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Billet de Christophe Stolowicki (avril 2024)

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Entré dans le Journal de Gide (une anthologie). Le mot ferveur sur lequel s’est appuyé un large pan de mon adolescence, je le tiens de lui. Incluant « enthousiasme » et « hardiesse » – cela dès 1890 (il a vingt-et-un ans).

« Au temps de la production, cesser délibérément toute lecture […] Il faut croire que c’est dans l’absolu, que l’on travaille. » Je me revis adolescent le pensant, me donne raison. Je ne le pense plus depuis longtemps, me donne raison. À quand le clivage ? Quand l’esprit est formé. On ne risque plus de se dévoyer en lisant.

Je mesure enfin combien l’influence de Gide a été distincte de celle de Nietzsche. Adolescent je les confondais, voyant en Gide un Nietzsche inabouti.

Des Racines du ciel de Gary lu cette nuit, malgré la noblesse de la cause (les éléphants d’Afrique, en 1958), malgré le style chaloupé et intensif, je n’ai pas pu dépasser le tiers. Lisant un grand séducteur après un grand masturbateur, je mesure combien le défaut d’intériorité m’ennuie. De Gary rien ne demande relecture à loisir. À Gary le loisir est tragiquement absent.

La sensibilité intellectuelle de Gide, l’intelligence aigüe et audacieuse qui ne le lâche pas sont un bonheur. Enfin un écrivain qui avoue ne pas aimer Ainsi parlait Zarathoustra dont comme moi le lyrisme l’agace, et qu’il juge très inférieur à d’autres livres de Nietzsche.

Mais exclusivement diurne. J’ai cherché en vain un rêve. Je l’ai lu au lit mais par grand jour, après un second réveil, à sa hauteur sans étiage. Ma lecture est diurne par osmose.

Oui, maintenant je me souviens. Me délivrant de l’enfer existentialiste de Sartre, avant Nietzsche, avant Sade, Les Nourritures terrestres sont ma première allégeance. Et en Gide se vérifie ce qui saute aux yeux depuis qu’avec Rimbaud s’est ouverte une ère nouvelle, c’est tout avant ou tout après (la vie), Rimbaud ou Mallarmé, le Génie ou le Coup de dés, exceptionnellement l’un et l’autre (Char ou presque).

(Cela en lisant la lettre d’un admirateur des Nourritures qui honore Gide d’un « Cher Maître » gros comme son malheur, reçue à soixante-et-onze ans – j’en ai sept de plus, ne résigne pas tout espoir.

Je me souviens. Je dois à Gide et à ses Nourritures, malgré l’horreur de mes frustrations, d’avoir toujours refusé de m’exposer à un Maître ou mètre vivant dans un cabinet d’analyste, coupant les ponts d’avance. Je dois à Gide mon impatience de psy (« jette mon livre ») qui butait sur la passivité d’une majorité de patients incapables de secouer le transfert.)

Dialogue à tâtons rompus mère et fille jusqu’à pleurer d’émotion l’une et l’autre, et réveil. Ou la transposition du dialogue de Paul Bodin (Une jeune fille, 1966) avec une aspirante comédienne qu’il traque jusque dans ses plus provocants secrets. Sa liberté mieux que primesautière. Ah l’heureux temps.

Ce livre extirpé de ma petite bibliothèque anglaise tournante rappelle les interviews de mannequins que j’avais entreprises pour un film de fraîche ferveur qui n’a pas vu le jour.

Paul Bodin a fait partie à la Libération de l’équipe fondatrice de Combat, où j’ai écrit au début des années soixante-dix.

Rendormi, j’ai compté les étoiles du ciel de drap d’hermine bleue. Du moins dans chaque portion du ciel où les compter entraînait une répercussion pratique. Depuis longtemps mes rêves le promettaient.

Cette jeune femme de Paul Bodin a des yeux sur les reins, sur les flancs, aux commissures de la pensée. Exemplaire tant de franchise que de ruse légitime.

Une ravissante et très libre fille de vingt-cinq ans censée incarner sa génération à un interviewer qui pourrait être son père mais aussi son amant. Un portrait arraché in extremis alors qu’elle s’apprête à renoncer à sa vie de garçon et l’a bien dissimulé.

Les livres tour à tour me bousculent et me tendent miroir sur miroir, comme à un exercice de Présentez / Arme ! Au Repos je me retrouve enrichi d’une nouvelle expérience, singulière et commune. La lecture l’art majeur, écrire venant de surcroît.

