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Billet de Christophe Stolowicki (juillet 2021)

samedi 3 juillet 2021, par Cécile Guivarch

En découdre, d’Isabelle Lévesque

Paroles d’hiver, à lire (plus que jamais) lentement. D’une densité millimétrée.

« Pour compagnon, / l’hiver. // Il faut d’un bâton / tracer au plus vite / des figures indéchiffrables / pour les lire / après coup […] /// Il faut allumer les traces / pour le brasier silencieux. »

En découdre. En dé coudre, celui qui n’abolit pas le hasard ?

« Les vers dispersés longent le corps posé sur la dalle. Rien ne s’entend. Lumière n’est plus // que mémoire. » Une cruelle absence pèse. Intense pudeur – plutôt en découdre.

À l’œuvre pie, non π le nombre d’or mais « ∞ – 1 » le nombre non imaginaire, le fusible.

« Avant l’hiver / tu pris ma forme, / douloureux pochoir de branches, / tes mains ou les feuilles, / indissociées, / voulaient un ordre écrit » – fugitive féconde paréidolie.

Il faut lire sur le long cours la poésie si substantielle d’Isabelle Lévesque, pour qu’affleure ce qui résout l’énigme non ce qui la dissout, que s’imprègne sa densité. Il faut feuilleter d’Isabelle Lévesque avec la hâte du souffle court la poésie chargée de braises pour que sa flamme coure à notre dégel.

Oui, avec les seules armes de la poésie, en découdre.

« Croisade », « Plume ou l’épée », « pour les chevaliers / qui rattrapent le temps », « fer croisé / de nos noms effacés, tordus / au miroir du ciel », « Ne négliger ni la lune ni l’épée », « lyre de lames, l’arme est levée », « en découdre » avec les armes de la poésie mais qui en lèvent d’autres ? « À rebours » peut-être.

Amazone qui guerroie, jadis au cœur plutôt que naguère ? À l’encontre de ce qui sévit, une poésie engagée ?

Oui mais non : « lyre de lames, l’arme est levée », l’ire de l’âme, lire de larmes, à sec le gué ; peu importe que le lien entre ce veuvage et cette détermination se situe du côté de l’organique, de l’hormonal, cette poésie est si belle qu’elle emporte le gué.

« Il faut / conter printemps / pour que la branche / sans feuille touche le ciel », « je désire l’étreinte // […] J’aurai matin : ta main la branche / dessinent le printemps », « Ombre cache le flocon de pierre […] Les yeux sombres / écartent la glace », « nous ferons des boules / de feu ou de ciel » – l’éclaircie dans le deuil lève un torrentiel (tord en ciel) retour à soi de la langue des stalactites, le ciselé ne tranche plus, dit l’amour recouvré par delà le trou noir.

Aux deux tiers du livre, déposées les armes.

« Alors j’accroche à ta voix l’arc d’un rêve / pour qu’il saigne. Garantie de craie, / force de hisser », « Bravade, fière au soleil d’automne / dans l’or perdu d’avance // de la feuille nue qui danse. » Seule une femme sait écrire cela.

« Écorce. Le bouleau perd sa peau / lentement. Recoudre. Neuve la sève / par la veine acheminée », « Sur ma tempe est inscrite la salve vive des baisers d’avril. » Mais « Nous, sous l’arbre / qui n’existait pas, liés / comme fleurs au trépas [...] fleur sombre / du printemps perdu. » Sans l’Antigone qui lui survit, l’homme n’est que cendres.

Isabelle Lévesque vit dans sa petite ville natale.

Les deux gravures de Fabrice Rebeyrolle, un négatif gris & blanc et son envers couleur, coule l’heure sous le pont des ans, impriment au fer blanc la trace. La parole, dans notre for extérieur gravée.

L’herbe qui tremble, gravures de couverture et de frontispice de Fabrice Rebeyrolle, 70 p., 14 €

De fins lettrés moins païens que paganisants ont beau s’efforcer, au siècle pénultième encore, de capter la nymphe de la source au coin d’un bois, le Dieu unique et son cortège de sciences ont accompli leurs ravages d’eau plate (comment peut-on appeler eau plate une telle source de minéraux ? demande pour Contrexéville son publicitaire poète), l’ô plat menace de toutes parts.

Guy Viarre, à présent son ami Cédric Demangeot, nés bien après moi morts avant moi. La poésie ne conserve pas son homme, à moins que ce ne soit l’inverse, non les poètes qui tirent les statistiques vers le bas mais le b a bah ou bas ou bât qui les abat poètes.

Parnassiens tardifs tiennent le haut du pavé que bat Rimbaud, se repassent la poire et le fromage, rien n’a changé.

Pourquoi la France n’a-t-elle pas de poètes ? titre Le Figaro (mais des romanciers industriels à la pelle, qui souillent les pages littéraires de ce journal, annexe de son cahier économique saumon). Eh bien – je me suis gardé la réponse pour la fin du dîner, comme le digestif non l’amuse-bouche, quand elle ne me retournerait plus l’estomac suffisamment lesté – un éminent barde américain s’en charge, c’est parce qu’en France les poètes ne participent plus à la vie de la cité, aux événements politiques, alors qu’une jeune poétesse (gironde et souriante sur la photo) a volé la vedette au président Biden lors de son investiture ; aussi parce qu’on ne l’enseigne pas (creative writing une matière universitaire yankee quand nous devons nous rabattre sur des ateliers d’écriture) ; notre poésie n’est pas assez orale (heureusement John Giorno, poète pour tous, fait souche de performances dans notre malheureux pays) ; bref – je me suis couché là-dessus et me réveille en position de karaté face à un tricheur, un faussaire. Mais que faire, contre l’inculture ingénue triomphante ? Peut-on desserrer l’étau islamo-américain qui a étouffé notre galanterie ? Aurai-je l’énergie de Gombrowicz qui a tenu bon contre les nouveaux Romains (ainsi désignait les Soviétiques la poète Ewa Lipska, restée en Pologne) jusqu’à l’infarctus final ? – le communisme à terre. Dois-je, quittant le Perche à mon âge, m’exiler au Québec ?

