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Deux expériences genevoises : Le Caddie et Le Labo

dimanche 15 juillet 2018, par Cécile Guivarch, fdelorme

Lire. Ecrire. Peut-être deux manière d’écouter. Lire, écrire, poursuivre un chemin singulier, parfois le faire ensemble. Deux expériences genevoises récentes et durables s’inscrivent dans ce cadre.

La première est une « bibliothèque itinérante et multilingue » qui s’étoffe depuis 2014. Elle se nomme « LE CADDIE », car les livres sont transportés dans un caddie de marché. Mais ce nom se décline à l’infini sous formes d’acronymes : LE QU’A DIT, LE KADI, etc... Les livres sont des dons, transportés au gré, prêtés ici ou là, lus par chacun, seul ou ensemble.
Nathalie Garbely et Isabelle Sbrissa se souviennent de quelques désirs forts qui ont donné naissance à ce projet :

On n’était pas trop riches, on voulait lire de la poésie, faire quelque chose ensemble. Qu’est-ce que tu lis ? Comment tu lis ? La poésie n’étant pas très bien distribuée, même en librairie ou en bibliothèque, si on mettait déjà les livres en commun ? Au départ, on avait imaginé que se créerait un collectif plus grand, on a poursuivi à deux. On désirait rester dans une économie minimale, faire quelque chose qui n’existe pas encore, créer une précarité, une horizontalité de partage. Quel lieu ? pas de lieu, alors pourquoi pas une itinérance ? Un sac ? Une valise ? Pourquoi pas un simple caddie ? Le mot « caddie » étant une marque déposée, on a voulu détourner cette privatisation du mot, on a joué avec ce mot, on utilise même le verbe « caddiser » : lire ensemble des poèmes. En désirant les semer, les faire et les laisser pousser, on a favorisé l’auto-gestion, le don et le multi-lingue dès le début (voir le graphisme évocateur des invitations).

Dès septembre 2014 des rencontres autour du Kadi ont été mensuelles pendant deux ans, maintenant elles sont bimestrielles. Chacun peut emprunter des livres, et aussi, surtout, discuter de poésie pendant la soirée. Ces soirées se passent dans des lieux privés (chez quelqu’un) ou semi-privés-semi-publics, (cafés, bistro auto-géré), et aussi par exemple dans un festival de littérature à Bienne (40 personnes présentes) ou au printemps de la Poésie à Vevey où les participants ont vécu de belles rencontres et de beaux échanges. Les séances rassemblent de 2 à 20 personnes, de 20 à 80 ans, plutôt des femmes, et reposent à chaque fois la question : comment discuter sur et avec la poésie, comment lire la poésie ? Il s’agit de lire et discuter la poésie contemporaine, contemporain s’entend alors comme « la poésie dont nous avons besoin aujourd’hui », telle est l’invite :

la poésie qui aujourd’hui nous amuse, nous intéresse, nous dérange, nous fait penser, réagir, nous agace, [...], nous lave, nous obsède, nous donne envie d’écrire, de traduire, [...], la poésie qui gonfle, qui aujourd’hui meurt, qui flotte, qui attend le bus, qui gémit, qui fout des baffes, [...], qui travaille à temps plein, qui va chercher le courrier, [...], qui fait des enfants [...]

La soirée commence par un moment d’accueil, les livres sont montrés, feuilletés par des participants connus ou inconnus, qui se connaissent entre eux ou pas, les invitations se faisant finalement comme par ricochets. Deux ou trois livres sont choisis. Lecture de poèmes à haute voix, questions et partage parfois d’une grande perplexité, analogies, associations d’idées, tentative de rester toujours très près du texte, en évitant de déraper vers des questions trop générale. Personne n’est obligé de parler, il s’agit plutôt d’une mise en commun de savoir et de circulations entre des disciplines, des manières de percevoir. Tous tâtonnent ensemble pour pouvoir parfois ouvrir une porte sur des poètes contre lesquels l’un ou l’autre arrive prévenu : entrer dans l’œuvre d’Anne-Marie Albiach par exemple. Chacune et chacun essaie de parler librement, de ne pas monopoliser la parole. Être plusieurs à jouer le jeu pousse à le jouer plus longtemps et excite l’attention. Les nombreuses lectures possibles ouvrent les situations. Souvent, au cours de la soirée, naît un enthousiasme, car il se réalise quelque chose de parfois hautement improbable, souvent très chaleureux.

Aujourd’hui, les lieux privés sont privilégiés, on cherche plus de personnes susceptibles d’accueillir le caddie chez elles. On cherche aussi à obtenir des dons d’éditeurs. Le choix des livres est très large, très éclectique : de Sylviane Dupuis, Pierrine Poget à Pascal Commère, en passant par Rut Plouda et Ulf Stolterfoht, Ingeborg Bachmann et Izoard, St-Jean de la Croix et Arthur Rimbaud à H. M. Enzensberger.

