Lambert Schlechter est un écrivain-penseur… grand piocheur de cailloux polis dans le ruisseau des livres, qu’il ouvre, et ferme, et rouvre, accoudé, debout, assis, près de la fenêtre, derrière laquelle le vent fait, dans sa quasi-absence, une rumeur que nul n’entendra jamais.
Amoureux de la Chine et de Montaigne, et du corps féminin, il fait marcher le quotidien, droit, sur le fil du rasoir des mots, pour que la vie blesse moins.
C’est un penseur-écrivain qui fait en sorte que l’ivresse d’exister rejaillisse toujours sur la page, comme elle inonde de ses senteurs, de ses moiteurs, l’écran de nos vies, où défilent figurants et personnages secondaires puis principaux puis secondaires puis principaux.
Morceaux choisis :
Le murmure du monde et autres fragments (Le Castor astral, collection Escale des lettres, 2006, 108 pages, 13 euros)
et la féminine voix pendant l’amour, ça fredonne et chante et couine et piaille et vocalise, toute l’histoire de la musique, depuis la mélopée grégorienne jusqu’aux excès dodécaphoniques et lululiens d’Alban Berg
je devrais, écrit Kafka dans son journal, me tenir tranquille dans un coin, content de pouvoir respirer, Kafka, raconte Brod, garda toute sa vie sa physionomie d’adolescent, en octobre 1911 il fait le voyage de Radotin, pour aller voir quelqu’un, un certain Monsieur H., dans la cour de Monsieur H. il observe des enfants, des poules, et çà et là des adultes, il note : une bonne d’enfants [Kindermädchen], se penchant par moments au balcon de la façade ou se dissimulant derrière une porte, me désire [hat Lust auf mich], un regard, être l’objet d’un regard, être dans l’existence parce que visible, être comptable, p. ex. repérable en vue d’une étude statistique, silhouette découpée sur fond de pavé, à huit, à dix mètres, revêtu d’un manteau, sans gants, et voir qu’on est vu, et même être en mesure d’évaluer la qualité du regard d’autrui, et ramasser tout ça dans une formule inouïe, sie hat Lust auf mich… et il note : sous son regard j’ignore ce que je suis à l’instant même, indifférent ou honteux, jeune ou vieux, impertinent ou affectionné [anhänglich], tenant les mains devant ou derrière, grelottant ou transpirant, ayant froid ou chaud, amateur d’animaux ou homme d’affaires, ami de H. ou quémandeur, supérieur aux membres de l’assemblée qui, parfois, faisant un détour inattendu, vont à la pissotière et reviennent, ou, en raison de mon léger vêtement, ridicule à leurs yeux, juif ou chrétien, etc., régulièrement je vais voir Kafka, je me lave les mains, coupe mes ongles, et rends visite à Kafka, quelques bribes quelques pages, six volumes cartonnés de jaune chez S. Fischer, ce soir je lirai Ausreise Bruneldas dans Amerika, cinq pages
le murmure du monde – dès que j’eus noté ces mots, j’étais épuisé, puisque je sentais, savais que ça revenait à refaire, ou au moins à repenser la création, refaire réinventer réaménager la somme des choses, et je ne suis pas armé pour ça
tant qu’il y aura du papier… Sei Shônagon, vers la fin du Xe siècle, écrit dans ses Notes de chevet : Parfois le monde m’irrite et m’ennuie ; certes il me semble impossible de vivre un instant de plus, je voudrais m’en aller et me perdre je ne sais où ; mais si, alors, je mets la main sur du joli papier ordinaire, très blanc, sur un bon pinceau, sur de l’épais papier blanc de fantaisie, ou sur du papier de Michinoku, je me sens disposée à rester encore un peu sur cette terre, telle que je suis…
Yang Wan li – cela se passe en l’année 1178 –, est assis dans sa chambre, il observe une mouche, écrit un quatrain : sur la fenêtre par hasard j’aperçois une mouche qui se réchauffe au soleil / elle frotte ses deux pattes, jouit d’un rayon de l’aube / avec le soleil l’ombre se déplace, elle doit le pressentir / soudain elle s’envole, je l’entends se poser sur une autre fenêtre, péripéties, nous écrivons des histoires de mouches et d’araignées, pendant quelques instants les instants ne comptent pas, pendant quelques instants le temps est léger, léger, pendant quelques instants rien ne compte et tout est possible, pendant quelques instants l’existence a l’importance d’une mouche – bonheur sans histoire d’être soi-même cette mouche qui se chauffe au soleil
La trame des jours, fragments (Éditions des Vanneaux, 2010, 228 pages, 18 euros)
Je suis allé inspecter au plus près les recoins du plaisir, et jusqu’au plus secret de la nudité, du bout de mes doigts, du plat de ma langue, du plein de mes yeux, du plus précis de mon regard, du plus raide de ma queue, du plus chaud de mon sperme.
