« Sartre veut nous faire prendre ses mots d’enfant pour ses mots d’auteur », ai-je lu sur ses Mots. Eh non, c’est son meilleur livre.
Hervé Bazin. Ce qu’est la littérature de bon aloi, de second rang, d’emprise au sol, de vachardise pensée. Reposante, circonscrite, de n’être pas poésie. La psychologie pesant ses mots. D’un temps, gras ingrat du passé, où psychologue entre tous était le romancier. Famille(s), je vous hais (je vous aimerais) : Gide en rez-de-jardin, à l’entresol Hervé Bazin : Au nom du fils en contrepoint de Vipère au poing. Le talent avéré du défaut de génie. Gide a ses éclairs, Bazin s’assied sur l’éclair.
Si nous n’avions pas Descartes et Malherbe il eût fallu les inventer. S’il n’était pas devenu cartésien de substance, le français n’eût pas su dé / lyrer sur tant d’accords qui en ont fait la seconde patrie du jazz.
Lisez lentement. Mastiquez. Si vous accompagnez votre vie d’un grand cru, consacrez à le déguster plusieurs réveils, de sieste ou de matines. Ne lui ménagez pas les laudes, ne soyez pas avare d’admiration. Préservez-le de vos vêpres sourdes, aveugles, anosmiques. Ne craignez pas de donner au riche, au nouveau riche surtout. Vous semez en terroir, en terre hoir, de multiples générations d’un vin de soif, d’inextinguible soif.
Christian Viguié : mieux qu’un art de vivre, un art d’être, ou n’être pas. Face au poète, les « philosophes » trahissent leur infirmité : ils ne savent pas lire, n’ont pas mis leur vie en je pour apprendre.
Monk, ses porte-à-faux plus vrais que l’ivraie.
Les Sonates de Scarlatti, jubilatoires – implacablement. Mais nostalgiques, aussi impitoyablement. Élocutoires – tant pis pour le néologisme rimé. Réfléchies sur les eaux cascadeuses, torrentielles, sachant s’alentir pour tirer l’âme de son bourbier. Répétant sur tous les tons, à tous les octaves un bonheur de vivre – pour le réentendre on aura Mozart, à la veille de la Révolution animé par son vent, puis il faudra attendre Louis Armstrong.
Insinuantes et charmeuses quand le stylo ni la touche d’ordi n’ont plus de mots, réaffirmant leur bonheur dièse superlatif, appelant l’air célèbre de Don Giovanni. Dansant la gigue la carmagnole, balayant de leur pinceau moqueur la morosité des siècles.
J’ouvre Lee Morgan – ce n’est pas un livre mais un compact disque, l’émotion est la même. Et dès le premier morceau, Easy living, la voix de pronunciamento me prend au plexus de son inaltérable (croit-on) jeunesse. De ses rafales de jeunesse prononçant des arrêts de vie aussi définitifs que des arrêts de mort. Appelant à éclats de trompette le ban et l’arrière-ban de ses vassaux en âge. Modulant sa solennité d’un tel bonheur.
Éléments de sabotage passif, de Cédric Demangeot
Forcené. Fors ce né, toujours étranger à lui-même. Né aux forceps. Mort comme on lâche les chiens – à 46 ans, quelques semaines avant que ne paraisse la présente plaquette.
Le long poème qui en fait le corps s’intitule Du mésaccord, fondement d’un mécrit – plus tragique que celui de Denis Roche. Il est rare qu’un texte prenne avec cette force à la gorge lente, à la tripaille, au plexus, à tous les points critiques d’un transit textuel, qu’on ne le puisse lâcher, surtout en poésie. Une saison en enfer, bien sûr. Ou dans un tout autre registre, La bâtarde de Thérèse Leduc. Quand nous frôle ainsi de son moignon la vie hors-jeu, la vie enjeu de chaque instant, la vie en je récusant le commode il romanesque, le mécanique tu d’adresse, et cependant se dédoublant d’adolescence au long cours – les touristes vous tombent des mains.
Spontanément implacable, contre des parois de néant rebondissant de strophe en strophe de prose que ne délassent pas quelques vers, ni ceux que des barres obliques alternées de larges tirets livrent comme des citations de vers – soi tenu à bout de bras.
