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Empreintes irradiées : les haïkus de l’ère atomique par Marc-Henri Arfeux

dimanche 6 janvier 2019, par Cécile Guivarch

« Poussières du printemps !/ Je touche ma thyroïde/ Machinalement. » (Je ne peux le croire, Fukushima, Nagasaki, Hiroshima, p.34, Haïkus & Tankas, Anthologie établie par Dominique Chipot, Préface d’Ysabelle Lacamp, Éditions Bruno Doucey, Octobre 2018. Sauf mention particulière, tous les poèmes mentionnés dans cet article sont tirés de cette anthologie).

A première vue, ce haïku de Wada Yoshimi semble normal. Il pourrait avoir été écrit par un poète allergique, soucieux de sa gorge et qui ferait preuve d’humour secret dans la mesure où le printemps signifierait davantage pour lui la crainte des pollens que les enchantements contemplatifs sous les pétales de cerisiers. Pourtant, à le relire, on s’étonne de sa précision anatomique, tant le mot de thyroïde est en fait inattendu. Le lecteur attentif peut alors deviner que Wada Yoshimi n’a rien d’un haïjin classique, bien que la forme de son écriture s’inscrive dans la grande tradition du haïku, mais qu’il est notre contemporain, évoquant un drame résolument actuel : celui de la contamination des hommes, des édifices, des plantes et des animaux par la peste nucléaire. L’attention machinale du poète à l’état de sa thyroïde rappelle combien le risque d’être irradié est devenu au Japon une réalité quotidienne, qui serait presque banale si elle n’était potentiellement mortelle et ne faisait écho à la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.


Toutefois, ce n’est pas de ces deux bombardements qu’il est ici question, mais d’une des multiples conséquences de la catastrophe civile de Fukushima, elle-même induite par le séisme du 11 mars 2011. Si Wada Yoshimi touche machinalement sa thyroïde, c’est qu’il n’ignore pas, tout comme des millions de japonais, l’effet des radiations sur cet organe. L’apparente sérénité du poème ne fait que mesurer davantage l’anomalie d’une situation cependant fréquente dans les régions touchées par la radioactivité. Il n’est d’ailleurs pas le seul des haïjins ayant contribués, dès septembre 2011, à un premier recueil de protestation intitulé Après Fukushima, à témoigner de l’événement sous des apparences paisibles. Celles-ci ne soulignent que mieux la sidération horrifiée provoquée par la double catastrophe sismique et nucléaire. Ainsi Fujiwara Takao (dont le patronyme évoque les célèbres Fujiwara de l’ère Heïan qui furent souvent de brillants poètes) écrit-il : « La lune de printemps/ se lève généreuse/ malgré les fréquents séismes » (p.17), donnant à croire que rien ne distingue particulièrement ceux du 3 mars 2011, tandis que Sato Kaiko note sans émotion : « Un tremblement de terre après l’autre/ ramassant des algues/ un couple d’oiseaux » (p.20). Tout semblerait donc normal et seule la dialectique traditionnelle de l’impermanence et de l’intemporel justifierait le lien poétique entre l’image paisible des oiseaux vaquant à leurs activités naturelles et la succession des secousses telluriques. C’est à peine si l’on songe au tsunami provoqué par le séisme. Mais qui nous dit que les oiseaux ramassant des algues le font sur une grève plutôt que beaucoup plus loin à l’intérieur des terres submergées ? Mariya Marie précise justement sur le même ton laconique de simple constat : « Une vague océanique/ dans la forêt/ - un hamac se balance » (p.22). Quoique étrange, la scène évoquée dans ces vers conserve encore une apparente tranquillité à l’image du hamac vide qui oscille entre ses attaches, comme si quelqu’un venait d’en descendre après s’être reposé, mais bien vite s’impose dans toute son horrible évidence la réalité de la catastrophe, comme dans ce poème poignant de Shirasawa Yoshiko : « Plus rien/ après le raz de marée/ sauf quelques bannières » (p.23).


La fureur des éléments a provoqué une foudroyante confusion qui brise les vies et les biens, ravage les lieux familiers, renverse enfin l’idole de la toute-puissance humaine, ainsi que le souligne sobrement Kimoto Rojin : « Les vagues de la mer du printemps/ submergent la stèle au Tsunami/ discréditant le savoir des hommes » (p.23). Une note précise que la stèle submergée fait partie des marques anciennes indiquant les limites au-delà desquelles construire était autrefois jugé imprudent et que, là où les bâtisseurs contemporains n’en ont pas tenu compte, le tsunami a tout emporté, tandis que, malgré des vagues de 39 mètres de haut, dans d’autres régions où l’on a suivi les conseils des générations précédentes, ni les stèles, ni aucune habitation n’ont été détruites. Cette précision est d’une grande importance car elle prépare à la méditation sur les conséquences nucléaires du tsunami, dues à la témérité orgueilleuse de la civilisation technologique qui a cru bon d’implanter des centrales atomiques sur les rivages d’un pays constamment soumis aux violentes colères de la terre.

