du corps, / les conversations en continu pour faire naître des structures », commente Florence Jou. À l’aune de sa performance pic à pic raclant des fonds de prosaïsme en poésie, après enquête un dialogue mis en forme très écrite comme dans les films d’Éric Rohmer, Bouvard et Pécuchet sont des lamartiniens.
En résidence d’écriture au Grand Café de Saint-Nazaire, qui fut ce Grand Café de carte postale et femmes en toilette vers 1900, bureau d’études de 1969 à 1989, racheté par la Ville comme centre d’art contemporain, la poète est conviée à interroger la mémoire des lieux. Aux trois temps (Alvéole 1, 2, 3) du proche passé industrieux, de la thérapie par un art à plusieurs entrées des tensions du présent industriel (« Amélie / Commencer mission. OK ? // Éric / OK. // Amélie / 300 kilos, volume OK ? // Éric / OK. // Amélie / Allée 4. // Éric / OK. // […] Amélie / Numéro ? // Éric / 6/7 », Éric et Amélie collaborateurs du centre), et du projet porté par Sophie, sa directrice – Florence compose son livre et dirige la performance à six voix qui le résume, filmée par Luc Babin ; la poésie, sinon faite et défaite par tous, alliant le collectif et l’impersonnel à maître d’œuvre prégnant, brassant les millénaires (« Tu t’inscris à Pôle emploi comme cariatide du monde occidental »), d’un tour de manivelle en abyme rompant l’églogue pour en extraire l’épique originel, Homère plus sous-jacent à Virgile que Théocrite.
L’envol lyrique aux ailes coupées, à « percussions et répercussions », prend la langue à la gorge en une dérive violente du substantif en verbe, alizé s’abattant en tornade (« aquatiquer », « eucaryoter », « nous anglons vers de nouveaux communs ») ; à l’abrupt de néologismes démonstratifs (« Je ne veux plus être pestonnée. // Éric / “Pestonnée” ? // Amélie / Oui, ce pesto mondial, cette idée de piler et dépiler l’autre comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons ») ; y répond de sa voix de ruche l’autrice faisant son miel de lierre de tout ce qui agrippe et grippe le système à thèmes récurrents auquel s’adosse le poème.
Je visionne le film, accessible sur site. La voix douce et ferme de Florence Jou, le legato de ses interventions, la pertinence de ses acolytes improvisés tranchent sur la syntaxe poétique peignant au couteau, lissant au rabot – démêlent mots âme haut. Lisez de préférence comme moi le livre d’abord.
Coédition Lanskine et Le Grand Café, « Poéfilm », 64 p., 13 €, février 2020
Critique générale - 2
Carole Darricarrère voit, conçoit, entend dans le plus grand écart, de tension maximale. Ses poèmes sont magnifiques, vibrionnants de féminité Son œil d’aigle décèle les « contre-ficelles », les contre-failles du tout-masculin qui sévit encore, chez certaines féministes aussi. Elle est venue, a vu, vit comme jamais.
Cyrano de Bergerac, en vrai poète (maudit), même quand il parle de fleurs (de lune), ne donne pas dans la fleurette mais dans la pensée. Il a la métaphore prémonitoire, tant du parachute que de l’extra-terrestre. Swift, Verne seconds couteaux. Il préfigure Lovecraft et Jung – avec joie de vivre.
Rarissime conjonction de la bravoure physique (pour défendre un ami, il charge seul, l’épée à la main, une bande de spadassins, en tue deux, blesse sept, met les autres en fuite) et du courage intellectuel (et physique) de ses railleries d’athée, en un temps où cela pouvait coûter cher.
Sur la lune on ne se nourrit que du fumet du rôt, on ne « vit que de fumée » – ce que tout serait, dit Héraclite, si nous connaissions par les narines. Tant aux sens qui nous manquent nous n’avons accès que par le rêve et par la métaphore, les auteurs d’autofiction comme mutilés.
Mignonne, allons voir si la rose – Elle avait quel âge, à votre avis ? – À peine déclose.
Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, de Risten Sokki
Une poésie de l’âge de pierre, de la pierre levée, de la pierre taillée à coups de serpe, tombe comme un pavé de glace sur nos déboires : une poésie rude, élémentaire, l’homme absorbé par sa lignée – par une alchimie lourde, heurtée, franchit les millénaires. De mémoire implacable, le livre repose sur un événement originel, la scène première, die Urszene. « Les tendons sont forts / La hache encore plus forte // La tête d’arrière-grand-père / Sur terre gelée / en octobre 1854 » : pour dénouer les fibres il faut remonter à la quatrième génération comme dans les meilleures psychanalyses, accompagner son arrière-grand-mère laissée avec deux enfants en bas âge, sonner et faire résonner le deuil dans les éléments déchaînés contre les meurtriers : « Souffle vent du nord / Frappe vent de l’ouest / Balance le billot / contre la cabane en tourbe / Arrache les montagnes / balance les à la mer ». Une force a rompu les digues.
Les Sâmes, derniers nomades d’Europe, qui ont domestiqué le renne et le suivent dans son périple dans l’extrême nord de la Norvège – travaillant les fibres de l’animal symbiotique, celles des « tendons du pied […] / plus forts / que les tendons du dos » – ne doivent pas être confondus avec les Inuits, qui se contentent de le chasser. Depuis le XVè siècle un rouleau compresseur fait obstacle à la transhumance par des barrages, par l’assimilation forcée : enfants kidnappés pour être placés dans des familles ou élevés dans des institutions. L’aïeul de Risten Sokki, Aslak Jakobsen Hætta, l’un des acteurs de La révolte de Kautokeino de 1852, est décapité.
Antérieur à la πολις, à la polis, à la cité, l’aède fait ici son office, médicinal pour politique. Mains appliquées sur les parois des grottes.
Retordre retordre les fibres du tissu ancestral, publié en 1996, est le seul livre de poésie de Risten Sokki, née en 1954, enseignante en lycée technique, auteure d’ouvrages scolaires et pour enfants. À l’édition originale en sâmi et en norvégien, Risten Sokki composant dans ses deux idiomes, répond l’appel d’air d’une publication trilingue, le français plus explicite occupant la page de droite. Avantage de s’immerger dans deux langues que l’on ne connaît pas, le norvégien dont certains radicaux nous sont familiers, le sâmi vierge, compact, compressé, tout en allitérations violentes, plus gutturales que dentales, redoublements racleurs (« reanggaid / ovddabeallái », « Lullabis duoddariid », hiatus (« nooiid », « Gá mavuoout ») à s’arracher l’arrière-palais.
À retordre retordre cette langue sans torsion première une poésie s’élève, verticale de toute sa lignée, de « grandes aïeules / [qui] lèvent les flambeaux quand on a besoin d’elles ».
Dans l’entre-deux strophes des poèmes, en guise de chiffres, des formes de structure géométrique simple, complexes dans le pointillé des détails, rappellent des cristaux de givre.
Coédition Atelier de l’Agneau « transfert » et Toubab Kalo, versions en sâmi et en norvégien de Risten Sokki, traduction de Per Sørensen, avant-propos de Gunnar Palander, 102 p., 17 €.
Critique générale - 3
Lecteur, chroniqueur, je pense au vieil antiquaire du roi de Prusse, de Proust. Quand un livre est authentiquement d’époque – du contemporain équipollent – je pleure. Si je reste sec, la poésie si dévaluée, on ne met plus le faussaire en prison, on le porte aux nues.
Et mourrai. La mourre est un jeu non-violent passé de mode. Ce qui me modifie me momifie déjà, jamais ne dis jamais, mais remplacé par un tiret, réplique tu serais d’une scène archaïque, die Urszene, merci Georges-Arthur Goldschmidt de m’avoir appris ces bribes d’allemand qui me font mesurer toute la beauté de la scène primitive, de la scène intérieure, de l’antéscène hantée telle une maison, entée dans l’arbre à came distributif, l’antépénultième ligne droite, ultime jamais, freudien poème.
Rares les mots justes pour dire le rêve, aussi justes que Balthus l’a peint.