Le soi dédoublé, sur les brisées d’un mort – on pense à Guy Viarre – impose d’emblée une double lecture : « Je me retrouve à un moment ou à un autre avec des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche. Et je finis toujours par cracher le morceau dans la bassine. Après l’avoir longtemps mâché, bien sûr, essoré jusqu’aux dernières vitamines. » Illustrant la légende que quand on croise son double, « diaboliquement ressemblant », la mort n’est pas loin : « Bien entendu / il est impensable / que lui et moi / parlions un jour / la même langue ».
L’autoportrait en Guy Viarre, qui s’est suicidé quand il touchait au but d’être enfin publié par un grand éditeur, culmine d’aporie (« choisir une chose ou l’autre : commencer par finir – ou finir par commencer ») en explicite tropisme d’échec : « Dès lors qu’un jour menace d’être historique, il met un point d’honneur à ne pas se lever avant quinze heures. Il se traîne jusqu’à la salle de bains, met un coup de tête dans le miroir et se recouche sous son chien. »
Qu’a-t-il donc saboté en bottes de ces lieux qu’on nomme poème ? Sa vie bien sûr. « Dans ma hantise de l’arrivée, je ne cherche pas le mouvement perpétuel. Je suis le mouvement qui se perpétue, voilà tout », écrivait-il déjà en 2001 dans Pour personne. Sa revue, Moriturus, affichait comme emblème très peu héraclitéen mort-dans-la-vie, formule de Roger Gilbert-Leconte.
Cela dit. « Il aimerait partager le bruit, la couleur, la matière de ses limites, et l’inconnaissance émue qu’il en a. » Comment mieux parler de notre finitude ? Il n’a pas l’intransigeance désespérée de Guy Viarre, en lui une différenciation se fait, son double ne l’entraîne dans le fond que très lentement. Or pourquoi ajouter : « Les partager avec ses compagnons de cellule, par exemple. Mais les murs prennent toute la place, remplissent tout l’espace entre les corps. » ? Même s’il assure qu’« Il ne pratique pas la langue à deux pôles », ou que « Chacun s’applique à fréquenter l’absence de l’autre », l’implacable martèlement trahit la faiblesse d’adolescents prolongés restés entre garçons. À la revue Moriturus on ne voit passer que des hommes.
Éric Pesty est un éditeur pauvre. Mais pour cette revigorante plaquette agrafée, je donnerais bien des volumes reliés de la Pléiade sur papier bible, L’Éthique qui massacre Spinoza, la Bible qui délite la Bible, tout ce que l’érudition inculte a su gâcher.
Éric Pesty, 36 p., 10 €, décembre 2020
Les médiocres – au plus bas de son sens de moyens en français moyen – font l’histoire des lettres à leur image. Le manuel de français de mon adolescence était le Lagarde et Michard. J’ai eu Lagarde en khâgne. Pour voir ce qu’il voyait, Rimbaud devait selon lui, se penchant très en avant, regarder entre ses jambes comme pour faire peur à une vache.
Insurpassable dépouillement de César, inimitable juste mesure de Cicéron, de la langue plein la bouche, densité d’Horace, densité perverse de Tacite, qui s’en repaît parle un français dont on ne veut plus. Qui s’est nourri de notices d’emballage et de modes d’emploi fera un meilleur poète contemporain. Qui a su condenser des actes notariés. Mais pour être à plein temps de son temps, rien ne vaut, rivé à son écran d’ordinateur ou des écouteurs à ses gourdes courtes esgourdes, de s’immerger jusqu’aux yeux dans le vacarme qui a dévoyé le jazz.
Poli de politesse de la prose, celle de Baudelaire, d’occasionnellement ne pas commettre de vers. Les tirets de Nietzsche manquent de politesse. Dans Zarathoustra, Nietzsche s’exclame à tout bout de chant.
Les mains sur les parois des grottes. Non pas prétendre résoudre le mystère en lui appliquant des concepts, forcément fumeux, mais le faire battre comme un cil, le faire résonner sur fond pariétal pour que Paris étale ses catacombes sur / sous nos ombres chères, en lève le mystère, mi-stère mi-bouc, stères de la langue de bois dont danse la flamme. Que ce grand mystère garde son énigme fameuse et ses petits secrets.
Donner sa personne à la littérature le pendant d’immodestie de donner son corps à la science.