Que faire contre les collabos de plume qui tâchent de populariser en France cette poésie déversoir ? – Au mépris des quelques vrais poètes américains vivants, telles Lyn Henjinian, Alice Notley.

Contre les moulins à vent Don Quichotte sang chaud pansa. Contre tout l’ô de l’amer une goutte de sang intellectuelle.

Sonnés, de Samuel Deshayes

Entre deux minimales astérisques haut et bas, « dire qu’il n’y aura personne pour les prévenir / que le confinement n’est qu’une parenthèse / ni les abeilles qui butinent des fleurs sans parfum / de néonicotinoïdes // ni les chauve-souris […] / ni les oiseaux migrateurs qui suivent leurs voies / dans un ciel sans nuage d’avions […] // ni les dauphins […] ni les grenouilles et crapauds […] // dire qu’il n’y aura personne pour les prévenir / qu’à nouveau les hommes se répandent sur le monde / plus vite qu’une épidémie », dit en passant. En passant mais c’est dit. Le virus n’est pas celui qu’on pense.

Ah qu’on pense, qu’on veuille bien penser. Mais n’est-il pas trop tard ?

Sonnés, sous-titré poèmes confinés. Depuis que les hommes écrivent des sonnets, confinés dans le cadre strict de leurs strophes pour mieux résoner, leurs strophes toutefois plus libres qu’en villanelle, tant s’est l’humain accru, à cru sinon à soif, que les sonnets ne sonnent plus, sinon le tocsin de l’homme ; que les sonnets sont prosaïques et que le cadre a des faiblesses ; que l’envoi a perdu toute élasticité.

À ce degré de concentration, l’homme est un tel virus pour l’homme que seul le confinement le préserve.

Quand le capricant s’est assourdi de quant à soi mais collectif ; que de courbure ductile dans un espace à dimensions inconnues, par vagues virales les vits râlent après un confinement dont le sida ne fut qu’un avant-goût et qui laisse hébété (par détournement du flux de couverture de Sabrina Deshayes) ; que tout l’esprit du bon La Fontaine, qui de deux sonnets accolés compose ici une fable, ne saurait mieux que l’eau de l’amer laver une sécrétion indue – par temps maussade Samuel Deshayes, enseignant en congé sanitaire plus faste que chômage technique, nous infuse une gaîté, une légèreté de grand fond réservée à la seule poésie, ses poèmes (c’est son premier livre publié en solo) décapant nos bienséantes certitudes. Oui, sonnés pour le compte, celui de vers désormais libres.

Sonnés dru, à nous abasourdir, aux vagues lettristes, aux essaims aussi compacts de ce seul mot que Sabrina, en couverture, l’a mieux que dessiné – conçu, pensé.

Sonnés pour le conte. Mais à comte, deux mots, il n’y faut plus rêver.

N’était la magistrale, d’entrée, superbe faute de syntaxe comme seul un poète, enseignant de surcroît, et la disposition en sonnets, c’est de la pure prose qui relate, par le début. Quand les masques étaient déconseillés, réservés aux seuls médecins.

Confinement : un silence nouveau comme la bauge au lait.

Sonnets parce que les anecdotes du confinement sont aussi peu saillantes que possible, pour qu’à la fin de l’envoi une touche réponde. Sonnets « pour prendre de vitesse la vie tombée à plat ».

Pour varier les plaisirs le sonnet s’essaie au 3 4 4 3, au 5 5 4 4, au 3 1 4 1 5, centre ses vers ou les confine à la butée, « aujourd’hui tu ne mettras pas un pied dehors / pas le nez à la fenêtre ». D’humour sec mais peu salubre contre l’ennui. Même pris par les cheveux, le confinement est de ressource limitée.

Enfin, après cette longue préparation d’artillerie, l’aveu qu’on attendait, plus justifié à droite que nature : « Aux rumeurs du mon / de, toujours j’ai préféré mon lit. L’ho / rreur des lieux de promiscuité : les au / tobus, cinémas ou bars… La profon / / de sécurité – silence, immobi / lité – du canapé, à peine un di / alogue avec soi-même, les fenê // tres et les volets fermés, sans connaî / tre jamais l’ennui. C’est le confi / nement que je simulais dans la vie ».

Un seul sonnet, dit irrationnel, travaille la rime, faisant résonner plus que de raison « moche », « fauche », « proches » et « eau de roche ». À une cliente court sur les brisées d’À une passante, Baudelaire au supermarché ; le reprend Sorte d’ode, à l’élasticité d’envoi recouvrée où « crier à l’aide » rime avec « punk’s not dead ». L’humour passe par tous les registres, du plus aplat au plus profond.

Alternativement Samuel Deshayes abonde au confinement en intellectuel poète et y débonde son alerte ennui. Mais quand au (presque) pur sonnet il revient (« * / Tu sais, ce qui a vraiment été dur … bien sûr, / très vite tout le monde a compris, que si ça al /lait pas être drôle […] / les morts, bien sûr, les morts […] // et puis très vite au / tour de soi il y a eu un, deux, dix cas, tôt / ou tard …tu connais : “…tous étaient frappés” mais l’es // poir c’était qu’un jour ou l’autre ça serait fini […] // Non, tu sais, ce qui a été vraiment / dur, c’est de comprendre que ce n’était pas une paren / thèse / * »), sa lucidité fait frissonner, au pile poil.

Pour quelques vers de poète, combien de philosophes au panier.

Lanskine, 48 p., 13 €, couverture de Sabrina Deshayes, février 2021

En feuilletant le Gaffiot. Puissance de la litote chez Cicéron face au style plus simple, plus coulant de César. Les deux hommes, adversaires politiques, les deux grandes références littéraires de la Rome classique, ont l’écriture aussi opposée que possible. Reflète-t-elle leur tempérament ? Plutôt peut-être sa fonction, publicitaire chez César qui célèbre ses faits militaires avec une simplicité de grand aloi, oratoire chez Cicéron, avocat et homme politique qui cherche pour convaincre une concentration maximale. Usque tandem, Catilina Jusques à quand, Catilina, abuteris patientia nostra ? abuseras-tu de notre patience ? Le style de Cicéron est le plus saisissant, le plus latin, on comprend que le Gaffiot regorge de ses citations plus que de tout autre auteur.