Nathalie Garbely et Isabelle Sbrissa participent aussi à une autre expérience collective, la rOnde, avec Françoise Delorme et Rolf Doppenberg, un échange poétique épistolaire de poèmes avec pauses critiques en chair et en os. Et le travail de traduction, mené par ailleurs par Nathalie Garbely, est aussi l’expérience d’une écoute particulièrement sensible, la plus précise possible. Isabelle Sbrissa, en sus de la rOnde, du Khaddy, a participé à un groupe, de 2015 à 2107, avec Gilles-F.Jobin à l’origine d’un recueil : La langue et les autres. Elle poursuit un dialogue avec Gilles. F. Jobin en vue d’un livre commun et d’une lecture itinérante dans le Jura suisse. Elle édite et imprime une revue, la feuille, qui accueille d’autres auteurs, de Suisse et d’ailleurs. Elle est partie prenante d’une autre expérience littéraire collective au long cours : le Labo.

Le Labo, initié par Isabelle Sbrissa et Sylvain Thévoz, a été fondé en janvier 2012, ce qui lui donne un âge respectable. Depuis, il se poursuit à un rythme régulier, jusqu’ici un mois chez Sylvain Thévoz un mois dans l’atelier d’Isabelle Sbrissa et dès septembre 2018 tous les mois au C4, dans l’atelier d’Isabelle. Le labo est une invitation mensuelle ouverte à bientôt une petite centaine de personnes et où le bouche à oreille fonctionne bien, ce qui donne chaque fois ou presque des groupes différents, composés de personnes singulières. Écrivain, écrivant, amateur de littérature et/ou de poésie, amoureux des mots (ou en désamour avec eux, pourquoi pas ?). A la longue, bien sûr, il y a un noyau dur qui change peu, autour gravitent de nombreuses personnes.
Chaque participant apporte à une séance des textes de lui (parfois de quelqu’un d’autre), pas forcément de la poésie, tous les genres cohabitent. Chacun les lit ; ils sont commentés par les personnes présentes à la fois dans un esprit d’ouverture d’une manière critique. L’écoute est intense, accueillante, exigeante aussi. Isabelle Sbrissa dit y avoir appris une nouvelle manière d’écouter, peu à peu, la durée de l’expérience n’y étant pas pour rien :

[...] si je ne jugeais plus les textes, je ne savais plus non plus comment en parler. Alors comment faire ? Parler des textes en fonction de ce qu’ils sont, en les écoutant dans leur cohérence et leur toujours justesse, c’est une chose que j’ai apprise. Ecouter leur propre aune littéraire et tenter par le travail de l’interprétation, de la faire apparaître cette cohérence, qui est toujours là, j’ai appris ça plus tard. Parler des textes en disant ce que je ressens, ce que je comprends, ce qui m’échappe, ça aussi je l’ai appris et pratiqué plus tard, bien plus tard.

Quant à Sylvain Thévoz, il mesure aussi la grande ouverture d’esprit que ce laboratoire lui apporte :

Ayant une vie très engagée, j’ai parfois tendance à oublier la littérature. Me retrouver avec d’autres personnes qui écrivent, cherchent, explorent de nouvelles formes, et à m’émerveiller devant leurs trouvailles, fait vibrer en moi la corde de l’écriture et m’y ramène. Le plaisir d’entendre des auteurs que j’adore, d’autres que je découvre, et voir comment chacun.e. articule cherche, trouve son chemin, et de pouvoir suivre cela dans la durée, assister à une évolution, c’est beau. Etre placé devant ce mystère de l’écriture et voir arriver au labo une foule de gens, de genres, de profils de milieux socio-économiques divers tous animés par le même désir obscur : écrire, et qui osent partager cette part intime avec d’autres.

Les deux espèrent que cet enrichissement profite aussi aux participants réguliers, à ceux qui ne viennent qu’une ou deux fois, mais repartent transformés par la patience, la vivacité et l’accueil d’une écoute réellement attentive et féconde.