Je me découvre des idées communes avec certains de mes ennemis mortels. Elles diffèrent toutefois par le tempo – ce qui dit bien que le tempo importe au moins autant que la pensée. Chez mes ennemis de droite extrême, it ain’t got that swing.
Denis Hamel : Saturne, Borne 45
Grand lecteur de poésie, exigeant et contempteur du mauvais aloi à l’estomac qui sévit. Cassant les vitres, injuriant les critiques – Denis Hamel, né en 1973, tel que je l’ai connu il y a peu d’années. Publié enfin un premier recueil, Saturne, son malheur mal aboli le hérissait encore. Mais Saturne est une merveille.
De quintil en quintil emboîtés à l’emporte-pièce, décousus de couture subtile, calibrés au hachoir, par ciel de terre un long poème voit le jour sur une planète inconnue, aux deux lunes alternant leurs fluences radieuse, maléfique. De tierce en carte secrète, en bottes sur échasses de cent lieues de titubant cousin et de robot spatial, alcoolisme modeste et tabagie y diffusent, floculation y répare un insolite mal être de nul avoir.
« chargée d’abattre / les hommes au cœur tendre / en route vers l’inutile éden / le plus en attraction / que le grand froid celle qu’on nomme // la grande solitude / au jeu libre des affinités / […] comment / aux clients grisâtres elle vend sa simple came »
La désolation qui sévit là ajoure et écartèle sur la portée du sens, trace à mains en mitaines le mal nu. Au déchiffrage, au défrichage de soi, des rejets à des distances outrancières en gageure, clins d’yeux d’un grand lecteur d’Homère, la profération et la rime sourdement tenues en lisière, une musicalité à l’os, une lumière d’éclipse comme une ellipse – que rend si bien en couverture Marie-Anne Bruch.
« mais la mer pourtant ne s’ouvrit pas / devant moi sans message / nos inutiles humanités / elles sont loin / entreposées derrière // loin et enfouies / derrière les bouches chaudes / encrassées au pétrole / des jours qui s’ajustent comment / au juste ne le sait que l’or du pauvre »
Trois d’ans après, rien que trois ans, un apaisement amer, un amour partagé ont policé Denis Hamel, revenu à de meilleurs sentiments mais dont l’inspiration pâtit. Borne 45 – entrepris donc il y a peu, au bel âge où l’on ne rage plus, et presque aussitôt publié – dit d’entrée non un point d’étape, un pivotement central, mais le blues du condamné d’avance d’Orwell (« le succès n’est jamais venu / les rêves ne se sont pas réalisés / et tout ce que nous avons / c’est notre verre de gin à moitié rempli / […] au moins sommes-nous en paix avec nous-même / sûrs d’avoir échoué / aussi bien qu’il est possible ») – la scène qui se situe vers la fin de 1984 (oui, même dans sa datation Orwell était prophète) évoquée à seule fin conjuratoire. L’accord au pluriel, qui n’est pas de majesté mais englobe dans son malheur toute une classe d’âge, accorde au condamné le bénéfice d’un consolation. (Blues : All Blues de Miles Davis, Blue Monk de Monk sont parmi les plus beaux morceaux du jazz.)
Devant la frustration évacuée sur un mode trop explicite, la poésie prend fuite. Mais d’un authentique écrivain la fragilité ne peut avoir raison de l’art. Ce qui s’écrit ne s’aigrit pas.
« le matin l’eau humaine afflue / se verse dans les failles / c’est la chute pour moi aussi / emporté par le courant // dans les couloirs du métro / qui captent l’eau humaine / en fleuves et affluents / des reflets brillent à la surface // ceux qui arrêtés tels des roches / ou de simples cailloux / se retirent du flux de tous / pour un instant voient autour d’eux // les visages pressés qui se recomposent / avec une effrayante vitesse / avant que ne rejaillisse / le courant qui emporte tout »
Saturne, Polder 168, couverture de Marie-Anne Bruch, préface de Jean-Louis Rambour, 52 p., prix non indiqué, 2015.
Borne 45, au Petit Pavé, « Le semainier », illustration de couverture de Marie-Anne Bruch, préface de Claire Ceira, 48 p., 8 €, janvier 2020.
Christophe Stolowicki
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