(écrit un demi-siècle après de mauvaises études)

Les journalistes fadasses à qui dans leur inculture l’adjectif surréaliste vient sur l’oreiller de plumes de leur écran quand ils pensent insolite, sont très proches des illettrés qui disent rêve quand ils pensent espoir, celui qui pour eux ne sera jamais l’inespéré.

J’écris ce qu’une Amazone ne saurait écrire – les filles en ont au moins autant à mon service. Je plains mes amis poètes qui n’ont pas une seule fille à leur panthéon.

Comme l’a compris Winnicott, entre le fantasmé – ou l’imaginaire – et le réel, la distance est colossale ; mais entre le rêve et le réel il y a complémentarité lumineuse – le rêve tient du surréel, est notre accès au surréel, à un septième sens et à tous ceux que nous ne pouvons que postuler, en d’autres dimensions de l’espace-temps. À cela la pratique de la philosophie, découlant d’une histoire de la philosophie depuis longtemps achevée, et débutant après que des poètes philosophes (Héraclite, ou l’anonyme auteur de l’Isa Upanishad) aient dit l’essentiel, ne donne aucun accès. Mais une pratique de la psychanalyse, et la poésie, la réelle poésie.

Iconoclaste l’autodidacte.

Identité des contraires, dit Héraclite. Entre un mot qui vient à l’esprit et son contraire, à peu près de même portée métaphorique, un poète hésite car, en effet il y a, sinon identité, nuance – celle qui selon Nietzsche sépare les contraires. On est à des années lumière de la poussive pensée dominante qui sévit toujours dans la formation de nos « élites ».

La péremption, de Lionel Fondeville

Lorsqu’un premier (second) livre, tout en exubérances de profusion, d’un jeune Attila qui rase l’herbe sous le pied de ses critiques (« J’établirai une critique sans objet, discriminante du vide, crible au petit bonheur »), taisant ses sources non ses ressorts ; à multijets de postures et d’impostures déguisant son authentique propos ; de neuve lucidité traduisant en quelques bribes de mode d’emploi des tonnes de manuels philosophiques, faisant litière de montagnes de bavardage discursif ; de gouaille alerte frayant son antienne déstructurée dans les tout derniers avatars d’une société du spectacle de la consomption – fait miroiter, étinceler un ton nouveau, un lâcher prise dans le sans genre intérieurement maîtrisé, on lit comme une bravade conjuratoire de l’intituler la péremption, quand de toute évidence il restera.

Lorsqu’une nouvelle génération – je pense aussi à Armand Dupuy – plus immergée dans l’entre-deux (ou trois ou quatre) arts, jaillit sur scène, tant la performante que la littéraire, on ne boude pas son plaisir de la découverte. Musicien, peintre, vidéaste, chanteur, artiste à toutes mains d’un siècle pas encore dématérialisé, Lionel Fondeville a bien trouvé la main qu’en vrai poète il se récuse.

Cette gageure d’une poésie si totale (et prosaïque d’un clic) qu’elle implique et développe sa poétique, seul avant lui Philippe Jaffeux l’avait tentée, mais appuyée sur des contraintes quand Lionel Fondeville s’en passe insolemment.

« Ce serait une écriture sans socle, poudreuse et légère comme limaille, flottant au milieu d’aurores boréales en plastique moitié cramé, plus froide que l’azote liquide, plus prétentieuse encore. Elle aurait la faiblesse des rédactions sur papier quadrillé, leur naïveté pas convaincue, avec du silicone de première génération injecté dans les fissures, c’est à dire plastifiée à la manière des condamnés traités et tranchés en fines lamelles jambon pour étudiants en médecine », en quatrième de couverture. Que rajouter à cette profession de poétique éthique étique à tics & tics et colegram métaphorisant le soi, le soi des soi, le retour sur soi, les détours existentiels, les mille tours de la roulette sur impair & passe, et manque ? D’humour ravagé. Tout le mouliné copié collé décollé sur (de) différents supports, court sous le manteau, à l’unisson, au travers des jeux de poses et de rôles, le saisissant autoportrait – sensitif, intellectuel, le vécu n’y disséminant que des miettes – d’un poète aussi retors, concerté, jubilatoire que défait et cultivant la déréliction.

En ouverture, de rétention maximale, sur près de trois pages touffues un long solo de batterie tout en infinitifs, un exorde d’une rare puissance, une battue en brèche de prolégomènes vifs, une anaphore des anaphores de propositions, préceptes, aphorismes et apories construits sur le mode du déverbal têtu, une liste sauvage circonstanciée culmine en énigme dans sa chute, l’annonce d’ « obtenir après des années d’attente et recevoir sans joie : modalités de la péremption. » Un suspens baye aux oreilles. Quarante pages après le même trope d’anaphore syntaxique, plus succinctement développé, commandé cette fois par la préposition de la localisation et de l’appartenance, de l’attribution, du contenant (« Aux poignets égratignés, les fleurs médicinales. Aux escaliers dévalés, la lecture d’un roman élisabéthain. Aux départs et aux pertes, le discours d’une langue soumise […] Aux autocélébrations verbales, la reconnaissance vile »), la chute « J’appose, je propose, je dédie » n’apporte aucune solution de l’énigme au lecteur mystifié mais une nouvelle brique au chantier de démolition, de péremption.

La subtilité laissant augurer une vérité dernière en sautant de registre en registre, de notices d’emballage à poétique pointue, à séries télé, avec des ressources sans fin le promène sur sa faim. Le tempo, de discursif soudain bref, haché menu, le concassage d’esquilles rideau de fumée protégeant la substantifique moelle. Jubilatoire évanescent, l’auteur « masqué, buté, se délectant du frottement crypté des ondes, de leur inlassable chuchotis, de leurs gris superposés, de leurs multiples absences. » Une matière des matières, superlatif de tangente et d’asymptote, broyée en « compost pour les rêves ». L’agilité du ping-pong verbal n’empêchant pas que soit creusé profond le sillon à l’emporte-pièce, par un qui s’est « donné du mal pour céder à la facilité. »

Je défie quiconque d’oser un aphorisme après avoir lu ce « collage de blocs démantelés par un séisme ». Le génie du français y perd son latin.

