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Le vert en sa seconde vie, un texte de Dominique Sorrente

mercredi 4 octobre 2017, par Cécile Guivarch

LE VERT EN SA SECONDE VIE

Tâche de vivre avec les trois arbres en face de chez toi

comme si c’était une forêt.

Etty Hillesum

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Il y a un matin à regarder l’instant en face, en haut de l’arbre
où meurent même les traces de pas des oiseaux,
aucun soleil aujourd’hui dans l’avancée du gris, la neige
a renoncé, le calme imprime ses racines
loin des discours gluants,

la solitude est un destin fauve arrêté sur l’herbe,

avec
des traces de météores à relever
dans le ventre de l’univers
avant de devenir de purs aveugles.

Il y a un matin pour les ombres
quand elles devancent les chemins.

_________ *

Tu t’allonges dans le sanctuaire intime.
Le ciel ne fait aucune objection
à laisser Dieu glisser parmi les herbes folles.

Et les arbres supportent l’arc des guerriers,
leurs cris sauvages
entre les colonnes du temps.

Aujourd’hui peut bien se déguiser,
les arbres ont programmé une journée sans voix
à faire ramper le soleil.

Tu approches, paupières closes.

Tu sculptes quelques consonnes déjà dissoutes
qui vont au pied des arbres
disséminer leurs cercles.

Le fil du songe marche sans savoir.

Tu creuses
un large puits où te tenir vivante après la chute.

Et toujours ta mémoire, fille d’eau, se rallie
au présent du feuillage.

_________ *

C’est le temps de toucher les arbres.

Tu sais mal cette joie qu’ils ont d’appartenir à un retrait,
la dureté de s’installer sans frisson
au milieu d’un monde, et de tenir silence
comme on fabrique son écorce.

À la fraicheur d’été, à la couvrante des saisons creuses,
toucher les arbres.

L’ombre qu’ils font et l’ombre qu’ils appellent
dorment sur un horizon replié
qui laisse au large le ciel
verser ses nuits à grandes eaux.

Eux se délestent
en s’enfonçant.

Ils se mettent en terre pour mieux trouver la respiration du soleil.

Et toi,
accrochée aux branches et rêvant de salut,
tu ne fais que deviner
leurs sourires aplanis, leurs futaies de lenteur
qui se dispensent d’un visage.

_________ *

Plus bas, dans un coin du jardin.

Les racines ont le goût
du vent du dedans, elles macèrent dans la moiteur,
avec des petites bêtes froides
qui n’en ont jamais fini de s’étreindre.

On prétend qu’elles peuvent faire de quelques vers luisants
un début de cadran lunaire.

Les voici nues, radicules vautrées en terre,
de quoi tout juste faire un plat de résistance.

Et tandis que les chansons de midi
se balancent benoîtement aux feuillages,
les racines
gagnent du terrain profond,
à l’insu du jardinier qui se crut géomètre,
elles grignotent, et c’est ainsi,
leur temps de louange râpeuse.

Et ma foi,
il faut être bien affolé dans le trafic des zones commerciales
pour ne pas noter, en bas de page
de tels rites de respiration souterraine,
celle qui palpite sans crier gare
sous le pas du promeneur de mai.

_________ *

Épuisé de sa journée, le vert
fait grimace
tout au fond des carrières arides.

Il se rappelle la joue de la forêt,
comment bourdonnent les elfes en rangs serrés
qui ont le baiser facile,
la prière d’âge nu sur les mousses
et son nectar.

La vie va vite derrière le verger,
sur le carré d’herbe où l’on essuie déjà les traces
des rendez-vous, à bruits de tôles et de marteaux - piqueurs,
vite sur l’accoudoir blême où s’appuient les morts
qui ont troqué leur tapis volants
contre des urnes.

En ville, on parlemente avec
la feuille qui sait qu’elle n’attrapera jamais le ciel.
Un lierre rebelle se met à invectiver le jardinier
devenu pesticide.

Mais le vert ne trouve aucune raison
pour que le monde passe son tour.

Il attend obstinément de naître,
de naître encore,
et qu’on apprenne à épeler son nom
en broutant dans un feu d’herbe rare.

(Tout au milieu de la forêt,
le dormeur se retourne. Son rêve n’a pas assez dormi.

L’autre saison viendra dans l’ellipse du monde blanc.)

Dominique SORRENTE


Né en 1953, Dominique Sorrente vit aujourd’hui le plus souvent à Marseille ou à Lille ou dans le train.

Il développe de plus en plus sa pratique de polygraphe dans plusieurs directions qui se font écho : la poésie, la micro-fiction, la chanson (groupe Les Ivres vivants), la performance, le spectacle (Zig zag déclame et Nord Sud où vont les fleuves avec Marie Ginet). Le cœur de son travail figure dans son journal de bord.

Depuis Citadelles et Mers (Sud, 1978), Dominique Sorrente a publié une vingtaine de livres récompensés notamment par les prix Guy Levis Mano, Antonin Artaud, Luc Bérimont, Georges Perros.

En 2017, Dominique Sorrente vient de publier deux ouvrages :
Les gens comme ça va chez Cheyne) et un livre-cd B comme Bran (avec Colette Papilleau et Daniel Vincent) au Scriptorium

Il anime à Marseille depuis 1999 le collectif du Scriptorium


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