La menace n’est pas seulement celle des bombes d’autrefois, mais, beaucoup plus directe, celle des centrales qui alimentent aujourd’hui le réseau civil en électricité, ne nous laissant apercevoir que les bienfaits immédiats de la maîtrise technoscientifique du monde, ou encore de « l’arraisonnement » de celui-ci, pour reprendre une célèbre formule employée par Martin Heidegger en 1953, dans une conférence intitulée La question de la technique. En 1975, dans son disque Radio-Activity, le groupe de musique électronique allemand Kraftwerk exprimait quant à lui, dans une ritournelle désabusée, le thème de la menace nucléaire, à une époque où l’horreur de la bombe commençait à s’éloigner dans la mémoire occidentale et où les drames de Tchernobyl, puis de Fukushima n’avaient pas encore eu lieu, chantant ces paroles ironiques et angoissantes : « Radioactivity/ is in the air for you and me ». En 2012, participant au festival « No nukes » de Tokyo, le groupe reprendra son célèbre titre dans une version dramatique et engagée, modifiant le texte initial pour inclure le nom de Fukushima dans une liste commémorative des lieux ravagés par l’atome sous toutes ses formes, civiles et militaires.

Si le tsunami de 2011 a fait date comme aucun autre, c’est qu’il a en effet contribué à la catastrophe de Fukushima, même si la principale responsabilité incombe à l’homme seul. La menace planait en effet déjà, bien avant que ne commence la catastrophe, comme le dit, une fois encore avec une fausse sérénité beaucoup plus inquiétante que le serait une déclaration explicite, ce poème de Kataoka Hirofumi : « Le ciel bleu s’étend/ jusqu’au réacteur nucléaire/ et l’abricotier s’épanouit » (p.27). Est-ce vraiment le ciel qui s’étend jusqu’à la centrale, ou celle-ci qui l’investit d’avance pour mieux l’imprégner de son invisible poison et mettre en péril le trop confiant abricotier ? Inversement se met en place une sombre poétique des retombées, présente en de nombreux poèmes, par exemple sous la plume de Nagase Tôgo : « Le chaton toujours absent/ les retombées/ dans la nuit », (p.27), ou celle d’Ikeda Misturu : « Pluie glaciale ;/ le lait maternel aussi/ est radioactif. » (p.30). Dans ce haïku, le thème de la pluie contaminée fait écho à bien des poèmes antérieurs écrits à propos d’Hiroshima dont celui-ci, d’Onishi Masashi : « Pluie/ sans saveur et sans odeur/ matin d’Hiroshima » (p.79), la neutralité apparente de la pluie n’étant qu’un leurre dissimulant sa terrible nocivité, sans égale dans l’histoire des événements météorologiques. Ce même thème trouve au Japon son expression littéraire la plus célèbre, en dehors du champ poétique, dans Pluie noire, roman publié par Masuji Ibuse en 1965, puis porté à l’écran par Shōhei Imamura en 1989 – mais à la différence des haïkus proposés par l’anthologie des éditions Bruno Doucey, ce roman envisage surtout la mise à l’écart sociale des victimes des retombées radioactives à travers le personnage d’une jeune femme nommée Yasuko qu’on ne peut arriver à marier en raison de son exposition aux pluies contaminées.