Aux trois temps de Marguerite Duras (L’homme assis dans le couloir, 1980), dans l’alternance initiale insolite que guide et tient à bout de bras un génie d’écrivain resserré à la parade dans ce mince livret – du conditionnel passé, du présent de l’indicatif, par exception de l’imparfait. Ce qui nous est donné là n’est pas une simple leçon de narration, dit la passion de la femme, celle de son corps dissout dans son plaisir dont l’homme n’est qu’un agent fictif, muet, abscons – à arracher à sa frigidité une Japonaise d’Amélie Nothomb, à faire vomir à un Japonais ses tripes d’idéogrammes.

Le marquis de Sade lui aussi pris à la gorge. Ses héroïnes les plus libertines, Juliette, Clairwill dans sa claire volonté, n’ont pas cette lubricité syntaxique, rien d’une débauche, qui fait mentir la réputation méphitique de la Duras. Virginie Despentes peut se cacher dans son trou de rate. La pornographie a pris un coup dans l’aile du château. Fermé le temple de Janus bifront, la guerre des sexes n’aura pas lieu.

« Elle » n’est pas nommée. N’est prononcé aucun de ses noms obscènes d’amarrage ni de pinède. Puis la femme demande à être frappée au visage, désarmant tout sadien aimant gifler.

Je rouvre le livret : le conditionnel du début a disparu depuis longtemps.

S’il vaut d’écrire, si écrire est un art, celui qu’aucun atelier d’écriture n’enseignera jamais, mais parfois par les temps présents d’avoir voyagé lors de son enfance, au cours de son ascendance ou dans un train de nuit, ce n’est pas pour décrire du réel ni des rêves, mais pour l’inscrire à leur revers, dans leur sillage.

Empreintes sans terre, de Sanda Voïca

Dédié à son enfant Clara, morte à vingt-et-un an, Empreintes sans terre, recueil en deux parties inégales des poèmes écrits par Sanda Voïca, la première dans l’année du décès (2015) jusqu’à l’issue fatale, Jusqu’où, la seconde plus brève, sous l’intitulé éponyme, de ceux qu’il a suscités l’année suivante, est sans doute le livre de deuil le plus paradoxal qu’il m’ait été donné de lire, levant masque sur masque à contrejour, à contretemps.

Aveu : « La chair m’est chère / hélas ! / La bonne chère / et le bel hier ! »

Courage de toutes les transgressions pour dire tout le dicible : « Jamais instant plus débauché : / couleurs en rut / rassemblement / de terres vierges ». Décliné en auto-dérision : « Miss verbe / starlette du mot / pin-up du sens / vedette de l’absence / star de la métaphore / diva du non-sens ». Grimaces pour conjurer la douleur ?

« Fissure ou cicatrice / La lune est mon jardin » : réparation de la douleur ?

« De l’être mou / à l’être de pierre / il n’y a qu’un pas : vers le tombeau ouvert ! » : connaissance de l’inéluctable, ici furieusement abrégé.

Le temps d’un poème (« la vie empêchée / explose en ampoules de rouille / aux limites du moi et du je »), sa fille est son autre moi.

Cela dit, et peut-être à l’épreuve de ce qui n’a pas été l’épreuve attendue, Sanda Voïca dont la voix, d’entaille vive roumaine, est connue pour sa puissance insolite, est encore montée d’un cran dans la lucidité : « jamais le sommeil de la raison / Ne lissera les plis de la folie » ; dans l’intense hauteur de vue : « Le regard et ses directions / me fondent / et me font fondre » ; dans la franchise crue : « Jusqu’où rétrécir mon intolérance ? »

Pourquoi y a-t-il quelque chose, plutôt que rien ? C’est de tout son corps (« Clinamen – / vertèbres / de mon échine / se transforment / en brins de lumière ») que Sanda Voïca répond à Leibnitz. Clinamen : les particules d’Épicure en chute libre dans son sang.

Empreintes sans terre : dès le titre qui happe de sa teneur éthologique, de la douleur de l’absence au peu de rhizome de la douleur, tout est dit.

Quitte à heurter, une grande poète se livre jusqu’à incandescence.