Évacuation de modestie obligée, « le flot de tes paroles, de ton discours modèle, modelé sur quelques lectures survolées et mal digérées, lancées comme si tu inventais la langage » quand le tu à toi qui se tutoie, le tu à soi qui rejaillit de toutes les bouches excrémentielles de l’Enfer, (de listes sauvages de ressources rhétoriques battus furieusement le ban et l’arrière big bang), le dédoublement loquace, vorace, en verve serve, d’inventivité époustouflante, de souffle long comme Coltrane à son sommet, plus digressive la phrase éclate – révèlent un saltimbanque ès lettres porteur d’une médiathèque d’Alexandrie.

La raison a ses déraisons qui résonnent sur un tympan d’aveugle ainsi qu’un tympanon.

Le livre laisse dans la stupeur de tout ce qu’il a effleuré, surmené, gangrené, sublimé, laissé pour compte et pour machine à traire, à taire la vie personnelle à quelques infimes fausses vraies confidences près pour s’y mieux révéler auteur.

À bout d’engouffrement exhaustif en apnée dans l’épanchement verbal, d’inopinées nuances : « c’est tellement aimé et ce n’est plus considéré ». À l’ère de la surcommunication, emporté par le flux non hormonal mais surnageant dans le magma, Lionel Fondeville saisit l’essence du mercantile dans tous ses avatars (« muter pour survivre, observer scrupuleusement le règlement sans l’avoir jamais lu »), où tout sitôt émis est périmé. Entre quatre murs de quatre étoiles, non d’un hôtel mais d’une constellation happée dans son trou noir. À force de « points de départ mimétiques », « une telle quantité d’authenticité écœure évidemment », le passé composé s’y décomposant dans la sourdine d’un présent perpétuel.

« Le chaos ? Non, jamais mort […] monstre unique, gorgé de mondes, inerte et spontané […] souriant aux anges, plus serein que les joueurs de foot sur les autocollants (sauf exception), aléatoire bien sûr, constamment contaminé par le cosmos […] passant de convulsions en convulsions en émettant quelque râles, rôts et raclements ». Soit une cosmogonie de médiathèque dont Zeus tonnant porte un maillot numéroté aux couleurs de son club, spasmant d’un clic la légende et l’Histoire aux actualités télévisées de la Suisse romande et de l’Hellespont, celui suspendu sur les millénaires. Entre enquêtes de personnalité et coaching la culture a pris des couleurs, conditionnée par paquets de dix, la métaphore un sérieux coup de talon, celui percé d’Achille taclant un demi de mêlée. Telles encore ces « cristallisations instantanées de nuages, dans leurs volumes, leurs lisières éparses et frangées. L’ensemble est désormais rangé dans un appareil photo numérique dont le prix ne cesse de baisser. » Livre soluble dans l’air du temps, celui corrodé par l’espace-temps, le pollué le trépidant sur son trépied non de Sybille mais de Prisunic.

Poétique : « Apprendre à retirer des phrases les verbes d’action, les liaisons, à disséminer la matière de chaque mot dans le tissu des maisons », « défaire les indus pour en faire un inédit ». Peau éthique : « La course au néant ne se gagne pas au point de croix ni à la petite semaine. Ça se martèle » – le tempo neuf préservé toutefois de la profération. Prenant date : « Aucun humain ne s’est attiré autant de critiques et de mépris que ceux dont la voix a porté ». Péremption : les mots en vogue passés au crible de leur sénescence éclair, ceux de l’entreprise au sas du pastiche extenseur. Pointu et pointilliste et vague à souhait, à soufflets mimer le souffle court quand le vôtre, gagé sur l’intenable, forclos dans le colimaçon scorpion, est de rétention infinie. La gymnastique verbale aux agrès, à la barre fixe, à la corde raide nourrie des expériences de la musique, du dessin, de la vidéo, de tout le concret de l’art qui ici se déploie, se dévoie, pli sur pli lâchant ses cartes truquées. Au ras dense de l’actualité, « petite princesse gorgée de soleil et de médicaments ne sait plus si elle doit montrer ses fesses ou ses enfants ». D’immersion dans un continuum musical une écriture aussi soutenue.

« Il n’est plus temps d’agir pour découper ces thorax malades afin d’en retirer le malheur du monde » quand « les voix anciennes […] reviennent sans partir vraiment, demeurent longtemps dans le murmure, puis versent dans le hurlement aussi vite que le filament de tungstène rougeoie dans son bocal. » Parodie ? Mélodie ? Chant des siècles en un gadget ? Suffocation déjouée à cran, à mi-temps ?

« Nous dormirons ensemble, et n’aurons plus besoin de faire l’amour » – cela avec qui, au creux d’une enfilade de préceptes vendeurs du quotidien médiatique ? Avec son « bonheur ».

Éperdument masculin. L’obsolescence masculine portée à incandescence. Aucune fille ne commettrait cela.

En vignette photographique de couverture signée Alban Lécuyer, tenant lieu de barre un immeuble implose dans l’arrière-plan.

Tinbad « texte », 162 p., 18 €

Schumann, Piano Quintet opus 44. Le génie à l’état pur s’inscrit dans la fibre du temps à coups redoublés, dédoublés, quintuplés, assourdis.

Bach. Le profane à deux clavecins des Variations Goldberg m’évoque mieux le sacré dans sa résonance, son autorité, sa munificence, que celui aux grandes orgues à Dieu expressément dédié.

Sonates de Scarlatti. Écrites à la pointe de la dague dessinant des jets d’ô. Sourdine volage de mes belles années.

Le disque de mon âme, rayé à la naissance et bien avant, dit sa gratitude au Discobole.

Psychisme : aux gémonies ceux qui ont rétréci en isthme l’âme.