La scène de « sadisme » surprise par le Narrateur où Melle Vinteuil fait profaner de mots rituels (« vilain singe) à son acolyte le portrait de son père à l’encontre de ses bons sentiments est bien évidemment la transposition par Proust de sa propre sexualité complexe. Mais le mot sadisme employé l’est bien plus justement que celui passé dans la langue courante : c’est le vrai sadisme de Sade, cet homme foncièrement sensible et délicat, dont les excès ne sont que d’imagination carcérale. Sade un pur occidental libérateur de la femme, un précurseur du féminisme, Annie Lebrun ne s’y est pas trompée. Mais seul Proust, par son génie, a su rétracter tout notre sadianisme en simple « sadisme » (« Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne saurait être »).
Traductrice, bibliothécaire : parmi les rares métiers compatibles avec la noblesse du poème. La plupart des vies de poète fracturées en grand écart, fragmentées. Enseignant est la gageure entre toutes, rarissimes ceux dont la poésie en émerge – Mallarmé bien sûr mais surtout du trait de génie de sa coda, sur un dernier coup de dés. Parmi les récents, Samuel Deshayes.
Les contemporains ne savent pas comme ils ont besoin de poètes – moi aussi moi aussi, assurent-ils précipitamment.
Saadi ivre d’amour, de Saadi et d’Abbas Kiarostami
Quand on sait qu’une volée de siècles de barbarie aggravée jusqu’en l’islamisme contemporain sépare un artiste iranien de notre temps de l’âge d’or de l’islam, celui des poètes Omar Khayyam (1048 – 1131), Saadi (1210 – 1291 ou 1292), Hafez (1325 – 1389 ou 1390), âge d’or de mystique douce, de culture mathématique et de tolérance ( À vous votre religion et à moi la mienne un verset du Coran qu’on découvre ici, détourné par Saadi) mis à mal tant par les Croisés que par Gengis Khan et d’autres envahisseurs – on comprend mieux le petit recueil d’une rare et diffuse élégance sous son étui-jaquette, plaquette de feuillets libres comme flottants, qui condense ici, entre ses deux auteurs, ses trois traducteurs et l’écho imprimé par sa photographe, une largesse d’imprégnation et un colossal travail d’érudits, ramené au poli d’une épure.
Écho subtil qui, à partir de la photographie de Jacqueline Salmon d’un portail sous son imposte et son ogive, tout en motifs que l’on imagine persans, commande le variable dispositif tête-bêche des poèmes de Saadi, la plupart distiques tendus sur une seule ligne avec un léger blanc de césure, en bas de page à retourner, rendus en vers par le poète et réalisateur Abbas Kiarostami (1940 – 2016). Rendus, commentés, décalés sens dessus dessous sur la portée de siècles, l’un ou l’autre auteur passant au premier plan comme par des jeux de caméra, Kiarostami si imprégné de Saadi, si fusionné à lui, qu’occupant tout l’espace paginal il lui répond encore.
Saadi ivre d’amour : oui, et de de vin mais avec humour, moins d’ébriété (« je ne suis pas homme / à ne pas distinguer / le pur et l’impur // pur / le vin avec toi / impure / l’eau sans toi », le traduit Kiarostami) qu’Omar Khayyam ou Hafez, et sous sa rhétorique amoureuse plus proche du Shakespeare des Sonnets que de poètes épicuriens comme lui mais plus hédonistes.
Comme Pasolini, Abbas Kiarostami est plus connu comme cinéaste (Le goût de la cerise palme d’or à Cannes en 1997) que comme poète. Mais autant chez Pasolini le poète dans sa ferveur iconoclaste semble commander le réalisateur, l’inverse apparaît chez Kiarostami dont l’art de rhapsode semble nourri d’effets de cadrage et surtout de montage qui (dé)structurent efficacement le présent livret. Mais aussi transgressif de l’islam rigide que Pasolini de morale chrétienne.
Nous lisons le premier poème « en guise de préambule : // le temps l’exige / arrête-toi là Saadi / tout ce qui / était en ton pouvoir / tu l’as tenté » comme une pure adresse de Kiarostami à Saadi. En avançant dans le livre, où souvent Saadi s’adresse à lui-même, en s’en imprégnant, on comprend que s’impose une lecture à plusieurs strates, plus souvent délassée que tendue.
En retournant le feuillet, « caravane de la nuit / quelles nouvelles / du matin ? » d’un lecteur de rêves propulsé à son matin, s’inscrit le rêve dans la tradition des Mille et une nuits sans rien de comparable chez Saadi.
