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Extraits de Marin mon coeur d’Eugène Savitzkaya

dimanche 23 avril 2017, par Matthieu Gosztola

Nous avons coutume ici d’accueillir des enfants, c’est-à-dire de les mettre au monde comme ailleurs on capture des éléphants sauvages. Ceux qui capturent les éléphants sauvages afin de se les approprier se doivent de développer une argumentation suffisamment forte pour convaincre l’éléphant que sa vie en captivité sera mille fois plus belle que celle qu’il aurait pu vivre à l’état naturel. Cette argumentation prenait chez les Thaï la forme d’un poème forcément long car bourré de mensonges et le poème prenait forcément l’allure d’un chant vantant les richesses et les beautés de la maison d’accueil. Au moins, il y avait un chant pour les recevoir. Les enfants que nous avons toujours appelés avec des mots doux viennent au monde la nuit ou le jour et nous suivent sans que nous devions leur promettre quoi que ce soit. En vérité, il n’y a ni chant ni promesse aucune mais, au contraire, une sorte de supercherie du silence, supercherie dont nous aussi nous avons été et sommes dupes pour l’éternité. Alors, chantons et promettons avant qu’il ne soit trop tard pour parler, même si aux mots se mêlent bon nombre de mensonges et, par là, vérifions nos fondations avant qu’elles ne se désagrègent.
D’abord est la mer dans laquelle le sel est présent comme il est présent dans tes yeux, la mer lointaine et très proche. Lointaine car elle est répandue sur toute la sphère terrestre et proche car elle tombe près de toi jusqu’à te poisser les cheveux qui deviennent comme de la laine de mouton à cause de la buée de la mer. Il est possible de marcher sur l’eau de la mer juste à la lisière des vagues, sur l’eau durcie par le sable et faire ainsi d’infinis périples sans éprouver le besoin de consulter la moindre carte ni de demander son chemin. Cependant, tu devras la chercher méthodiquement en ne te fiant ni à ta vue, ni à ton odorat, ni même à ton ouïe, car, bien que vaste à l’infini et composée d’une multitude de vagues fougueuses et hurlantes, son vacarme se disperse dans l’immensité et ne se font entendre que les vagues qui touchent la dureté de la terre. Ainsi, il arrive de rencontrer la mer au détour d’une rue ou derrière une porte et qu’elle sente la luzerne. D’aucuns prétendent qu’elle n’existe pas. De toute manière, lorsqu’on est dessus ou dedans, on le sent qu’elle mouille et qu’elle écume. La terre n’est pas trop dure et même parfois trop molle, si friable qu’elle se tasse, se craquelle et s’effondre à tout bout de champ. Le sel est présent dans la terre comme il est présent dans ton sang. Elle est sable, gravier et pourrissement des choses. Le temps la façonne, l’écrase, la disperse et la fertilise. D’aucuns prétendent qu’elle n’existe qu’en fonction du temps qui l’a confectionnée et qui en est à la fois le père, la mère, l’amant et l’enfant, et qu’en dehors de lui elle n’est pas. Mais lorsqu’on est dessus ou dedans, on le sent qu’elle tourne, déroulant ses fougères et semant ses mousses. L’éblouissante lumière du feu nous éclaire et nous cuit, nous rendant chaque jour plus semblable aux pierres, car il semblerait que chaque jour nous allions autant en arrière qu’en avant. Chaque jour, notre vie compte un jour en plus. Chaque jour, notre vie compte un jour en moins. Donc la lumière a le pouvoir d’annuler les êtres vivants autant que d’en éclairer la face et les mouvements, irisant la buée qui sort des bouches ouvertes. Il n’est possible de la nier que le temps de ses très régulières disparitions. Lorsqu’on se trouve en pleine lumière, on le sait. La musique peut se propager la nuit comme le jour, dans la terre et dans l’air, et même dans l’eau. Mais la bouche ne peut chanter que dans l’air et plus tu t’éloignes de la bouche qui chante et moins tu perçois les sons que l’air disperse. Et lorsque la poussière qui monte de la terre sèche te nuira, il te suffira d’éternuer. C’est l’un des nombreux plaisirs qui ont été octroyés aux mammifères terrestres et marins.
La première fois que je le vis, il n’avait pas encore expiré, il était pâle et bleu comme après un effort surhumain, une grande frayeur ou un chagrin ; il serrait dans les poings, malgré sa fatigue, la moiteur vitale ; il avait l’étrangeté de l’axolotl en dépit de sa forme indéniablement familière. On me dit qu’il avait résolument, pour se frayer un passage vers la lumière, refusé de regarder vers le sol, que, résolument, il avait renversé sa tête en direction de la lumière elle- même, vers le ciel. Quelques secondes après il expirait, c’est-à-dire qu’il faisait de la place dans son corps pour accueillir l’air souverain.