Opus 44, premier mouvement. Se déboîtent, se déclenchent les alarmes, les mises en garde inexorables d’une montée furieuse de la folie. Au second, dans une récapitulative parenthèse, à l’instar de Beethoven la violence s’est apaisée en tendres insinuations.

Aux questions que répète Scarlatti les réponses s’enchaînent sur tous les temps, convaincantes, complètes, irréfutables. Le mouvement s’alentit, plus solennel aux approches de la conclusion comme aux variations Goldberg, le cœur me déchire d’être quitté bientôt, que rajouter à la boucle ? Des morceaux de Monk et de Coltrane (My Favorite Things, Blue Monk) présentent la même évidence. Vanité des vanités des discours philosophiques. Si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Assemblages & Ripopées, de Jean-Pascal Dubost

Assemblages : de l’alchimie de haute lisse du Bordeaux à la chimie mercantile du Champagne ; & Ripopées : fonds de bouteille de Corbière et différents crus mélangés en ripaille – la métaphore, tour à tour œnologique et pinardière, que vaut-elle à l’écrit, au poème ?

Car si Bacchus en ses bacchanales, celui de François Rabelais, vit aux confins du dionysiaque, tant et si bien que l’apollinien y trouve son content, Bacchus en sa version contemporaine politiquement correcte des œnologues et chroniqueurs gastronomiques, qui ne portent pas dans leur besace deux sous de poésie, est aux antipodes de Dionysos.

Mais, on l’a pour partie deviné, ce dont il est question ici n’est pas tant l’art de biberonner ni même d’écrire, mais celui de lire, de si gargantuesque soif qu’écrire en découle, en écoule son train rythmique et allitéré. Et tant qu’à devoir choisir entre tête bien faite et bien pleine, Jean-Pascal Dubost, plein comme une barrique, réfute Montaigne et l’étend pour le conte à rebours, d’un qui au seizième siècle a découvert son âge d’or. À « l’écoute de son organisme et son plein-vide intérieur pour obtenir un poème travaillé ».

Assemblages & Ripopées : miscellanées des textes composés lors de trois résidences d’écriture de l’auteur ou à leur suite, que couronne un hymne à Dame dédié (chacun(e) a son exergue) aux poètes de son panthéon, dont de nombreuses dames, ce qui mérite d’être souligné en notre siècle encore machiste à cet égard. Ici j’ai découvert notamment Pernette du Guillet (1518 ou 152O – 1545) qui échangea une correspondance poétique amoureuse avec Maurice Scève – morte de la peste. Tu te plains que plus ne rimasse / Bien qu’un temps fut que plus aimasse / À étendre vers rimassés / Que d’avoir biens sans rime assez.

L’érudition de Jean-Pascal Dubost est colossale : « logophile et lexicophage en arpentage divin de domaines en domaines », dans une « débauche plumitive au long cours ». Grand athlète de la langue, il a la performance pasticharde, archaïsante à resucées d’Internet, jaillissants retours du scorpion verbal, chutes volontiers intempestives qui secouent et que souligne chaque fois un long tiret : poète de métier et de profession, nul ne le lui contestera. Après une longue adresse à Ronsard, une flopée d’impertinences : « Tes gaillardises étaient si tendrelettes / Que tu les mis toi-même aux oubliettes », ou « Il faut le reconnaître, tu troussas mieux les vers que les robes ». Un Hymne à la mort d’inféconde faconde mais dont soudain la chute réjouit, de sa sagesse contemporaine.

Poète heureux « au centre-ville dans la turlutaine cacophonique matinale des bouchons des oreilles qui t’ouvrent les yeux », ou quand les déités du jour « dans la turlutaine cacophonique nous offrent une meilleure vue paronymique ». Un humour qui ne le lâche pas : « Savez-vous quel est l’arbre le plus répandu en Ille-et-Vilaine ? … la grue — ». Un peu de complaisance peut-être. Sur l’estrade bandés les muscles, cassées des chaînes, certaines faussées, la plupart authentiques.

À souventes reprises il nous fait découvrir l’usage du substantif comme adverbe, propre au seizième siècle : « en un seul mot d’élan dire ce qui chaque jour ne se perd miette ». Nourri substantiellement, on ne peut pas bouder son plaisir.

Tarabuste, 148 p., 14 €., mars 2021

Thelonious Alone In San Francisco (1959), Monk à son sommet en solo piano, tout en phrases nominales. Échos et rétentions, le verbe est reporté, on se passe du verbe – de l’accord, qui de rature en biffure se résorbe à une allusion, un pas de côté, un trébuchement. Un usage des tirets, parenthèses, des points d’exclamation (suspendus), de ceux de suspension (sur le vide), des palinodies, palindromes (grappes de notes), et des blancs, des rejets minimaux et des enjambements géants, des zeugmes, des syllepses, des plus magistrales fautes d’accord ou d’orthographe – une leçon pour les poètes.

Monk, ses roues de paon écourtées.

Et déjà du poème (Si la mort n’existait pas, il faudrait l’inventer) que Fabrice m’a mis en ligne hier, tout ne m’est plus intelligible.

Le sadisme n’est pas qu’une tare de malade mental, ou que la composante simple du SM qui essaime chez ceux qui s’aiment, ou qu’une fureur de prince ou de potentat décadent, mais un tout-venant répandu sur le globe, des scarabées perceurs de carapace aux mantes religieuses, des chats saisissant leur femelle au cou tandis qu’elle pousse des miaulements de passion, des chats faisant sauter la souris jusqu’à ce que de terreur le cœur lui lâche, aux tortionnaires de tout poil naturellement violeurs de leurs victimes. Le propre des civilisés est de le contenir en pur fantasme ou de se plaire en victime, de se victimer à plaisir comme Charlus ou Yves Saint-Laurent. Dans l’histoire du vivant sur terre, oie cendrée plutôt qu’oie du Nil, bonobo que chimpanzé, Éros est tout amour infléchissant la haine mais s’y mariant avec délice. Réparant de vieilles blessures, en ce comble obscur il culmine chez certains hommes – en beaucoup amour et haine se tassent, se mussent, se massent et s’amassent comme fumées d’orage plutôt qu’orage de fumet. De haute lice en plus lisse (et lisible) qu’étang sur le lac où le temps étend son vol. Montueux dégorgeant, dégageant son âcre morne vue de plaine au plain pied.