Ce laboratoire a été l’occasion de plusieurs sorties publiques, invité lors d’événements ou festival littéraire pour travailler des textes afin de les présenter à un public plus large. Ces présentations publiques ont mené à un travail d’écriture partagé autour d’un thème, par exemple l’amour : Le lamouratoire, en 2013, avec un livre éponyme, gratuit, à la clé Le Lamouratoire, a été suivi d’une lecture publique dans le cadre du festival la Fureur de Lire 2013 « les Utopies ». Deux sorties ont eu lieu, en 2014 et en 2016, sur les tréteaux de Poésie en ville, festival d’automne à Genève. Nous vivons aussi des Labo à l’extérieur de Genève, pour explorer d’autres paysages et d’autres rapports, suivant les personnes qui les accueillent. Le premier Festival murivalais de texte écrits la veille, à Muriaux en août 2017 : écriture au village le samedi, mise en commun des textes, débats, retravail, la lecture publique au cours d’une promenade le lendemain. Une lecture publique au théâtre Galpon en novembre 2017 dans le cadre du festival Dead-line, a été pensé comme un festival d’accueil inconditionnel de publics divers et de réflexion sur l’hospitalité. L’atelier d’écriture s’est niché durant deux jours au Galpon avec des créations qui ont ensuite été partagés en public au terme du week-end. Les gens qui sont venus à ce laboratoire étaient des adolescents migrants, des habitués du groupe, d’autres intervenants (acteurs, auteurs) intervenant durant le festival, ou d’autres qui avaient vu l’annonce sur le site du Théâtre Galpon. La mixité est importante, car le laboratoire est un lieu ouvert. Il se veut un croisement de différentes trajectoires et inspirations.

Sylvain Thévoz et Isabelle Sbrissa gèrent le labo à tour de rôle depuis trois ans, alors qu’avant c’était ensemble : solution pour que le temps pris par le labo soit moins important et qu’il puisse continuer avec ce système plus léger d’organisation. Cela colore d’une manière différente chaque laboratoire à partir de la sensibilité de l’un ou l’autre. Au fil des années cette exigence s’est affinée.
Ce n’est pas le café du commerce, ce n’est pas un salon où l’on cause de littérature si on l’entend comme un cercle ou échanger propos people ou egos à reluire sur telle ou telle connaissance, non. La visée est de creuser dans la langue et de pouvoir le faire ensemble, en s’aidant les uns des autres pour avancer sur un chemin d’écriture et de lecture (l’oralité joue un sens important), et ainsi pouvoir étayer une démarche avant tout individuelle mais inévitablement collective aussi (on n’écrit pas seul dans son coin pour soi seul), en faisant l’expérience de l’écoute et du retour critique.

Isabelle Sbrissa ajoute que pour elle on écrit d’abord seul et pour soi, le partage de ce travail avec autrui étant un moment important, voire une étape du re-travail.

Ce qui motive particulièrement Isabelle Sbrissa est d’entendre et interpréter, lire en somme, des textes très différents, en leur donnant raison, c’est-à-dire en essayant de les entendre là où ils parlent, c’est un exercice exigeant, qui enrichit et que le labo lui donne l’occasion de pratiquer,
Lire ses propres textes, écouter les retours parfois surprenants, parfois décevants, prendre ce risque de lire quelque chose qui est en cours, c’est motivant, l’entretien d’une sorte de collectivité autour de l’écriture, maintenir un lieu, le labo, de le rencontre et de l’échange sur la littérature qui est en train de se faire.

Quant à Sylvain Thévoz, ce laboratoire condense en un seul lieu et dans une durée profitable le bonheur des rencontres et les désirs parfois ambivalents qui motivent l’acte plus ou moins facile de partager des textes. Isabelle Sbrissa ne pense pas que ce laboratoire change sa manière d’écrire, Sylvain non plus, du moins pas directement : entendre d’autres écritures l’ouvre peut-être à d’autres manières de faire et surtout le pousse à définir d’où il parle, ce qu’il accueille, ce qu’il refuse :

En gros, toute écriture est sociale, collective, parfois elle est un peu plus formalisée, et il y a naissance d’un groupe comme le laboratoire, avec un cadre et des invitations lancées, mais quoi qu’il en soit, on n’écrit jamais seul, et toute écriture est collective. Il faut en finir avec ce mythe de l’auteur romantique qui puise tout de son propre fond ou de la nature. Du petit génie en herbe déconnecté de son milieu social et culturel. L’écrivain n’est rien d’autre qu’un porte-parole. Les egos parisiens sont aussi ridicules que les salons qu’ils habitent.

L’un et l’autre poètes partagent d’autres expériences collectives. Sylvain Thévoz, pour sa part, poursuit un dialogue avec le poète et éditeur Patrice Duret à l’origine de plusieurs livres Poète Sacré Boulot (éditions Le miel de l’ours), Courroies arrobase frontières (éditions Le miel de l’ours). Il considère d’ailleurs que même le travail avec l’éditeur, le fait d’être publié en revue avec d’autres poètes, est déjà un acte à plusieurs voix.

Ces expériences littéraires spécifiques, qui peuvent résonner en écho avec d’autres expériences, dans d’autres pays et sous d’autres formes, se font plus nombreuses, essaiment un peu partout dans le monde. Mais pour quoi ?
Un désir de partage plus direct ? Sûrement. Une exigence de diversité réelle, de frottements féconds, de critiques vivantes, une expérience transposable dans d’autres relations interindividuelles ? Sûrement aussi.
En tous cas, elles permettent d’espérer que la vie de la poésie et de la littérature continue à irriguer la société tout en perturbant en permanence la vie de la langue.

Françoise Delorme


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