D’abord, il fut sans larmes et ses pleurs étaient secs comme ceux d’un chat mais, alors que lui avait quitté le bain originel, ses yeux, eux, y trempaient toujours et ils roulèrent d’un pôle à l’autre suivant les mouvements des géants et des grains de poussière réfléchissant le soleil. L’if secoua ses aiguilles et ses fruits. Les noisetiers secouèrent leur pollen. Et la poussière devint plus dense et plus fine. Les grandes quantités de papier qu’enfermaient les armoires commencèrent à se désagréger et d’énormes volutes de farine grise obstruèrent le soleil lui-même. Alors Marin se révolta. Il éternua cinq ou sept fois dans la direction des nuages et les larmes vinrent qu’il put goûter à loisir et le goût des larmes éveilla sa mémoire et le premier chagrin. Ce premier bain de larmes fut immédiatement suivi par une dizaine d’autres et la lumière redevint limpide du sérum qui la baigna.
C’est alors que, ouvrant enfin le poing, il esquissa le signe qui devait le rendre solidaire des principaux éléments du monde. L’index était dirigé vers la lumière. Le majeur et l’annulaire formaient les ciseaux capables de découper l’air lui-même. Le petit doigt, auriculaire ou aurifère pointé, négligemment en apparence, vers les secousses du plancher, indiquait son origine. Le pouce légèrement replié prouvait que la main était encore intacte. L’index comme sémaphore. Le médius et l’annulaire comme lames taillant la lumière. L’auriculaire en goutte de sang ou de mercure et le pouce en vigilant ergot.
Ouvrant alors la bouche, il s’exclama à l’aide de la première voyelle qu’articula sa bouche sauvage devant laquelle la luette mimait avec rigidité une langue agile.
Presque immédiatement, il attrapa le biberon qui passait à proximité et le téta avidement, montrant à ceux qui étaient présents qu’il avait déjà appris ce qui était strictement nécessaire et qu’il était au courant des coutumes.
Aussitôt, il tomba endormi et dormit longuement les poings fermés, descendant palier par palier jusqu’au fond du puits. Désormais, il dormait à sa guise, n’importe où, ne se réveillant qu’au son des sonneries. Ainsi, dormant, il apprit à dormir et il recourut souvent à la très simple solution de fermer les yeux.
Il aime les gazouillis et les grelots. Est-ce le tintement des grelots du traîneau rouge qui glissait entre les buissons de houx et les bouleaux ? En ce temps-là, le houx portait un nombre incroyable de fruits. En ce temps-là, les fruits du houx étaient rouges, plus rouges que des brûlots et les bouleaux, laiteux de lait gris. Les moutons portent des grelots afin qu’on puisse les retrouver dans le brouillard des montagnes. Les chevaux portent des grelots afin de rythmer leur course. Les chiens portent leurs grelots à contrecœur. Le grelot des vélocipèdes ne sert à rien et les oiseaux gazouillent dans le silence.
Il ne mange pas de chair crue. Il ne s’intéresse pas au vin mais simplement aux récipients qui le contiennent et à ses couleurs. Il dort uniquement sur le ventre, comme une tortue sous sa carapace. Il mord les livres. Il ne sent pas l’ail, ni l’oignon, ni la sueur rance. Il craint le poivre. Il n’est pas poilu. Ses talons ne sont pas rugueux. Ses cheveux sont intacts. On ne voit pas ses os. Ses orteils ne puent pas. Rien ne le surprend. Il n’aime pas le vacarme. Il ne hait personne et personne ne le hait.
Puisque aucun butoir ne la retient, sa langue sort au grand jour et déploie sa couleur qui colore la lumière. Sans la langue de Marin, la lumière coule comme un lait gris et disparaît dans l’obscurité sans laisser de trace. Sa langue montre que, sous l’enveloppe, il y a la couleur opiniâtre du feu.
Avec les ongles, ses ongles encore intimement liés à ses nerfs, il s’égratigne le visage, cherchant à saisir une once de ce qui lui couvre la face. Un voile adhère à sa peau et sèche. Ce n’est pas une enveloppe qu’il veut toucher mais bien la véritable consistance de celui qui regarde et qu’il est toujours étonné de ne pas rencontrer lorsqu’il pivote brusquement sur lui-même. S’il n’est pas derrière lui, il doit bien sûr être à l’intérieur, sous l’enveloppe et y demeurer toujours, bien au chaud et à l’abri de la poussière et du vent sec.