L’invocation à soi pleine page « ô Saadi / hier a fui et demain / n’existe pas encore // entre l’un et l’autre / saisis / le jour présent » venant rompre toute lecture systématique, la fusion prend son essor de siècles, Kiarostami jouant à s’effacer sous sa source d’inspiration.
L’homosexualité, la pédérastie naturelle de Saadi (« la vie danse quand elle entend les mots de l’ami ») transposées en « le cœur / s’anime s’il croit / en la fidélité / de l’aimé », ou « il rend l’âme, sur les lèvres le nom de l’ami » – rendu en ponctuation émotionnelle par les traducteurs – développé en « le malade d’amour / jamais ne guérit / qu’au parfum / de l’ami ». L’ami au souple « corps de roseau » célébré parce que celui des femmes est voilé. Quand « qui a dit : / regarder un beau visage / est un péché ? » rappelle qu’en Orient séculaire, du Japon au Maghreb, rien n’est plus beau qu’un beau visage, à l’encontre de notre culte du corps.
Édition bilingue, à la grande beauté typographique des vers persans en italique renversés, comme le pratiquait Kiarostami.
PO&PSY, non paginé (84 poèmes), traduit par Amin Kamranzadeh, Franck Merger, Niloufar Sadighi-Regnault, photographie de Jacqueline Salmon
Thelonious Alone in San Francisco, 1959, Monk en solo piano au pic de son art. Monk d’une puissance, d’un raffinement, d’une subtilité dans la déconstruction de l’harmonie, dans la rupture, dans la déprise, dans le délabrement, dans l’étalement de l’accord et ses retrouvailles minimales – si je savais la musique, aurais-je encore les mots – qui se passent de tout acolyte et font de l’accord obtenu un chef-d’œuvre de l’oxymore, de l’aporie, du paradoxe érigés en triomphe sensoriel du non-sens.
Le cahier est à sa place, où j’ai écrit le premier et le deuxième mouvement de la Pathétique, en cursives fluides épousant les montées en puissance et les retraits de grâce si féminins de Beethoven. Il est dommage que je me sois endormi avant le mouvement final, il faudra tout réécrire demain. En cursives à ma main. En italiques retournées, ces caractères persans si élégants d’Abbas Kiarostami, cinéaste et poète. Quand fidèle à Pasolini je reste cursif et cinéaste, la poésie commandant toutes les musiques de l’invécu.
Il était seize heures, la grosse rose rouge du ciel grillait sur la fenêtre.
Inculture d’une langue tout en acronymes, la plupart issus de l’américain et qu’il serait fastidieux d’élucider : ce français n’est plus organique.
Les progrès des sciences (toutes ne se tenant pas la main) sont acquis, ce qui est pris n’est plus à prendre. Ceux de l’homme sont aléatoires – il avance d’une coudée, sur les coudes et sur les genoux, régresse de plusieurs empans, pans de ciel.
Ce qui de moi est mal reçu : je suis moins heurté par le génocide hitlérien que par le millénaire de harcèlement et d’abjection sacrée qui l’a produit.
Le jazz est mort avec Miles Davis, Thelonious Monk, John Coltrane. Un demi-siècle après Henrico Pieranunzi ne se contente pas de jazzifier sur Bach et d’autres, il le restaure, l’incorpore à l’histoire de la musique, vive le jazz.
Comme musicien, il est notre contemporain capital : avec largesse débordant de part en part sur les siècles.
Un platane, de Jacqueline Persini
La très pensée vignette de couverture d’Isabelle Clément suggère une notation musicale dont les barres ont disparu, touffue, épaissie en pâté d’encre, barbouillée plutôt que biffée : entrée en mémoire, appelant l’élucidation, de préférence musicale – telle qu’elle s’éclaire quand l’écriture de Jacqueline Persini vous est familière et présente.
Longtemps psychanalyste avant que sa poésie ne s’en dégage et prenne un libre essor de précurseur de leur conjonction, autrice notamment de Tard je t’ai reconnue (2011), elle sait investir ici le végétal (Un platane suivi de Froissement de feuilles), celui du jardin d’enfance, sans qu’y soit contée l’ombre ni l’onde d’une fleurette : « Avec une salive débridée / Ta parole bouge les choses / Parmi des bribes de hasard / Où les pires douleurs / Parfois se délogent / Car le chardonneret / Toujours ouvre ses ailes / Pour éponger le sang. »
Sa voix douce, lissée d’écoute, celle de la mal-aimée d’un premier lit (« le second lit a tout », écrivait-elle il y a dix ans), laissant perler le sang.
