Bill Evans. C’est par pur racisme que je le découvre si tard. Un grand du jazz, et blanc !
J’acceptais seulement de le connaître comme pianiste de Miles Davis, en alternance avec Winton Kelly – plus intellectuel et elliptique, sans son swing.Il est l’auteur princeps de cette écriture syncopée dont on attribue la paternité à Céline. Mais lui, large. J’erre depuis longtemps sur ses brisées sans le savoir.
C’est écrit, pensé – supérieurement écrit. Des thèmes d’origine il reste quelques vestiges – tout est intériorisé et rendu comme en un swing second. Comme au filtre d’un avatar. Comme à l’appel du pied de siècles qui sont devenus les siens.
Bill Evans, ou le dernier des Justes.
La Carte et le Territoire, Michel Houellebecq
Malgré ses dernières dérives, auxquelles un inculte « philosophe », Michel Onfray, n’est pas étranger, happé par le titre j’ai découvert ce roman où Houellebecq se déguise en peintre, en photographe, en vidéaste (un même personnage, en dérision de toute vraisemblance). – Titre d’un éthologue de l’homme, proche de son chien.
Passons vite sur le gros de l’ouvrage, d’un écrivain bien informé par internet qui alimente son prosaïsme à tout vent (les remerciements à Wikipédia ne sont pas superflus), pour nous concentrer sur la partie polar, informations prises quai des Orfèvres par un Flaubert actualisé la terreur au ventre, pour Phébus le navigateur d’amertume d’un mal aimé.
L’écriture nerveuse, incisive, bourrée de tics et de raison, de raccourcis saisissants, déjoue en le rétractant ou surjouant tout le suspens du polar.
« Au milieu de l’effondrement physique généralisé à quoi se résume la vieillesse, la voix et le regard apportent le témoignage, douloureusement irrécusable, de la persistance du caractère, des aspirations ». Ça n’a ni l’amplitude du Temps retrouvé, ni la lucidité blessée la plus rapprochée du soleil, mais ne se paye pas de mots.
Ce thriller sur son assassinat (Soumission pas encore écrit), pour un motif qui s’avère crapuleux, est un chef-d’œuvre d’autofiction grimaçante assumée, de déguisement à grand escient. Le poète qui a fait rimer « droits de l’homme » avec « wagons Alsthom » déploie ici tout l’envers de sa vertu de rhapsode exposé comme personne aux tueurs islamistes. De barde dépourvu de culture classique, comme nombre d’excellents contemporains.
La belle ouvrage, parue initialement en 2010, a failli m’être gâchée par les notes incessantes de la pédagogue universitaire de service qui mitent le texte et qu’il est difficile de toujours zapper.
Flammarion, 2010, Garnier-Flammarion, poche, 492 p., 9 €., 2016
L’Iliade est une chanson de geste, une épopée, une œuvre collective, quand L’Odyssée, de même forme, est un authentique roman, auteur Homère (malgré des interpolations), héros Ulysse, un séducteur – cela deux millénaires et demi avant Laclos et Valmont. Dans les filets d’Ulysse la nymphe Calypso (lui plutôt dans les siens) ; la vierge Nausicaa fière de son rang, qui l’élirait bien pour époux ; sans compter la déesse Athéna. L’Odyssée plus postérieure à L’Iliade littérairement qu’historiquement, les Homérides antérieurs à l’immense poète aveugle, Homère.
Autre grand poète aveugle, Borges, qui nous fait accepter, voire aimer « ce qui n’est refusé à personne ».
Le mythe de Babel est faux. Il n’y a pas de langue unique qui se serait disséminée, mais comme l’écriture (Robert Bringhurst) apparue à peu d’intervalle en quatre ou cinq points du globe, mue par la même nécessité la parole est née du cri simiesque chez plusieurs de nos ancêtres que séparent des millénaires.