La bave sort d’une fontaine qui semble heureusement intarissable, car le monde est tellement sec qu’il faut sans cesse tout humecter. La bave coule sur son plastron qu’elle lave et amidonne et sur ses vêtements qu’elle rend plus souples et plus doux, lustrés comme la fourrure des loutres, huilés comme le plumage des paons et fumants comme la robe des chevaux. Elle redonne au bois du plancher sa couleur d’origine, en souligne les méandres et en accentue les courbes de niveau. Elle lie le sable le plus fin en fondant ses grains, fertilise la terre en réunissant les fragments du terreau et en mélangeant les ferments. Il n’existe pas de meilleur mortier que celui à la composition duquel il aura donné un peu de son suc secret d’hirondelle. La bave fait briller et nourrit ce qui commençait à ternir. Son odeur sans pareille et ses nombreuses vertus attirent à la ronde fourmis manquant de sucre, papillons affaiblis, limaces blessées par le sel, abeilles d’une saison sans fleurs et chats avides. Elle désaltère mieux qu’aucune autre substance, car elle contient en justes quantités du sel, du soufre et du nectar. Elle enchaîne en un seul fil tous les objets, les englue et les rend visibles ou invisibles à sa guise.
Lorsqu’il pleure, son chagrin semble probant et inextinguible. Il n’y a que les chats qui pleurent aussi longtemps et aussi fort. Les mouettes n’ont aucune persévérance et les vanneaux aucune puissance. Seuls les pleurs du chat valent ceux de Marin. Si les pleurs de l’un et de l’autre se font entendre avec une telle détermination, c’est que le jeu doit en valoir la peine. Mais seuls les pleurs de Marin, réellement probants, émeuvent, attristent et rendent fou.
Habituellement, le hoquet se déclare dès la première heure du jour, dès l’ouverture de la journée. Marin est aux prises avec un problème d’air : le roi de l’air, dans les entrailles du nain, est prisonnier et cela lui en coûte. Entré dans le corps de l’enfant à la faveur de la nuit quand les machines étaient au repos, il doit maintenant subir l’obstruction de la glotte, marteau agissant pour le compte du diaphragme, indépendant, lui. A chaque effort du roi qui proteste, le nain pince son diaphragme, qui transmet l’ordre au marteau. Cela lui apprend à ne pas entrer dans la bouche d’un enfant qui dort, à ne pas se croire tout permis et surtout à ne pas abuser de son droit de libre circulation.
Contre le cœur de la géante dont les cheveux se mêlent aux siens, s’il y laisse tombée sa tête, c’est qu’au cou elle ne tient. Contre le cœur de la géante, s’il y laisse tombée sa tête, c’est que du parfum se souvient.
Il lui suffirait de l’aspirer tranquillement en tournant légèrement la tête pour boire toute l’eau de son bain dans laquelle flottent ses cheveux, ses bras et ses jambes. Ainsi, il se retrouverait sur le sec, manchot, cul-de-jatte et chauve. A n’importe quel moment et dans le lieu de son choix, il pourrait recracher toute l’eau pour se remettre à flot et devenir enfin le prodigieux dauphin bondissant et riant.
Ce jour, deux ou trois janvier, le géant a déshabillé le nain et l’a plongé dans l’eau tiède afin de le soumettre aux différents principes aquatiques. Mais les réactions du nain ne furent pas les réactions attendues. Au contact de l’eau, sa bouche s’ouvrit, montrant que l’eau lui était aussi familière que l’air. Au contact de l’eau, il renversa la tête afin de regarder le ciel sous le meilleur angle possible, de bas en haut, montrant qu’il connaissait cette couche bien mieux que son lit. Puis il se retourna sur le ventre et, approchant ses lèvres de la surface, il passa dans l’autre élément aussi aisément qu’on enjambe une clôture de deux centimètres de hauteur.
Le goût de la terre le changerait du goût du lait et de ses relents de lait caillé. Le lait reproche toujours au buveur de l’avoir avalé, car il est terriblement obstiné, toujours hargneux et imprévisible comme une levure, alors que la terre abondante et fragile ne demande qu’à être remuée, pétrie, dévorée, digérée et dispersée. Elle ne procure que la satisfaction d’être ingurgitée. Une question essentielle : quel goût a la terre ?


Eugène Savitzkaya est né à Saint-Nicolas-lez-Liège en 1955. Il a obtenu pour Marin mon cœur , en 1993, le Prix Point de mire (prix des auditeurs de la RTBF) et en 1994 le Pix triennal du roman, attribué par la Communauté française et, en 2015, pour Fraudeur, le prix Victor Rossel.
Suite sur le site Les Editions de Minuit


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