La première séquence prend pour support, de son « bois clair », de ses branches sur lesquelles elle se hissait, de ses « racines », de ses « ramures », le compagnon de son enfance sur le tronc duquel elle traçait « Une entaille pour un cri. / Un bâton me servait de plume. » Chaque dernière strophe du poème de la page de gauche s’achève sur une esperluette, l’enchaînement de continuité de bonne « espérance » d’un cap non plus maigre mais allègre, y répondent page de droite « Vague après vague / [qui] roulent les illusions », « les promesses / À l’assaut des abîmes [où] se / Sabordent les eaux vives », « les pensées », « les désirs », « l’oubli », « les morts. La vie tailladée de ceux qui restent », « Les phrases / Que le mistral démâte », mais aussi « les âges / Trempés de sel ou de miel », « les souffles [qui] se posent / Pour héler un navire », « les audaces / […] D’un petit ruisseau / d’encre / Qui syllabe, amoureux / Des galets et du sable. »
Dans la suite en mineur (Jacqueline demeurant cette petite qui court de livre en livre) où « Des feuilles […] se roulent / Pour résister » mais où « L’ardeur du souffle / Cisèle les pluies / Les plaies, les replis », l’esperluette de chaque poème, à présent dégagée de sa strophe finale, devenue strophe finale, donne la mesure de la maîtrise acquise sur le temps long.
La poésie épurée à l’essentiel. Lissée aux forceps. De douloureuse gésine. Son efficacité douce évidente.
À la patiente écoute de soi en l’autre, de Soi et les autres (Ronald Laing, 1961, un livre emblématique de l’antipsychiatrie), la poésie a répondu.
Henry, « La main aux poètes », 48 p., 8 €, mai 2020
« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Mallarmé a vingt-trois ans. Il les a sans doute mal lus.
Dans mon adolescence encore vierge, il est de bon ton, blasé précoce, petit crevé, d’être revenu de tout. Nous avons gagné quelques années sur le poète.
Quitte à être tentés de prendre Sade au mot plutôt qu’à la lettre.
Monk faisant remonter en coda un reliquat d’accord, ou deux ou trois. Monk dans Bluehawk (Alone in San Francisco, 1959), à force de répéter la question insinuant son semblant de réponse disjointe, étale, enchevêtrée et plus satisfaisante au long cours qu’aucune musique connue.
Ezra Pound arrache du poème à son lecteur quand la plupart vous font bas fouiller.
Un seul mot vous manque et tout est dépeuplé, et la langue béante.
Court d’immeuble en immeuble haussmannien de ma ville cette entaille, cette rainure géante qui fait (encore) de Paris la capitale du monde civilisé, mais aucune torsion de l’esprit ne lève le mot des pavés ni du Saint-Esprit, mettant fin à mon tourment verbal. Je passe cent fois (un euphémisme) devant deux pattes de lion en métal marquant de part et d’autre le pas d’une entrée de cour de village pour signifier l’interdiction de stationner, j’évoque cent fois l’esperluette mais sais bien que l’objet qui me fuit a un nom, ancien, que j’ignore.
Il m’aura fallu tant d’années pour ne plus chercher en moi-même. Et d’une résolution, quelques questions en quelques clics, Wikipédia lève les deux énigmes. Sans internet j’ignorerais à jamais la beauté de refend, la trivialité de chasse-roue.
Cavale russe, de Célestin de Meeûs
En cavale russe, en échappée belle, bonne, cruelle, de soi au substantiel, à l’exponentiel. Quittant les « infinis / flamands dans une pensée étroite / et des vallées wallonnes sans altitude » de son pays natal pour cet infini autrement vaste où « le nord a estropié la vie / d’une saison en plus ». Pour un voyage intérieur que seule lui permet la valse des fuseaux horaires.
En porte-parole de « notre génération à qui le manque / et la candeur ont constamment manqué » : « crois-moi / quand on ne peut plus distinguer / ce serre-frein sur le cœur et la salive / du désir dans la bouche il est grand temps » de partir. En pleine morte-saison de la jeunesse, quand la chair est triste hélas, et j’ai lu tous les livres – Mallarmé n’a que vingt-trois ans quand il écrit Brise marine.