Littérales, 60 p. 10 €, 2023

Les Maximes de La Rochefoucauld ne sont ni des paradoxes ni des apories, encore que le sang leur en monte au visage. Certaines (« La trop grande subtilité est une fausse délicatesse et la véritable délicatesse est une solide subtilité. ») se sont si fort imprimées en moi qu’il faut vraiment que ma nature soit détestable pour que je n’en aie pas fait usage.

D’autres (« Il suffit parfois d’être grossier pour n’être pas trompé par un habile homme. ») ne m’ont servi de rien tant le milieu du schmattes où je me suis laisser glisser était grossier.

« La foiblesse est le seul défaut que l’on ne saurait corriger. » : celle-ci, au moins, je l’ai démentie.

« On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine. » : j’ai retrouvé cette autre en conclusion d’Une vie de Maupassant, à peine modifiée, comme la quintessence de toute sagesse, touffue de vécu, ayant complètement oublié de qui il la tenait. Peut-être parce qu’il a eu l’art de la placer dans la bouche d’une domestique, en préambule un « Voyez-vous, Madame » qui la dérobe à son modèle.

D’autres encore (« Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu’il faut voir de près pour en bien juger et d’autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné. ») qui m’ont marqué au fer rouge de leur justesse, pénétrantes tout en douceur, et dont j’ai fait mon profit à l’encontre de toutes les cuistreries amniotiques où nous baignons.

Je ne connais qu’Oscar Wilde dont les paradoxes, dans leur désinvolture, frôlent du coude les brèves de notre plus grand classique.

Qu’on fasse étudier Molière et Racine aux élèves bons ou mauvais qui resteront élèves toute leur vie comme la plupart de leurs enseignants est comme obstacle la pellicule de cristal qu’un viveur brise du premier coup de dés mais dont il faut une vie pour retirer les éclats de verre.

Une qui me rassure : « Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon. »

Et de l’ensemble ressort l’évidence que je ne peux m’en prendre qu’à moi seul de tous mes échecs.

Quant à la fortune du titre qui de Réflexions ou sentences et maximes morales s’est laissé rétracter en Maximes, à l’encontre de la délicatesse de l’auteur qui par antiphrase eût préféré de simples Réflexions, c’est sans doute l’inconscient collectif qui l’a guidée, dans l’intelligence profonde de ce que cette forme brève recèle de savoir.

Je pensais quitter là cet écrivain censé rabattre mon orgueil et qui nourrit ma présomption mais en dînant tombe sur ses paroles parmi les plus célèbres qui me bercent de l’espoir de me corriger in extremis, in articulo mortis laquelle pas plus que le soleil « ne se peu[…]t regarder fixement » et me plombe tout bêtement « parce qu’on ne peut pas s’empêcher de mourir. »

« C’est une grande folie de vouloir être sage tout seul », peut-être mon plus grand défaut.

« Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien » devenue la définition de l’honestus français, de bonne famille plutôt que probe, ou probe de surcroît. Exactement le contraire de ce que demande notre époque : de bons professionnels, des techniciens sur qui compter.

« C’est être véritablement honnête homme que de vouloir être toujours exposé à la vue des honnêtes gens » a inspiré jusqu’à « la maison de verre » d’André Breton qui la veut transparente à tous, pas seulement aux honesti, en bon révolutionnaire de salon.

« La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux extrémités où l’on arrive rarement. » Suit l’exposé de « toutes les autres espèces de courage » qui me rappelle le soir où à l’instigation de Joëlle je me suis reconnu plus éviteur que poltron, et prêt à m’exposer à tous les dangers pour la protéger – pas pour défendre mon honneur.

« C’est plus souvent par orgueil que par défaut de lumière qu’on s’oppose avec opiniâtreté aux opinions les plus suivies » et qu’on devient sadien : « on trouve toutes les places prises dans le bon parti et on ne veut point des dernières. »

« Nul ne mérite d’être loué de sa bonté s’il n’a pas la force d’être méchant. » s’applique à des myriades de nos contemporains.

La Rochefoucauld un Héraclite modeste niellé sur des siècles de christianisme mais qui élève le français à hauteur de « la plus glorieuse littérature du monde » (Jean Dutourd) qu’il n’est pas mais rejoint à marche forcée et aisée.

Si je peux tirer profit de celui (le christianisme) qui pèse sur mes épaules de tout un millénaire de persécution, c’est à La Rochefoucauld que je le dois.

