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Philippe Rahmy, extrait de Béton armé

samedi 14 décembre 2013, par Cécile Guivarch

XII

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L’écriture, traduction du silence intérieur ; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux inconciliables.

À quel moment pourrai-je dire « je suis arrivé » ? La destination est-elle le pays qui m’accueille, la ville, l’immeuble, le lit ? Je cherche la zone intime que le corps délimite par le simple fait de sa présence, qui serait constituée par l’air que l’on expire et qui irait s’élargissant, jour après jour, agrandissant notre sentiment d’appartenance, de légitimité. Je ne la trouve pas. Je découvrirai que l’intimité est une notion inconnue en Chine. Il arrive souvent que la femme de chambre de l’hôtel fasse la sieste dans le lit d’un client, ou qu’elle utilise son réfrigérateur ou sa cuisinière en son absence.

L’aube fait place au jour. Une variation de gris. En bas, la tache claire de la ville imite le soleil. Tout autour, vers la lointaine campagne, l’étendue va s’obscurcissant jusqu’au noir. Il n’y a pas d’horizon. Ma chambre, perchée au bord du quadrant sud-ouest de la mégapole, donne sur une barre d’immeubles moins élevés. À droite, une station de métro. Les rames emportent leur cargaison humaine qui recouvre les quais comme de la poussière de charbon. Sortir. Prendre pied dans cette ville livrée à la vitesse et à l’encombrement. Je respire. J’ouvre une fenêtre. Un tourbillon s’engouffre. Il fait quarante degrés. La moiteur sonore ajoute à l’impression de vivre un rêve éveillé. Je suis incapable de dire si j’assiste à un spectacle ou si je suis ce tumulte géant.

Le vent court entre les gratte-ciel. Par terre, il déplace les chaises en plastique des gardiens du parking. Elles glissent au rythme irrégulier des bourrasques à travers une pénombre balisée de lignes jaunes jusqu’au raidillon qui les emporte vers l’étage inférieur. Des femmes installées contre un muret vendent des téléphones portables. Une rangée de vélos, elle aussi chahutée par le vent, bouge avec fracas. La ville bondit, se plie à l’angle de tout ce qui fait angle. Je retourne à ma terrasse. Écrire. M’en tenir aux faits. Ne rien inventer, ne rien supposer. La terrasse est bondée. Je vais au parc. Comment circonscrire une ville dont le rayon excède ce que l’esprit peut concevoir ?

Shanghai. Le bruit est assourdissant. Les gens crient pour se dire bonjour. L’étendue, plantée de fanions et de cerfs-volants, ressemble à la chevelure d’une charmeuse de serpents. Je sors un livre. Un vieux, assis sur le même banc, crache par terre. Un corbeau vient boire son crachat. Shanghai. Personne ne parle. Exister suffit.

Shanghai est la ville en soi. Une déflagration. Mes pensées me semblent aussi étrangères que le monde extérieur. J’écris. Mes phrases prennent une tournure dont je suis exclu. Un peu partout, là où je ne suis pas, ou pas encore, là où je me tiens silencieux et où la ville gronde, quelque chose me remplace avec justesse.

Voyager à travers le langage comme à travers le paysage. Être, à parts égales, le monde et les mots. Shanghai est le texte que je porte, autant que l’espoir de pouvoir l’écrire.

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Editions de La Table Ronde, septembre 2013, 17€

Lire l’entretien de Philippe Rahmy-Wolff par Sabine Huynh sur Terre à ciel


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