Un autre poème, écrit par Hakudo, rapproche explicitement Fukushima des villes atomisées en 1945, justifiant pleinement la réunion des deux formes de catastrophes nucléaires connues par le Japon, au sein d’une même anthologie : « Fête des mères :/ une bombe A projette son ombre/ sur la centrale atomique » (p.26). Dès lors, bien qu’on ne puisse « comparer l’incomparable : un désastre technologique et un acte de guerre, une centrale en péril et deux bombes atomiques » (p.107), comme l’écrit à juste titre Dominique Chipot dans sa postface, nous sommes conviés à voyager dans le temps, en d’incessants trajets conduisant de Fukushima à Nagasaki et Hiroshima à différentes époques de l’histoire contemporaine, au fil des répliques morales, spirituelles et politiques que les deux bombardements atomiques suscitent régulièrement jusqu’à nos jours. Fukushima joue donc un rôle de catalyseur en réactivant le traumatisme, renvoyant une nouvelle fois aux terribles événements d’août 1945, tels que dès l’origine ils ont été répercutés et médités par la poésie, notamment dans les Poèmes d’un rescapé de Matsuo Atsuyuki « qui se présentent comme une sorte de journal intime au fil des années après que l’explosion de la bombe A eut soufflé sa famille » (p.9), selon l’excellente préface d’Ysabelle Lacamp. Haïkus d’absolue déchirure, comme jamais la poésie japonaise n’en avait connus, ils disent l’insurmontable avec une force aussi grande que l’expression en est sèche et rude : « Le vent   J’allume/ le bûcher de mes enfants/ puis une cigarette » (p.48 – on notera l’intervalle blanc anormalement ouvert dans le texte, entre « vent » et « J’allume »), ou bien encore : « Au moment même où/ brûle ma femme on annonce/ la reddition » (p.50). A l’horreur de la mort et des crémations succède le dénuement total des survivants : « Froid du matin/ un manteau qu’à tour de rôle/ on porte ma fille et moi (p.51), ce haïku poignant semblant faire écho dans un registre ô combien tragique au charmant poème de Bashô : « Première pluie d’hiver/ le singe aussi aimerait avoir/ un petit manteau de paille ». Les années passant, la vie reprend toutefois, comme une herbe frêle repoussant sur les ruines. Fidèle à la tradition classique, l’auteur indique parfois le cadre anecdotique de tel ou tel poème : « Ma fille aînée entre à l’hôpital pour une greffe de peau » écrit-il par exemple en 1947, en introduction à ce haïku frémissant d’espoir : « La fièvre est passée/ la voici hors de danger/ Nuages de l’aube » (p.53). En 1965, un autre poème constate l’imprévisible et incroyable survie de l’auteur, à travers un paradoxal anniversaire : « la tumeur/ de mon bras a eu/ vingt ans cet été » (p.54). Un autre, écrit pendant les années soixante-dix, une trentaine d’années après les bombardements, parvient même à murmurer un timide oui à la vie : « Devant la glace/ j’ose sourire. Au visage qui faillit mourir » (p.68). L’amertume lucide, parfois teintée d’ironie, persiste cependant - comment pourrait-il en aller autrement ? Ainsi Matsuo Atsuyuki ne se fait-il guère d’illusions sur l’avenir : « Aucune garantie/ que la bombe ne tombe à nouveau/ pluie de pétales » (p.71).
Mais cette descente vers le présent ne peut effacer l’empreinte des premiers instants, pas plus que ne se résorbe l’ombre sur un mur d’un homme et d’une échelle vaporisés, captée à Nagasaki par la célèbre photographie de Matsumoto Elichi - le phénomène récurrent des ombres atomiques donne précisément son titre à l’une des séquences de l’anthologie, intitulée Son ombre est restée (Nagasaki), et fait l’objet d’un tanka d’Oyama Takami : « Quelqu’un/ devait être ici/ son ombre est restée/ fixée sur la pierre/ par le feu des rayons » (p.92). Ainsi sommes-nous ramenés à la stupeur terrifiée des survivants errant à travers les ruines où tout n’est que souffrance, dans les heures et les jours qui suivent immédiatement les bombardements, comme dans ce sidérant poème de Honda Môka : « J’ai beau fuir et fuir/ il y a toujours des corps nus/ sentant le brûlé » (p.91). Le martyre des victimes est tel que leur corps disloqué pourrait parfois nous rappeler, en pire, l’homme démembré qui figure au premier plan de Guernica. Comme en écho à la célèbre toile de Picasso, on peut en effet lire sous la plume de Taga Kyûsai : « Avec sur son dos/ un corps   tordu la tête/ dans le mauvais sens » (p.95).

Comme dans un précédent poème de Matsuo Atsuyuki, l’insertion d’un espace blanc inhabituel au milieu du texte souligne par le vide l’expérience presque indicible de l’horreur, de même que les ombres attestent inversement de l’inimaginable volatilisation des victimes. Empreintes de l’effroyable, toutes ces absences mystérieuses, qu’elles soient textuelles ou photographiques, participent d’une même tentative : exprimer s’il se peut quelque chose de ce qu’ont vécu les êtres humains pris au piège de la bombe. Mais nous le savons, seule persiste l’énigme de ce qui à jamais demeure innommable.
C’est pourquoi, renouant avec le thème du chant des cigales, cher aux haïjins classiques, Gyôtoku Sumiko s’écrie : « Ne chantez pas cigales !/ Vos voix me font penser à/ mon enfant mort » (p.100).

Marc-Henri Arfeux (texte et peintures)


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