Célestin de Meeûs n’a pas installé ses aises dans un Transsibérien mythique mais s’est d’un trait d’avion déporté jusqu’à Vladivostok, d’où il est revenu à Ostende en dormant sous la tente des mois durant, harcelé d’insectes, s’offrant de rares nuits d’hôtel et le confort du train démythifié pour quelques étapes d’un sommeil réparateur de plomb, « un sommeil de samovar ». Signalons toutefois qu’il est parti en avril, affrontant l’été sibérien plutôt que la grande glaciation.
Célestin de Meeûs, né en 1991 et déjà poète confirmé, quittant son amour dont la photographie lui tient le cœur au vif dans son épreuve, tendu un élastique de huit mille kilomètres de l’âme étirée à se rompre, de « trouille » qui n’est pas terreur, de « chagrin » existentiel, entreprend un voyage éminemment initiatique, non celui d’Italie d’Albrecht Dürer, de Lord Byron à Missolonghi, ni de moindres pèlerins à Katmandou, mais aux confins de soi, « à égale distance / d’aucun endroit sur terre ». Il fallait cette épreuve, cette mise en danger pour que sourdent ces mots. Pour qu’ils se cisèlent entre l’intemporel et l’intempestif d’un vertigineux poème, de fuite en avant. Pour que « les éclats de foudre cautérisent / les brèches desquelles ils sont issus ».
Poésie sur le motif, non résidentiel, non de résidence d’écriture mais d’itinérance comme happée par un ancien malheur. Voyage sur le motif aux confins spatiaux d’un soi continental où « si l’eau / est bien la surface même du temps la glace / signe son arrêt de mort clinique », où « l’hiver / […] dure à peu près douze mois / l’été / un hiatus entre deux éternités ». Quand de monotonie de marécages et de tourbières « les yeux finissent […] par friser la nausée », que l’impénétrable espace russe, celui de Guerre et paix, a raison de l’armée de Napoléon – la poésie prend les mots à la volée et les paysages de fond de cours, celui de l’espace-temps, immensément.
Oui, Cavale russe est l’épreuve initiatique par excellence à l’espace-temps, où s’actualise pour une nouvelle génération le pascalien vertige rationnel d’un monde dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Espace-temps : « deux trois contrôleurs fument à la pensée des jours et des kilomètres qui les séparent encore d’Oulan-Bator ou de Vladivostok » ; ou « il n’est pas encore vingt heures / qu’on se rend déjà compte que le temps s’est tiré sans nous / et qu’il nous reste l’espace / et le dernier Oural à traverser » ; « tout / derrière la vitre semble osciller / entre l’ennui et l’infini », mais cela de quelle passion ; « partout […] les mêmes absences de tout repère […] soudain je ne suis plus / qu’une synchronicité mise en sursis ». Se confondent tous les hommes avec qui il a trinqué, aux « vodkas danaïdales ». L’illimité est l’ennemi des échappatoires, écrit Milosz, cité par le préfacier Jean-Baptiste Para. À quantité de signes se signale un authentique poète d’une nouvelle génération, le principal étant cette conscience de l’espace-temps à qui il aura fallu un siècle pour passer de science à conscience.
Cela en un long poème d’un seul tenant, entre la seule majuscule initiale et le point final sans pause respiratoire sinon toutes les deux trois pages des barres obliques séparant les strophes, et outre le passage à la ligne de peu de rejets, sans autre ponctuation que quelques blancs et des barres horizontales fissurant l’horizon.
Cavale d’un glaciaire mal des Ardents écartant toute échappatoire aux mots, des mots drus qui nous cinglent de leurs écarts : « une couche de nuages noirs qui borborygment » ; de leur largesse concentrée : « à Omsk le quai de gare est le débarcadère des passions les plus tristes » ; de leur recul : « des femmes en perles / des hommes aux pulls noués sur les épaules / et des enfants en laisse » ; « les chiens chancellent à la Bacon en suffoquant » ; « aux derniers avant-postes / d’une Sibérie alvéolée de fleuves ». Cavale écrite « pour un présent que la mémoire / enfin ne reconnaîtrait pas ».
Cheyne, préface de Jean-Baptiste Para, 80 p., 17 €, 4è trim. 2021
Monk faisant remonter en coda un reliquat d’accord, ou deux ou trois. Monk dans Bluehawk (Alone in San Francisco, 1959), à force de répéter la question insinuant son semblant de réponse disjointe, étale, enchevêtrée et plus satisfaisante (pour moi) au long cours qu’aucune musique connue.