De Sylvain Tesson, La Panthère des neiges (2019), tout en « crêtes rabotées par l’érosion qui est la neurasthénie du paysage ». Enfin un authentique romancier poète, amoureux des lieux solitaires et détestant l’homme massifié. Éthologue poète pour qui l’analogie des espèces l’emporte sur l’homologie. Une éthique de l’effort physique. Il n’est pas un grand amoureux, sinon de la nature. Athée fils de croyante, religieux « hors cléricature » comme Nietzsche. Citant volontiers Morand, Heidegger, Chardonne, rien que des antisémites virulents – dans ce qu’ils ont commis de non-antisémite. Mais aussi Ernst Jünger, qui ne l’est pas mais peut passer pour l’être. Abominant Freud, j’imagine, comme vous haïssez Dieu. Le seul romancier connu que je connaisse qui vive dans l’espace-temps. Sa lecture m’est une grande épreuve.
Des surréalistes historiques répondent à une enquête sur la sexualité d’André Breton (qui y trahit son horreur de « la pédérastie », entendre par là l’homosexualité ; Aragon est présent, qui reste stoïque). – Quand des filles adhéreront au mouvement, il faudra changer de ton.
Femmes, de Philippe Sollers
En filigrane, un traité du grand amour, mieux que libre, libertaire, délibéré, voire conjugal. Tout en spasmes que transes graissent. Traînant ses guêtres et son non-être. Libéral, œdipien, hétéromane surtout. Donjuanesque à donjuanes, à béjaunes en fleur, à capsules en bouton. À boutonnières fleuries de l’Aphrodite pandémienne et de la Vénus d’île dans l’océan des mots. Un chef-d’œuvre. De prosateur-né plus inventif qu’un poète.
« On dit que certains corps mentent comme ils respirent... Elle réussissait, elle, ce prodige, ce numéro de haute voltige physiologique de respirer comme on ment… »
Torrentiel de torts en ciel de phrase, il est le seul contemporain dont je respecte les points de suspension. Bien sûr, il tient de Céline cette mise en tension de l’écriture – il est la rédemption de Céline. Sa montée en trois points alterne avec le retour au point à point, avec l’appoint du point-virgule quand la poigne se desserre.
En phase un à cent du discours. De sang-froid. Mais que sang chaud pansa dès son plus jeune âge, de précocité véloce, féroce, à vélo en tandems, en lupanars, en assemblée générale des actionnaires du sexe habité, habillé, nu d’intellect.
« Lesboïde », « sodomien », droit descendu des salops et salaudes d’Apollinaire. Le regard de lecteur d’une culture organique comme il en est peu. Pour modèle Ulysse, le héros d’endurance (sexuelle), séducteur de nymphes et d’une déesse aspirant à retrouver Pénélope.
Et soudain je comprends les réserves dont Sollers est l’objet. Ce Don Juan féministe et masculin de naturelle outrance tel Picasso, agace. Sa vie facile, son écriture de souffle inépuisable – intenses, complexes, abouties. Une verve, une santé, un tempérament, des ressources de tous bords de l’être, qui bordent l’être comme un enfant gâté. Il en donne volontiers la clef : une éponge. « Les grands artistes sont d’abord des mimes […] Le mimétisme est la base nerveuse de tout ». Oui, cette éponge bienvenue qui lui a permis, fils de famille, de pratiquer le marxisme à son entrée en littérature, puis de le balancer d’un léger mouvement d’épaule.
« Elle n’écoute jamais ce que je dis ou presque. […] Quand elle écoute, c’est pour entendre ce qu’elle dirait si elle était à ma place. »
Romancier : reporter jusque dans l’autoportrait tout en anecdotes érotiques, au filtre d’une intériorité à multiples strates et quelques ponctuations. (D)écrivant un match de tennis happé à la télévision, avec superficialité profonde, comme le combat du Bien et du Mal dans toutes nos ambivalences.
Épinglant au passage les gourous qui sévissent sur l’« immensité de crédulité à exploiter… On prend le ton “au-delà” ». Le règlement de comptes avec Lacan plus complexe, entre puissances qui règnent sur le même terreau.
Son goût musical éclectique labourant large. Scarlatti, sa gaieté d’arlequin, sa nostalgie à fils d’or, revient aussi souvent qu’à mon tour.
Son catholicisme d’empreinte et d’éducation, culturel, sociétal, celui de l’Évangile de Jean, qui n’a jamais été antisémite – à la mort d’un ami homo éclate en paroles latines sacramentelles. En contrepoint, en réparation de la déréliction de l’humain ce catholicisme paradoxal, aussi revendiqué que la liberté d’esprit et la geste érotique. Comme ancêtre je ne lui vois que Barbey d’Aurevilly, une bravoure intellectuelle et la passion du voyage en guise de panache.