Les procédés de freinage, la biffure tous océans confondus. Le meilleur, ce qui me remet l’âme en place, vient de Monk.

À 80 km de Monterey, de Guillaume Decourt

L’amour de soi est sans frontières, et plus encore en anglais des Etats-Unis, traduit en vers français par Guillaume Decourt, ce grand voyageur de la forme fixe, mais fixe en gageure, comme seul un grand voyageur, et un poète français. Chacun de ses livres m’apporte l’intense soulagement, dans l’océan de thé poétiquement correct aux formes singulières ourlées de charité sans grâce, du salubre zeste de citron d’un égoïsme d’auteur et d’artiste, de culture difficile, qui rend la traversée possible.

Il se lit couramment. Il faut le lire légèrement, attentivement, lentement, très vite. Il faut savoir qu’il ment comme respirent ses poèmes, et lèvent ou épaississent ou expulsent leurs énigmes.

Quatre quatrains par poème, au début se gardant de rimer, mais chacun (poème) contenant dans son placard de plaquette une marée – de soi, d’authentique, goûteux, bien-aimé ou révulsif soi.

Il ne faut pas le commenter de plus d’abondance.

Anecdotes elliptiques, composites. « Pour ne pas mourir je changeais / mon billet d’avion de nulle part / je partis à Glasgow rejoindre / une chanteuse au 68 White Street // Tout bouge toujours dans une tête / qui me dira pourquoi rien ne change / que je mente ou dise la vérité / je reste bien toujours l’imposteur // Il faisait beau ce jour-là / et dans ce pub je manquais d’amour / c’est un manque qui ne concerne personne / pense-bête : arrêter de se confier à maman // “Glasgow est une ville étrange” me dit / une Écossaise ivre blonde et grasse / “Plus étrange qu’Édimbourg” répondis-je / sans l’avoir pourtant jamais visitée ». Lisse de sa ponctuation minimale, raclant le fond rocheux.

Son unité de mesure est la phrase, comme à d’autres poètes le mot, comme la note à Thelonious Monk ou à John Lewis. Pianiste classique, il évoquerait plutôt Mozart quand s’élève Schumann, un vent de psy chose. « Je t’ai quittée pour t’attendre comme si / des mouettes volent sous la neige / au dessus de Kelvingrove Park / mes gants ont été tricotés par des nonnes // […] Ton père t’avait dit ne te marie pas / avec un musicien / Vassiliki je n’ai jamais été musicien / ou seulement de temps en temps ». Donnant toujours de soi en soi, de son substantiel art gent.

Enfant d’ambassadeur à l’enfance nomade (« Ailleurs cela me semble encore ici / alors même que je suis immobile »), il sait que « ce qui bourdonne à l’intérieur / il faut le clore et l’achever / dans le plus de langues possible », toutes en une. Malgré son peu de deniers personnels, à la rescousse « un usurier de génie / un loan shark bien connu qu’on mentionne / dans le Wall Street Journal  », « J’avais un rendez-vous de longue date / avec un demi-million de dollars / et je me devais malgré tout / de ne pas être trop en retard », prétexte-t-il avec retard. Oui, « j’aime la vie / j’aime l’argent », l’art gent.

De son Journal Intime l’on retient que « Du collège de Needham dans le Massachussets / moi je pratiquais les exercices pour abdominaux / et fessiers de Jane Fonda tous les matins / avec un port de tête exemplaire » et qu’il est presque impossible de ne pas citer de lui une strophe complète.

Quand « je pose simplement la question », I just ask rebondit.

Futilités américaines provoquent-elles, distraient-elles ? Toujours plus substantielles que la bienséante contemporaine charité. « J’étais Français sans le savoir / je trempais ma tartine / dans mon café au lait / sans trop y réfléchir » le promène de la corne Est de l’Afrique aux déserts d’Écosse, de comptine en comptine en compte à rebours.

Je ne donnerais pas un penny, une drachme, un sesterce de son vil désespoir. Mais de pleines caisses de poésie compassionnelle.

« Dans une langue que je connais un peu / le pourquoi et le parce que s’écrivent / et se prononcent de la même manière / chacun tente de faire ce qu’il doit faire » consent enfin à faire rimer sagesse et mode express, jeunesse et genèse, Genève et ce peu de rêves transmutés. Oui, de pleines caisses de philosophie à bon prix insurrectionnelle.

De conjuguer, d’enfance en durable jeunesse, tant de phonèmes et de syntaxes sur le long cours, lisse son français et ses amours à l’envi d’un autre Guillaume.

À 80 km de Monterey, sur la côte la plus sauvage de la Californie (est-elle bien sauvage ?), garçon joueur sur l’échiquier d’un champ moteur convertit librement de l’américain en euros.

AEthalidès, « Freaks », 64 p., 16€, mars 2021

Toutes proportions gardées, Romain Gary est Achille, mort (relativement) jeune comme un héros des dieux, dont le talon se situe au plus névralgique de l’homme.

Confirmant ce que les neurologues ont fini par comprendre, la mémoire de l’artiste s’affine avec les années, balayant le récent superflu, l’irrémédiable immédiat, faisant remonter des perles parmi les chaussons crevés. De l’ambre gris de vieux cache à l’ô. Des huiles essentielles thérapeutiques. Une largesse en lingots d’épave.

Pour que remonte le temps perdu, il faut que lâchent encore quelques résistances.

L’important est la latence, comment tout s’accumule et se retarde, comment tout se cumule, s’efface et se remplace et se retarde, et prend de la bouteille. Quelle importance que l’on copie et recopie, quand seule compte la littérature, l’inimitable, celle qui fait de vous, Nathanaël, le plus irremplaçable des êtres.

En un siècle, on a appris à ne plus tutoyer Nathanaël.

Eh non, la poésie n’est pas fleurettes. Mais la vie à la gorge, au garrot, au galop, par les cheveux, par le large, par le travers. Et la connaissance itou. Un poète met les philosophes dans sa poche, de préférence revolver. Revolving comme un crédit abusif.