Pour expliquer une tragédie grecque que je ne comprends pas sans un ample usage du dictionnaire, je recours volontiers, dans l’ordre de la métaphore, au jazz dont je ne connais pas davantage la musique, et de ces ignorances additionnées (resté à l’arithmétique élémentaire), je tire d’irréfutables neuves évidences. Mon secret : une nuit est passée par là.

Œdipe-roi. Énigme d’Apollon, prophétie du devin Tirésias, serment et malédiction solennels prononcés par Œdipe. En ce temps-là la Parole portait. Malgré sa magnificence, toute la pompe catholique impuissante à n’en rendre qu’un écho. À la langue de bois et d’abois contemporaine, il ne faut pas s’étonner que des images aient suppléé.
Œdipe-roi. Tenue par la Parole, l’action suit avec une intensité tragique, sécrétant ses unités de temps, de lieu, d’action et de passion qui relèguent Racine dans l’anecdote, et même Shakespeare dans le drame (« Une misérable femme de drame », dit Rimbaud).
En feuilletant mon album de papiers gouachés et découpés de Matisse pour partie intitulé jazz, je reconnais celui que j’aime et qu’il n’a pu connaître. En écoutant dans Frame d’Enrico Pieranunzi (2012) le morceau que lui inspire Matisse, j’aime beaucoup mais ne reconnais que le jazzman.
Le dieu, le devin parlent à mots couverts. Quel psychanalyste aurait leur audace ? Freud seul, fort de ses théories indigestes. La règle d’or devint le silence, pour éluder la tragédie.
« C’est ton succès qui te perd », explique à Œdipe le devin Tirésias, succès tukhè, qui dans un autre contexte peut signifier malheur ; tukhè sort, destin, ce mot que je déteste et ne reçois que de Sophocle.
Nouvel Œdipe, j’ouvre mon cabinet de psychanalyste hors école à l’âge où il a balayé la sphinge de son rocher, y déployant une ferveur dont je ne disposais pas encore en poète. Promettant par annonces une issue heureuse en douze séances (mais à l’opposé des techniciens behaviouristes), attendant dans mes clients des impatients qui ne lèvent pas le pied, comme moi sur mon boulevard. Je ne suis hélas pas la tornade blanche, un est resté vingt ans.

Tandis que la pièce avance vers la résolution de l’énigme, tous les polars du monde sinon peut-être ceux d’Edgar Poe tombant en miettes à nos pieds, Sophocle ne dédaigne pas, en étirant en suspens un dialogue à plaisir, le procédé de complicité avec les spectateurs, ici aux dépens d’Œdipe, qui fera les choux gras de Molière.

Bientôt sur la fausse piste d’une origine modeste déguisée par le chœur en origine divine, la tragicomédie appelle les vers qui résonneront dans les siècles : « Je me tiens, moi, pour fils de Fortune (Tukhè) la Généreuse et n’en éprouve pas de honte. C’est Fortune qui fut ma mère, et les années qui ont accompagné ma vie m’ont fait tour à tour petit et grand. » Littéralement : « hoï dé sungeneis mènès les mois nés avec moi mé mikron kaï mégan diorissan m’ont déterminé petit et grand. » Celui qui se croit un enfant naturel, modèle de l’aventurier moderne, trouve des accents inoubliables sur sa fausse piste plus vraie que l’ivraie.

Au terme du dernier interrogatoire, la révélation confirmation que l’oracle n’a pas menti, que les symptômes trahissaient un malheur hérité de plusieurs générations. «  Iou iou ; ta pant’an éxèkoï saphè Hélas ! hélas ! tout à la fin serait vrai », s’avére limpide. On n’a jamais ça lors d’une psychanalyse. Au mieux, la croûte tombe à notre insu (Stekel), la peluche criblée d’épingles abandonnée au grenier (Winnicott).
L’optatif de politesse (éxèkoï), la grande découverte révélée par Andrea Marcolongo en 2018 dans La langue géniale, 9 bonnes raisons d’aimer le grec, est glaçant. L’optatif grève dégrève la vérité de sa charge de siècles. Œdipe a tout faux, se révélant fils de qui il ne devait pas naître, époux de qui il ne devait pas l’être, meurtrier de qui il ne devait pas tuer. Les guillemets me tombent du stylo. Je laisse la place au chœur, tandis qu’Œdipe se rue dans le palais dont il ressortira aveugle, et que non-bille en tête je me retire sur la pointe des pieds.
Votre psychanalyse est terminée, il n’y a pas lieu de vous attarder à relire les pages finales où le chœur, le Coryphée et Créon ont le beau rôle, Créon le bourreau d’Antigone, Créon-Pétain sous la plume collaborationniste d’Anouilh.
Lu Sophocle à contre-emploi, celui de la guitare de Wes Montgomery (Smoking at the Half Note, 1965).