Paradoxe des paradoxes, d’être avec cela bon époux et bon père de famille d’un fils unique, cinq ans à l’époque, qu’il exerce gentiment aux arts martiaux à tuer le Père.
Gallimard, 1983, Folio, 1985, en couverture Les demoiselles d’Avignon de Picasso, 672 p., 13,50 €
Le roman est considéré dans la seconde moitié du vingtième siècle – il l’est encore dans les milieux de la littérature semi-industrielle – comme le genre majeur, le plus libre, le plus complet, on peut trouver de tout dans un roman, des bribes d’essai, même du poème, changer de pied, de ton, de registre, y englober tout ce qu’on veut. Cela d’un genre dont survit seul le romanesque – le fantastique à la rigueur.
La poésie, en tant que genre défini, paraît encore plus moribonde, quoique drainant davantage de réel dans ses jeux de rimes bâtardes et de formes fixes déboîtées – surtout dans le sonnet, qui fait résonner où les assis raisonnent. L’exigence et la mémoire verbales en vain battues en brèche par un médiocre « bordel de la poésie » (Rim Battal), expression méprisable non tant par sa transgression lourde que pour ce qu’elle garde d’approximatif.
Face au déferlement du son et de l’image, la littérature tient bon.
Je ne crains pas de me contredire.
De l’abeille au zèbre, de Philippe Jaffeux
L’identité des contraires a mué, a muté, âme en ut majeur dan sa hutte. Dans son jardin zoologique, l’enfant resté adulte parcourt de l’abeille au zèbre le dictionnaire de la vie pensée. De A comme sanglier, à sangs liés, à Z comme Zoé, son premier amour. Quand aux grands enfants on n’offre plus de livres d’images à colorier, à découper, l’anaphore exhaustive d’un alphabet survolte tout procédisme. « Un âne sublime son ignorance avec le savoir d’une obstination sacrée ». De page de droite compacte en page blanche, avec l’âge (de l’homme) et de livre en livre signés Jaffeux, l’identité des contraires s’est décodée en simple décalage. Exception végétale à la faveur de son étymologie animée avant qu’on ne découvre qu’elle est ici un animal marin, « une anémone [de sa] couronne tentaculaire règne sur un animal planté dans une fleur ». Budé d’un Littré, allitéré soiffard, Jaffeux délace où d’autres lassent (las forêt en polonais).
« Un boa s’entoure autour d’un cou étouffé par une comparaison frivole ». Trope sur trope trop peu, jamais assez. « Un bonobo répond à l’appel du sexe pour refouler des tensions trop sociales » et renouveler l’éthologie, tant animale qu’humaine. « Un caméléon camoufle son destin sous une incitation de son environnement ». « Un centaure perverti par la grâce d’un satyre chevauche la vérité d’une chimère ». Au chant V de Maldoror était Jaffeux qui inventa l’éthologie.
Depuis Courants blancs (2014), il a mis de l’eau-forte dans son blanc.
« Le chant clandestin d’un chardonneret met en cage un triste trafiquant d’oiseau ». Une syntaxe succincte échange les valeurs de ses éléments grammaticaux comme un peintre à sa palette. Le figuré hante le figuratif du sens propre des mots affichant leur alerte énigme. Inspirée du rêve une syntaxe inverse les relations de sujet à objet d’un indéfectible amour. « La rugosité des cloportes décompose un ramassis de besognes insipides ». Les mots forent phosphorent leur métaphore fors l’honneur. « La grimpée d’un dahu chimérique surplombe un écroulement de la taxinomie ».
L’aporie ouvre le compas, frappe large. « Les bois d’un élan cachent des arbres emportés par le lieu d’une homonymie ». Ce qui « articule » et ce qui « qualifie », ce qui « déploie », qui « déplace », qui « émane », qui « nourrit », qui débonde qui exhale met à plat l’éternel retour. « L’esprit collectif d’une nuée d’étourneaux isole un chaos quantique ». Le tao accorde a minima la relativité générale et l’indéterminisme de l’infiniment petit, Pascal et Einstein. « La terre prend la forme d’un hérisson que défend chaque résurrection du soleil ». Quand chaque jour voit l’extinction d’une espèce, de son fauteuil d’infirme Jaffeux retient l’homme sur sa pente savonneuse.