De profundis Du plus profond de ma solitude et de mon désespoir j’ai crié vers toi Seigneur – et celui qui m’a répondu est Thelonious Monk Playing Duke Ellington (1955), me donnant une demi-heure de pur bonheur.

Mo Mo Bas Ta, de Frédérique Germanaud

À temps difficiles poètes écrivains tardifs, vendanges tardives, souvent réussies. Frédérique Germanaud, née en 1966, qui a publié depuis 2012 une dizaine de romans, récits, livres poèmes, entreprend ici dans un méticuleux à larges brasses récit-journal une aventure de l’écriture aussi prosaïque que possible, donnée aux seuls poètes.

À larges brasses : elle est une nageuse en eaux claires, trop claires, un peu javellisées (de piscine), que sa formation de juriste et l’exercice de ce métier pendant une vingtaine d’années ont dotée d’un sens clinique, celui qui aux psys cliniciens passés par l’exercice en hôpital fait le plus souvent défaut.

Ajoutons encore : une aventure réparatrice en écho d’une réparation.

MoMo BasTa (basta lancé comme le patronyme conjuratoire d’un qui d’une vie réparatrice de grand brûlé – à cinq ans – à soixante-quinze dans sa soif inextinguible n’a jamais assez) est le nom d’artiste de Maurice Villermet, un peintre qui a dérivé de squat en squat d’artistes, dans des collectifs tels que l’Art-Cloche, toujours en quête d’une nouvelle revendicative cause à illustrer avant d’être chassé par la police et de se reloger dans plus vaste et plus désaffecté (et plus collectif) encore – et qui achève sa vie seul en campagne, doté d’un passé d’éleveur, d’agriculteur et de père de famille, dont deux fils assurent la descendance au grand dam de Frédérique, restée sur un avortement final.

Il la fascine depuis un moment. Il lui a déjà inspiré – sans se faire connaître elle lui a déjà dérobé un roman (Courir à l’aube, 2016). Cette pratique évasive de l’autofiction prise ici à bras le corps, retournée comme un gant de peu de fumet par la rencontre effective de l’artiste, aussi exhibitionniste et (mieux qu’écorché) greffé vif qu’elle est resserrée sur son soi, est le vrai sujet du livre, celui qui commande son singulier tempo.

Celui de L’insoutenable légèreté de l’être. Ici aussi de brefs chapitres, d’une à quatre (exceptionnellement) pages, mais débutant sans blancs d’entrée et qui se développent en paragraphes traditionnels. La poète s’est réduite drastiquement à cette portion congrue, d’autant plus nécessaire que son être, dont la sensualité est aussi défaillante qu’elle abonde en Kundera à un âge d’or, n’est pas insoutenable mais délibérément soutenu.

Aussi, peu importe que l’enquête menée à deux révèle l’indiscutable passé collaborationniste du père de Maurice, auteur de l’accident, une bassine de benzène bouillant renversée, qui lui a coûté la vie et desquamé celle de son fils, lequel aimerait le réhabiliter – militant de l’Action française férocement antisémite, qui a dénoncé des réfractaires au STO, a fui en Autriche, rentré a été condamné à un an de prison. Le vrai sujet de livre est son écriture, et l’autoportrait en action de l’autrice, sans complaisance ni auto-flagellation.

À cinq ans surnommée la silencieuse. Aussi connectée en ligne que solitaire. Elle « laisse échapper une bribe d’histoire personnelle qui ne suscite aucune curiosité » de ses trois interlocuteurs alors qu’elle happe tout nutriment d’autrui. « Je passe mon temps à inventer la vie de Momo, lui à la rectifier. » Au scrupule (« N’est-il pas indécent de faire littérature avec un tel ensemble de douleur ? ») répond la passion partagée : « Chaque vie est inépuisable. Celle de Momo plus que tout autre. Infiniment plus riche que n’importe quel personnage fictionnel indiscipliné, débordant du cadre, et se moquant de savoir comment je vais pouvoir agencer toute cette matière hirsute dans mes pages. »

Par ce seul récit-journal de poète, des tonnes de littérature industrielle partent au pilon.

Isabelle Sauvage, « singuliers pluriel », 148 p., 18 €, janvier 2021

Baudelaire remarque qu’en grand poète, Poe disait ses textes intérieurement, pas comme un bon acteur qui impressionne son public (américain).

Âmes aristocratiques ou de boue – désuet – ou simplement debout comme mourir debout. Jamais vous n’obtiendrez cela de psychisme.

De Baudelaire si l’on ne retient que Les fleurs du mal, Le spleen de Paris et quelques Fusées, ce qui nous court et qui nous tient en fond de langue, une langue musicale du vécu comme seul Apollinaire depuis, et différemment musicale dans son prosaïque retrait – on ne réalise pas quel travailleur littéraire il a été, critique de vision large à l’instar d’Edgar Poe, son altère égal qui l’a nourri, qu’il a découvert pour nous et traduit abondamment ; et traducteur, d’audace dans le rendu et d’imprégnation sur le long cours comme on en connaît peu. The external world could take care of itself : « Le monde extérieur s’arrangerait comme il pourrait » (dans Le masque de la mort rouge), un gallicisme contre un anglicisme, qui peut faire mieux ?

Quand cet homme
(Chanson de geste post-contemporaine)

Eut
(Quelques participes passés)

(Il n’y a pas de suite car le
Geste suffit au geste qui
Suffit au geste qui
Suffit à la geste)

Moi de mémoire
Moi pour mémoire
Et pour déréliction

Amen

(Âme haine
Deux mots)

Définitivement délaissé
Psychisme

Le Manscrit, d’Olivier Domerg

Je retrouve avec bonheur Domerg qui cent fois sur le métier remet non son ouvrage, chaque fois achevé, mais son sujet de prédilection, comme ces peintres d’une manière dominante sinon unique à quelques tiroirs, quelques écarts, comme Matisse ou Delvaux, que l’on peut préférer à ceux à périodes tels Picasso, Dubuffet.