Ezra Pound arrache du poème à son lecteur quand la plupart vous font bas fouiller.
Tous ces tirets qui tiennent lieu à Nietzsche du passage à la ligne de la poésie.
Monk Plays Duke Ellington (1957). La gaîté fait la grandeur du jazz quand la musique européenne est à bout de souffle. Mais c’est à ses confins, peu avant qu’il ne sombre, qu’elle culmine, redoublée, dédoublée. It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing), scandait, swinguait Duke Ellington. Le pas de deux, le quart de tour, d’écart d’atours que lui imprime Thelonious Monk marque un tel sommet culturel qu’il faut toute l’histoire de la poésie française, de ses villonesques débuts nourris de ballades , échos de villanelles, à notre sans genre contemporain, où les vers à leur dévers de prose sonnent l’envers du tout ou rien (All, Or Nothing At All, y fait écho à quatre temps Coltrane) – pour en rendre l’équivalent, une pluie d’or de siècle en siècle que le jazz condense en quelques décennies.
Les planètes dans leur révolution vous font essuyer tous les plâtres de l’univers (À Philippe Jaffeux).
Espace-temps critique : m’y promener parmi mes contemporains intégraux, en révérence d’admiration, sauf de toute référence.
De Monk les coups de botte en touche vibrante, de l’arc de cercle au tour complet.
Pour la plupart, les livres sont sans valeur, dix pour un euro, sinon ceux qu’ils ont écrits eux-mêmes. Ou une mince valeur de curiosité, le temps de déflorer leur objet pour peu qu’il soit défini.
De Wes Mongomery, No Blues, 1965. Quand les plus grands ont brisé leurs touches ou leurs cordes, faussé leur cuivre, l’un des derniers jazzmen, tel un dernier philosophe sinon un dernier poète, tire à contre-emploi de sa guitare de tenaces riffs, à l’encontre de tout le fondu éthéré qu’on attend d’un guitariste depuis Django Reinhardt. Le temps n’est plus au blues à l’âme.
Baudelaire, le travail secret colossal. Rimbaud, le déchirement colossal. Poésie du vécu, de l’invécu, sans chiasme possible.
Ghérasim Luca : digressif allitéré, à plus soif, de fond(s) incrémentiel, rompant l’incrémentiel comme ne sauront plus ses séides plats.
Crudelis, crus délices, cruel en latin est un miroir sans tain.
S’il n’avait pas écrit Amores dans sa tendre, son emportée, sa déjà juste jeunesse, claudiquant avec vigueur du pied manquant à l’épopée, puis l’Art d’aimer, jamais Ovide teste âme en terre n’eût tiré de soi les Métamorphoses comme une nuée de constellations.
Animal(s), de Sylvie Durbec
Entré de plain-pied à même une écriture à vif comme une plaie que seules pansent pensent épanchent la forêt, la rivière, dont « rapprocher les rives comme les deux bords » ; giflé à tour de vers dans une tour de verre brisé, il n’est pas aisé de pénétrer dans Animal(s), un livre dont l’âme s’adjective, portée par la proximité des animaux. La récompense est à étiage du fond de sylve qui dort en nous. Sylvie Durbec porte son prénom comme une hampe brisée.
Se démène le grand écart entre un âge affectif et l’âge intellectuel, de puissante poète et de petite fille hors d’âge au « lit célibataire » de rivière, qu’emporté son amour seuls désormais assistent protègent ses animaux, un grand cerf, un chevreuil, un loup au poil hirsute lui tenant lieu de chien, qui s’enfoncent avec elle dans la grande forêt hercynienne de ses études latines, la protégeant petite corneille contre la maritorne de son enfance – à qui prête un long moment ses traits de langue un proférateur commandant de gendarmerie avant de se convulser au sol. Devant « l’essaim qui vrombissait, / [il] leva une main puis l’autre, les vit devenir griffues, / sentit son corps rapetisser et soudain, plaqué au sol se mit à tourner/ nerveusement sur la neige boueuse, tentant l’envol. / En vain. » Première métamorphose.