Et maintenant. Et maintenant j’avais prévu, en lisant Freud, de prendre pour tout de bon le taureau par les cornes, le taureau étant Nietzsche, mais celui de mon adolescence et, appelé par le petit Hans, ses cornes le passage intitulé Œdipe, ou le dernier homme dans La Volonté de Puissance, ce livre apocryphe, torture de ma jeunesse, où Nietzsche apparaît, falsifié par sa sœur et les nazis, comme le philosophe de l’antisémitisme, un bien manichéen faisant remonter dans la judéité la racine du Mal, à l’encontre de l’innocence grecque. Mais, trop compulsé, le livre est parti en miettes, et j’ai dû me contenter de l’article irréprochable d’une enseignante sur internet qui ne remue rien mais remet les choses en place.
Je n’ai plus besoin de Nietzsche pour transiter de Sophocle à Freud.
Mais peut-être de son bel allemand, à confronter, non certes aux éructations nazies, mais à la langue plus familière de Freud. Cela, compte tenu de ma méconnaissance de l’allemand, dans mon seul inconscient, cet Unbewusste freudien dont l’éminente paternité est nietzschéenne, encore que Freud l’ignore à toute force, ayant toujours reporté « l’immense plaisir qu’[il] aurai[t] à lire Nietzsche ».

Dès l’exergue du Gai Savoir (« J’habite ma propre demeure / Jamais je n’ai imité personne, / Et je me moque de tous les maîtres / Qui ne se moquent pas d’eux-mêmes ») – dans les deux premiers vers Nietzsche se gobe, pèche par immodestie, encore que ce leurre soit profitable à l’œuvre d’art. Héraclite est son maître, qui seul, à l’orée des temps pensés, pouvait écrire Je me suis formé moi-même. Héraclite à l’intuition si profonde qu’elle ne demandait pas, ne permettait pas d’autodérision. Et le titre Le Gai Savoir doit tout aux troubadours.
Mais le début de l’avant-propos (« Même si j’écrivais plusieurs préfaces à ce livre, je ne serais pas sûr de pouvoir transmettre ce qu’il contient de personnel à celui qui n’a rien vécu d’analogue. Il semble être écrit dans la langue d’un vent de dégel : on y trouve de la pétulance, de l’inquiétude, des contradictions et un vent d’avril, qui fait songer sans cesse au voisinage de l’hiver, mais aussi à la victoire sur l’hiver, à la victoire qui arrive, qui doit arriver, qui est peut-être déjà là… Il déborde de reconnaissance ») est porté par un tel souffle de jeunesse mûrie qu’il emporte toutes réticences et excuse cet exergue pour partie abusif. Et je suis heureux de l’effleurer en bilingue, tant sa langue, dans le droit fil de Goethe, envoie au diable celle des nazis et s’élève bien au-dessus de celle de Freud (alternativement savante et familière) par son vent de franchise dégelant la pensée.
Nietzsche précurseur de l’inconscient freudien, au même titre que le seul Sade, Nietzsche précurseur de l’éthologie, le premier à dénoncer explicitement la surpopulation (Sade se drapant dans une superbe indifférence à ce qu’il adviendra de l’homme) – mon propos à présent. Nietzsche et sa méconnaissance tragique de la femme. Nietzsche ayant pour ami juif Paul Rée (je passe sur la complexité de leur relation autour de la ravissante Lou Andreas Salomé, d’intelligence supérieure) en un temps où la plupart des intellectuels étaient antisémites. Nietzsche falsifié par sa sœur et les nazis, dont l’ignoble Heidegger, en l’antisémite fondamental.
« Les Grecs étaient superficiels – par profondeur ! » Mutatis mutandis, c’est cette superficialité d’érotomane qui m’est reprochée, outre mon rejet des masses.
N’empêche. Tandis que la France se vautre dans sa supériorité littéraire acquise, les plus grands penseurs de terrain, Freud, Lorenz, après le penseur en soi, Nietzsche, sont de langue allemande. Pour l’Allemagne aussi, quel gâchis le nazisme.