Il me dédicace Le Manscrit « comme clôture d’une “aventure” poétique et alpine […] débutée en 2006 », je n’en crois pas un traître mot et ne le tiens pas quitte de ses prochaines lâchetés en retard, de bravoure fidèle. À y regarder de plus près, ce n’est peut-être pas l’adieu à un genre comme il l’annonce, seulement la clôture d’un cycle autour du Puy de Manse débuté en 2011 (Portrait de Manse en Sainte-Victoire molle), repris en 2013 (Fragments d’un mont-monde) et s’achevant ici.

Certes, des familiarités récurrentes (« pour peu que la baudruche ne soit pas encore totalement dégonflée », « nous cauchemerdons dans la même indécision »), ou qu’il fasse se côtoyer « Sa bobine, sa tronche, sa trombine » avec « Exquise et cardinale polymorphie » trahissent son espoir craintif « que le sujet ne soit / Pas encore totalement épuisé ! ». Mais cela non par raréfaction de sa matière, plutôt pour conjurer la lassitude redoutée du lecteur. Oui, des défausses parce qu’on lui a dit qu’il fallait se renouveler, quand au contraire il ne faut que – il ne peut que – creuser son sillon plus avant dans le massif. À lire comme simples précautions oratoires, prolégomènes, coups de botte en touche avant l’entrée, la rentrée en force dans le vif du sujet.

Manse, un mont déjà arpenté, environnée de sommets plus prestigieux. Une fugue en mineur. Un impromptu où ne pas nous rompre le col. La géographie s’est faite modeste, la performance n’est pas alpine mais substantiellement alpestre, se rabat dans le plissé hercynien menu. Mais soudain, la fulgurance : « prêt à passer, avec ou sans vous, de l’autre côté de la montagne ».

Et d’une neuve « coulée, coulure » il peut reprendre l’hymne à la montagne dont de livre en livre on ne se lasse pas – ici approfondi par la pesée du doute –, celui d‘un photographe verbal dont une complice tient l’appareil (toujours Brigitte Palaggi, mais qui cette fois-ci œuvre pour une exposition indépendante). Il peut recouvrer son lyrisme du consubstantiel associant « chant » et « chantier » à l’adret d’un descriptif méticuleux ; alterner, comme une tragédie grecque ses dialogues et ses parties chorales, deux polices de caractères comme deux registres de respiration, la grande ombre d’un soi montueux repliée à chaque reprise de « tenir la note ». Tel un Robbe-Grillet mais poète, resté langagier, qui à l’ubac de son travail littéraire ne se serait pas saisi de la caméra. Sa langue ici plus schisteuse que granitique que calcaire, à « facettes » parallèles à force d’être tournées et retournées sur le motif. D’une langue qui tour à tour se resserre et se fragmente.

« Définir Manse te requiert. » Dans la « di(stin)ction du détail et de la couleur », quand « Elle paraît soudain se ramasser, se condenser, en un simple énoncé ». Rarement regard et énonciation n’ont été aussi densément conjoints. « Consentir à la crête un “dos d’étalon”, à partir de quoi étalonner les formes // Faire syntaxe de tout. // Prendre le paysage au pied de la lettre. » Toutes les jongleries lacaniennes sur la libido mieux accordées au paysage – avec une éthique d’artiste on ne peut plus étrangère à Lacan.

« VOIR s’effectue (se comprend) dans le temps et se décante avec lui […] Une sensualité ubuquiste électrise le corps du paysage. Petit à petit, tout se révèle à vous. » Or comment le pourrait-on sinon en y revenant comme à un texte, à longs intervalles ? Domerg, ou l’anti-touriste (« Tipi et feu de camp »), le solitaire en prise, actif, au retrait modéré, que n’étaient ni Rousseau ni Nietzsche. Et pas tout à fait solitaire, puisqu’une collaboratrice, son altère égale ici dénommée « la Photographe », ne le quitte pas.

Manse au printemps (principalement), Manse au « Premier jour d’automne » où Domerg y revient. Omniprésence polluante de la circulation automobile – sa « rature ininterrompue ». Manse à une heure donnée et son quantième de minutes. Manse vu d’un lieu-dit, hors temps. Manse dans un espace-temps.

Manse et « mansuétude », Manse et « panse », et « pensée » évidemment – Le manscrit, écrit à la main sur le motif, dont de nombreuses composantes se distribueront entre plusieurs revues et peu demeuré à l’état de manuscrit, simultanément est écrit et s’inscrit en creux et en relief, reliefé comme le moins sidérant que bombé paysage, creusé dans l’à pic d’une intériorité puissante, torrentielle, méticuleuse.

Quand pour son autochtone, cette montagne n’est qu’« un immense pâturage incurvé ».

Le corridor bleu, « Sing », 232 p., 18 €, mars 2021

Sévèrement dégradé, l’homme a perdu une bataille, il n’a pas perdu la guerre. Des forces immenses vont donner, de résilience, de sagacité.

« Veille et sommeil comme une épée dans son fourreau. » Je donnerais mes trois-quarts de siècle de paix pour la belle guerre de Char. Il commandait en poète son groupe de partisans, à en laisser coi (d’illettrisme) un officier de passage. Portant haut son nom de code Hypnos.

« Nous sommes des malades sidéraux incurables » sur lesquels des psys tentent leur terrestre besogne. Des économistes leur charlatanisme.

Il ba-scu-la, en trois pieds. Comme d’autres poètes, pauvres et sans famille, dans une nuit d’univers. Rêve, pas une Char / ade.

Il est un héros de la Résistance et de la poésie. Quand sur le tard il doit lire des poèmes, c’est ceux-là qu’il choisit. Sa maturité de jouvence.

« prêt à passer, avec ou sans vous, de l’autre côté de la montagne », écrit Olivier Domerg à présent, magnifique de justesse. Mais sans vous eût été inimaginable pour Char : sang voue.

La poésie a perdu une bataille, a-t-elle perdu la guerre ?

Je répare ma vie, ce n’est pas que ma vie. Mieux vaut tard que ja / mais (déjà plus en ancien français).

Christophe Stolowicki


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