Fonction des citations / Elles ne sont ni illustratives ni ornementales, mais ponctuent et focalisent. Amorcent un thème, ou l’approfondissent. Elles me dispensent de dire, en disant à ma place – et sans doute mieux que moi. Elles me mettent hors de moi & en demeure. Me provoquent et me rappellent à l’ordre. M’accompagnent, m’aident à avancer, me contredisent et me confirment. C’est un exercice de modestie. Elles fournissent des mots-clés. Elles me mettent en réseau.
Sur scène j’ai vu de la danse, grâce & beauté, jubilation du corps d’être corps, langage sans paroles, regards qui se cherchent, mains qui se trouvent, dépense pure et vive de vie…
C’est l’hiver, assis près de la fenêtre, au lieu d’écrire, je feuillette, oisif et sans rechercher quelconque mérite, un livre d’anciens poèmes chinois, et j’y retrouve un texte qui me plaît beaucoup. C’est l’hiver, Yang Wan Li (1127-1206), assis près de la fenêtre, ouvre un recueil de poèmes des T’ang et y retrouve un pétale de fleur, et au lieu de lire, il écrit, – un quatrain : Au hasard j’ouvre un livre de poèmes, ce matin devant la fenêtre de neige / à l’intérieur un pétale de fleur de pêcher, encore frais / je me souviens avoir emporté ces poèmes pour lire sous les fleurs / c’était au printemps, il y a bientôt un an déjà
Le fracas des nuages (Le Castor Astral, collection Curiosa & cætera, 2013, 293 pages, 17 euros)
Envie & besoin d’écrire primesautièrement les choses qui m’arrivent ; plus tard il sera toujours possible de fabriquer des métaphores et des alexandrins – maintenant c’est le moment de dire, il n’y a rien à transposer. C’est le soir, sous mon tilleul je suis assis à remémorer ces derniers jours – c’est l’été, il fait ciel bleu, et sous le ciel bleu je vis tranquillement mes jours de bonheur & d’amour. (Carnet, juillet 2010).
Encore deux jours, à son retour de Dublin, – et nous aurons deux nuits où elle dormira, nue, à côté de moi, je sentirai le chaud et la douceur de son corps, et nous serons dans la nuit, sur la planète terre, ensemble.
Le mot « bonheur » – Kolyma
« Le « bonheur » le plus proche, c’était la fin de la journée de travail, trois gorgées de soupe chaude, et même si la soupe était froide, je pourrais la réchauffer sur le poêle métallique : j’avais ma gamelle, une boîte de conserve d’une contenance de trois litres. » (Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Verdier, 2003, p. 54)
Les poètes, quand ils ne comprennent pas, quand ils ne savent plus ni quoi ni comment dire – les poètes, quand les mots leur manquent, c’est alors qu’ils m’émeuvent le plus et que j’ai le plus envie de les écouter. Tao Yuan Ming (365-427) dans le silence du soir devant sa hutte, buvant du vin, remémore sa journée, il a cueilli des chrysanthèmes, le cœur libre il aperçoit la montagne du sud et note : « Dans les lueurs du crépuscule la montagne a fière allure les oiseaux qui volent ensemble y retournent » – et dans le léger vertige où il est il se met à réfléchir sur la signification de tout cela mais sur le mot « signification » son poème bascule dans le silence « sur le point de l’exprimer », écrit-il, « J’ai déjà oublié les mots », et il se tait.
Et Saigyo (1118-1190) un jour, pareillement saisi de vertige devant l’énigme de toutes choses, écrit : « Ce que c’est au fond / je l’ignore, pourtant / de gratitude / mes larmes coulent… »
« Un de ses jeux favoris était de faire des bulles de savon et elle avait appris à savourer le moment où la bulle parfaite, irisée, tendue, est si proche de disparaître qu’on la regarde avec une admiration et un amour accrus par la certitude de l’inévitable désastre. » – André Maurois, Terre promise.
Tomas Tranströmer au crépuscule contemple de loin New York dans le brouillard avec ses huit millions d’âmes et imagine vitrines de magasins, escaliers d’incendie, ascenseurs, wagons du métro et met tout cela en langage, puis soudain écrit : « Je sais aussi – sans recours à aucune statistique – qu’en ce moment dans une chambre là-bas dans le lointain on joue Schubert et que pour quelqu’un ces sons ont plus de réalité que tout le reste… »
La joie, je crois que j’ai su ce que c’est, un jour très lointain, il y a plus de cinquante ans, dans le tram qui passait le long du Glacis vers le cimetière saint Nicolas, – seul sur la plateforme arrière de la voiture-remorque, je fredonnais « Voi che sapete »… l’air de Chérubin dans Les Noces de Figaro de Mozart.
[Matthieu Gosztola]