Je préfère de loin Le Gai Savoir ou Par-delà le Bien et le Mal (titre rejoignant si bien « O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féérique »), ces livres de la belle maturité, à Ainsi parlait Zarathoustra dont on a fait l’œuvre ultime et qu’emporte un lyrisme complaisant. Nietzsche, que talonne la syphilis, n’est pas Rimbaud dont les derniers écrits sont les plus forts.
Je sais bien qu’on me pardonne mal, parfait inconnu (ou connu des happy few) la présomption de mon irrévérence qui, hormis le seul Héraclite, le penseur poète, et bien évidemment les poètes, d’Homère à Rimbaud, René Char et quelques contemporain(e)s, n’épargne pas ceux que j’admire – le simple fait de ce Journal n’occultant pas ma crasse, mes fausses pistes, mes erreurs, ma laideur, me dispense de l’auto-dérision.

Ancienne psychanalyste, une amie poète ma contemporaine qui a récemment rencontré un nouvel amant, de « grande générosité », dit-elle, fait l’objet de mon admiration pour sa longévité amoureuse. Frustrée par son didacticien célèbre les sept ans d’usage, voire huit, elle est une réclame vivante pour la psychanalyse.
Je n’ai hélas pas sa chance, que seules intéressent des filles pleines d’égards pour mon âge avancé.
Je retourne à Nietzsche, qui déteste autant suivre que conduire (« Verhasst ist mir das Folgen und das Führen  »), ou le contraire exact de la définition grecque traditionnelle de l’aristocrate guerrier, obéir et commander. Pour ajuster celle du Solitaire, il a pu la piocher dans le dialogue socratique dont elle me revient.
Il se déclare héraclitéen mais n’a retenu d’Héraclite rien de son génie préfigurant pourtant le sien ( Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves proche de « les contradictions sont des nuances » , ou Vivre de mort, et mourir de vie, ou C’est une sage défiance que de cacher les profondeurs de son savoir appelant du fond des millénaires « Un nouveau masque ! » quand on lui eut arraché le sien) ; Héraclite dépassant Freud de cent coudées (Les hommes, dans leur sommeil, participent fraternellement au devenir du monde ou L’homme, quand ses yeux s’éteignent, dans la nuit pour lui-même allume son flambeau. Vivant, il touche au mort quand il est endormi ; éveillé il touche à l’être qui dort) quand lui-même n’a d’avance que quelques arpents d’inconscient.
Non, ils ne sont pas convaincants, ses poèmes liminaires du Gai Savoir, ses brèves où le paradoxe, l’aphorisme et l’aporie pèsent, tranchés trop net. Mais dès que s’élance sa longue phrase faisant feu sur toutes cibles, se rafraîchissant dans la mer au « sourire innombrable » d’Eschyle, faisant sonner et repoussant sa coda en un triple « Et par conséquent ! Par conséquent ! Par conséquent » (Und folglich / Folglich / Folglich), Nietzsche est le frère de Schumann, repoussant les limites de la raison et de la folie, de la raison à l’aune de la folie. Comme à Schumann le gémissement presque inarticulé des violons pour que s’entortille et jaillisse bifide multiple sa phrase, il faut à Nietzsche la prise d’élan d’une longue période entortillant et démêlant ses audaces pour qu’adviennent ses découvertes.
Nietzsche était solide, il a fallu le tréponème pâle pour l’abattre. À Schumann la folie suffisait.

Un événement futur ? Cela n’existe pas. Le futur est mental, le futur est probable, alternatif, potentiel, dire hypothétique serait s’avancer, le futur est en gésine, est escompté, le futur est poétique et n’entre pas dans la sphère de la philosophie, le futur est astronomique comme un pas d’homme, le futur se roule en boule dans le passé opiacé, oh assez de cette palinodie que dans nos bons jours nous nommons éternel retour.
Le futur est joueur même quand la mise est de peu d’années.
Le futur est un pari auquel Pascal n’entend goutte, d’une jeunesse à qui les mots manquent, un avenir que les mots précèdent en éclaireurs désavoués.
L’échelle du futur ne s’appose pas contre la grange où les frères Grimm ont entreposé le foin d’une jeunesse.