Merci, Philippe.
Écourtée sa vie d’homme en faveur du seul poète, Jaffeux à son écran inscrivant sa voix survolte à mi-voix le conceptuel. Le vivant tourné à concept se retourne, se contourne, détoure son objectif quand « La sauvagerie d’un état rencontre un faciès qui s’adapte au rire d’un magot , que « Le pouce opposable du mandrill manipule une idée saisissante de l’opposition », qu’ « Un biomiméticien plagie une colle inventée par une moule fixée à son rocher ».
La logopée aporétique chorégraphie un jazz à deux temps quand « Une tourterelle ajuste son plumage uniforme avec son roucoulement monotone », à trois temps quand « Un perroquet extra-lucide singe des paroles artificielles avec des onomatopées », à quadruple retour d’antan quand « Le feu recycle les renaissances d’un phénix qui brûle ses cendres avec son envol ».
Belvédère pour un poète, terrain terroir à « wallabies », « wombat », « xipho porte-épée », « yack », « yapock », internet sublime, démultiplie salutairement l’éthologie par nos temps délétères.
Merci, Philippe.
Atelier de l’agneau, 58 p., 14 €
Pauvre aveugle, auquel seul reste l’art brut le plus dissonant.
Je lis Sollers première manière, celle de Tel quel, je lis Ponge, j’effleure Robbe-Grillet qui me hérisse, mais je lis Maupassant, je lis & relis le comble, le condensé le plus goûteux du prosaïsme dont Flaubert se passe & repasse, nous prodigue le film dans Bouvard et Pécuchet jusqu’à l’impayable – malgré tout l’athéisme que j’affiche je suis cet aveugle de naissance d’une nouvelle de Maupassant, ce mutilé foncier en butte à la cruauté paysanne.
Qu’est-ce que je donnerais pour une lampée de réel, mon bol de soupe.
Mais les mots justes me manquent impitoyablement, tant à la vue qu’à l’ouïe, qu’au nez même.
Je n’entends rien qu’au rêve, le vrai, celui que Freud et Breton en vain, mieux Desnos, ont tenté de rendre, l’olfaction du rêve, le septième sens qu’est le rêve appliqué au rêve – à défaut me remonte sa sonorité hachée de jeux de mots, de maux et d’émaux et de quelques émotions quand la chance est de mon côté.
Sinon, je suis cet aveugle, cet infirme – clairvoyant dans les seules abysses de l’océan des mots.
Mis en vente un roman où le lecteur va pouvoir s’absorber, être absorbé, exhumé de sa vie mortelle le temps de plusieurs séances de cinéma. Somme toute, c’est une affaire.
Mis en vente un essai. Instructif au prix d’un effort minime. Vous toucherez, mais guidé, à la sphère de la philosophie. Vissez vos écouteurs, commence le défilé d’images et de leurs commentaires. Pour le prix d’une entrée, tout le musée de la pensée s’offre à vous.
Se battre (jusqu’au bout), pour l’écrivain, c’est travailler. Je dois cela à Ernst Jünger, ce héros allemand, indiscutablement antinazi, collectionneur d’insectes, de trésors et de rognures d’ongles. Il ne faudrait pas le méconnaître parce qu’il fut dans le camp ennemi. Lui aussi, comme Char, abusé par l’ignoble Heidegger. Son apologie du travail, étymologiquement un supplice romain, n’est pas bien éloignée de la pratique de Nietzsche, qui travaillait sans discontinuer, hormis à ses heures d’inspiration. Tant un mot, dans le cours des siècles et des millénaires, peut se retourner. À notre confin de siècles, courage et travail s’accordent.
Nabokov, Lolita : hyper-littéraire pour faire avaler la pilule ; pasticheur aux mille ressources, voire proustien ; tout en fleurs de langue pour figurer un personnage qui les aime en boutons ; juste un peu trop fleuri, nous ensevelissant sous une pluie de pétales, et se reprenant abrupt. Coruscant pour tondre une pelouse. L’anti-Sade et son digne émule. Sade en dilution homéopathique pour un scandale littéraire à la portée des Américains.
Christophe Stolowicki
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