Enfant de mère tueuse et de père faible, entre imprécation et gémissements lui échappent d’insoutenables « m’armer d’une tronçonneuse et abattre les arbres qui encerclent le paysage, créant une brèche par où faufiler de l’écriture de sylve échappée de sa maison » ; ou « à la tronçonneuse relevant [m]es amples jupes de nonne et courant vers la mer pour attaquer le cyclone », « abandonn[és] derrière [moi] des mots qui gelaient immédiatement au contact de l’hiver ».
Happant au passage, en vers centrés, des citations des poètes récents ou contemporains qui composent sa bibliothèque intime et portable mi-partie de vivants et de morts, de James Sacré à Primo Levi, ce qui la tient en haleine est le souffle intensément long d’un poème au format de livre non de plaquette, aux strophes chapitres, aux vers entre vers et alinéas, tout en arrachements aux multiples strates.
Son grand poète de référence n’est toutefois pas un contemporain mais Ovide, pas celui des Amours de pleine allègre jeunesse auxquels le facétieux dieu-enfant a dérobé le pied qui manque à l’hexamètre épique, mais celui des Métamorphoses, l’exilé qui à son âge accompli nous emmène de légende en légende, celles qui étymologiquement doivent être lues (pour mourir heureux) – et où pour échapper à la poursuite d’un dieu mineur on est transformé par Jupiter en pluie d’or, ou élevé au ciel comme constellation. Ici, Castor de tous les Pollux, l’homme au seuil de la mort devient l’animal de son choix.
Un livre teste âme en terre, de grand acompte sur l’au-delà.
Propos2, 154 p., 14 €., février 2021
La multiplication des acronymes (dont tant d’américains) et des sigles, sous pression abréviative, propre à la langue voulue concrète, non littéraire – est un cul-de-sac des langues. Le français y perd son âme. Ils sont l’opposé absolu de notre litote d’essence latine, disséminent leurs miettes de pain chimique sur les portées du sens.
Rendre au jazz la poésie-rock dont l’Amérique (blanche) assourdit tous les continents, bloquée en alarme folle la sirène de Rhapsody in blue. En descendre le voltage et le son à son swing d’origine (It Don’t Mean a Thing If It Ain’t Got That Swing, Duke Ellington, 1932, Thelonious Monk, 1955).
Où la psychanalyse est thérapeutique, la poésie est guérisseuse. Les livres de poésie devraient être vendus à leur juste prix. Les brader en e-books sur internet est typiquement barbare.
Comble, ceux qui paient le prix fort sont souvent les poètes, de leur mort prématurée sinon de leur suicide.
Dans mon atelier, entre plusieurs manuscrits et les chroniques en cours, comme le batteur Elvin Jones à sa forge, entre ses tisonniers de différentes longueurs, ses braises, son enclume.
Quel est le peintre le plus surréaliste ? Dali, bien sûr, et paranoïaque fertile, ses épaules qui sont des seins mais plus beaux, plus phalliques, plus lumineux, ses genoux qui sont des saints, mais à genoux, ce nous qui est un je, ce je surdimensionné qui dénoue. Fraîches vallées ses déserts abondants en microcosmes sous un soleil de Satan. On lui passe ses élucubrations provocantes venderesses.
Il est sûr que cet homme mourra en maniant des culs. Mais ni Sade ni moi. Je mourrai entouré de mes rares amis, parmi lesquels ceux dont je ne me lasse jamais, Bosch, Monk. Je mourrai au jardin de mes rares délices – celui des supplices toujours surfait.
Mgła mdli Le brouillard donne la nausée. Tout en triphtongues, le polonais monosyllabique dit en deux syllabes ce que le français traduit en huit. Pour ne plus tenter de le dire en français en deux pieds allitérés touffus de consonnes, il m’aura fallu le gros d’une vie.
Ezra Pound dans Cantos pisans retourne sa plaie à vif de traître à son pays, antisémite se déchaînant à défaut contre les usuriers en général – entre Sirènes et Grâces (ΣΕΙΡΕΝΕΣ, ΧΑΡΙΤΕΣ) lit l’Odyssée comme Nietzsche seul, et mieux qu’Ulysse, délié du grand mât. La poésie fait se côtoyer tous les abîmes.
Connais-toi toi-même, c’est un dieu qui a prononcé cette phrase, pas le philosophe Socrate ni le psychanalyste Lacan. Ne crains pas d’abonder dans les fausses pistes ni de te méconnaître à portée de doigts, à bordée de toi, un sphinx lèvera l’énigme.
Christophe Stolowicki