Quand j’écrivais n’importe quoi, c’était souvent n’importe quoi, parfois un poème. Quand j’écris n’importe quoi, c’est souvent n’importe quoi, parfois pertinent, souvent impertinent, jamais un poème. Le h de poème est tombé.
D’avoir pendant quinze ans écrit de vrais pohèmes m’a sur le très tard rendu pertinent, impertinent, bohème. Ayant réussi à la cinquantaine ce par où ont commencé Proust, Gide, et même Courteline.
Merci, la vie.
Depuis Gide, Proust, Courteline, elle s’est resserrée de plusieurs crans.

C’est aux frères Grimm que je dois ma simplicité nouvelle ou accrue, ne craignant pas la reprise.
Ce qu’Arnaud a réussi dans son jardin du Midi en laissant pousser l’herbe sur les pierres du chemin, la mousse l’a réalisé ici sur le gravier et sur les pierres.
Une maison, un jardin, comme les habits de Brummel, n’aiment pas le neuf.
Un vieux pauvre peut être aussi honorable qu’un vieux riche, me suggèrent les frères Grimm.
Même dans une traduction simpliste et choisis pour être mis à la portée de l’entendement d’un parent en guise de bourse d’enfant, leurs Contes m’ont en deux nuits assez infiltré pour que je puisse entreprendre la lecture de M, d’Isabelle Baladine Howald.

Elle désire ardemment un enfant. Ses vœux sont exaucés. « Malheureusement sa joie fut si grande qu’elle mourut aussitôt. » Ça c’est du Grimm.

M, d’Isabelle Baladine Howald

En entrée de cette plaquette titrée M, adressée à « M », entre « m » et soi étirant en retour à chaque vers où elle est évoquée le blanc de l’amour que la poète n’a pas reçu, un double exergue : « aux survivants / à ceux qui n’ont pas survécu », et la coda des six cygnes, l’un des plus beaux contes de Grimm, de ceux traduits dans l’édition Gründ de 1963 : Quand vint le jour où le verdict devait être exécuté […] le dernier des six années au cours desquelles elle n’avait ni le droit de parler ni de rire et où elle pourrait libérer ses frères chéris du mauvais sort […] quand elle fut en haut du bûcher, au moment où le feu devait être allumé, elle regarda autour d’elle et vit que les six cygnes arrivaient en volant […] elle put leur lancer les chemises. Dès qu’elles les atteignirent, les plumes des cygnes tombèrent et ses frères se tinrent devant elle en chair et en os, frais et beaux. Il ne manquait au plus jeune que le bras gauche. À la place il avait une aile de cygne dans le dos.

Dans le halo des Grimm mieux que sur un divan, et même en se tenant au plus coi de leur éclairage, Isabelle Baladine Howald peut dans M tirer au clair (« j’          ai les bras-tiges cisaillés de ses coups de sécateur à n’importe quelle saison dans les rosiers (un Gebrüder Grimm dans mon jardin, à présent) / […] J’          ai la bouche entaillée          d’avoir léché la pierre pour sentir le goût de quelque chose ») sa désolation consubstantielle, qui n’est cependant pas un esseulement. Car il faut aller jusqu’au bout de la plaquette pour comprendre le premier exergue, qui évoque un frère mort du peu d’amour quand elle et ses sœurs ont su s’en contenter, ont survécu. Et se développe tout le paradoxe de son imprégnation aux contes de Grimm où abondent de vraies marâtres, réservant leur amour à leur progéniture en le refusant aux enfants d’un premier lit, celui des six cygnes choisi restant une exception et Cendrillon la norme.

Le malheur partagé qui laisse à la poète, en arrière-plan, les avantages d’être la porte-parole d’une fratrie, donne plus de tenue à sa charge contre une mère simplement fruste : « pour qu’elle ait pu     à ce point l’amour     me priver d’air […] me laisse sur le flanc » ; « je n’en peux plus de m     épuiser de m tenir / […] manger salir et décider du sort de la décapitation » – d’une mère faussaire, mentant sur leur généalogie, qui a fait de la vie un tel parcours d’obstacles. Rappelant que la loi prescrit à ses filles de la prendre en charge dans son insuffisante retraite, alors qu’elle préfère celles des autres, et leurs cadeaux.

Mais « Petite est née dans la lumière d’août » – l’enfant réparatrice.

Je suis curieux de ce que sera le livre de deuil de mère d’Isabelle Baladine Howald – puissant, j’imagine, comme elle ne l’imagine pas.

Isabelle Sauvage, 62 p., 13 €., janvier 2024


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