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Repaires, repères - par Françoise Delorme (novembre 2021)

vendredi 29 octobre 2021, par Cécile Guivarch

 

Autoportrait au roitelet / Emily Dickinson, éditions les belles lettres, 2021

Je voulais écrire quelques mots sur ce petit livre d’Emily Dickinson traduit et présenté par Patrick Reumaux, édité dans la collection « Poésie magique » aux éditions les belles lettres qui réédite nombre de merveilles. Réunir une correspondance à des proches à peine différente des poèmes et pourtant très ancrée dans le plus quotidien de sa vie, un herbier qui atteste d’une attention très observatrice au monde environnant et aux noms qui l’habitent, avec des poèmes particulièrement puissants, dont chaque vers touche une cible inconnue, dans un livre de petite taille (mais de plus de 250 pages intenses), avec un beau gaufrage irisé d’une « Tulipe de Gesner » sur la couverture, mérite d’être signalé à plusieurs titres, peut-être d’abord parce que cette manière de mêler des « écritures » si diverses de la même personne – faire un herbier, c’est aussi écrire – donne accès à la poésie d’Emily Dickinson d’une manière que je trouve très sensible. Il apparaît dès l’abord que, peut-être, la poésie d’Emily Dickinson n’a rien de « magique » à proprement parler. Ou alors il s’agit d’une « magie sans magie ». Bien que la poète s’exprime avec un lexique très religieux et qu’elle soit habitée par une « spiritualité » qui a pris la forme que lui imposait la société américaine rurale de l’époque, presqu’aucune autre poésie au monde ne me paraît plus incarnée, plus incarnante que la sienne. Seuls les « anges » qu’elle côtoie ou a rencontrés, écrit-elle, « sont beaucoup plus intimidés par [elle] qu’elle par eux », manière paradoxale pour moi de célébrer l’incroyable et merveilleuse imperfection humaine, capable de sécréter et de provoquer des sentiments nés dans un corps, souffrant, mortel. Les poèmes qu’elle écrit, nés d’une hypersensible perception alliée à une peu commune capacité de synthèse, me semblent pouvoir doter même un concept, le plus abstrait qu’il soit, de sa part – essentielle – de chair, de finitude, d’imperfection, cela avec un léger humour, si tranquille et si honnête qu’il force le respect :

La Gloire est une abeille.
Elle a un chant –
Elle a un dard –
Ah, elle a une aile, aussi.

De tels poèmes, si concentrés, si puissamment ancrés dans le réel ressenti, me donnent la certitude que la poésie parvient à transgresser la loi qui séparerait les mots des choses qu’il nomme, à les rendre comme vivants, en somme. Ce qui me frappe – et le mélange de lettres, de feuilles d’herbier et de poèmes présenté dans cette édition me paraît plus probant encore, c’est l’étonnante faculté qu’Emily Dickinson met en œuvre pour jouer de l’un et du divisé qui n’existent ni l’un ni l’autre ou alors l’un par l’autre nécessairement. Frottements rugueux de différences, de parentés si étranges entre élans et retraits, entre questions et réponses, induisent cette stupéfiante « certitude incertaine » qui donne le bonheur d’exister comme la souffrance la plus tenace et si menacée par la mort :

De l’existence du Paradis
Tout ce que nous savons
Est une certitude incertaine
Mais nous inférons sa proximité
De son Messager
Qui nous coupe en deux

De tels poèmes me laissent sans voix et je retrouve ce trouble heureux même dans les remarques qu’elle formule dans ses lettres, elles aussi exposées à la plus grande précarité, celle d’exister, ici et maintenant. Je n’ai plus rien à dire qu’à remâcher sans cesse ce qu’ils disent comme ils le disent, poèmes et lettres, émerveillée. Comment un poème que l’on pourrait presque taxer de poème philosophique, sans attache au sensible apparemment, parvient-il à toucher une corde fine apte à vibrer longtemps, presque uniquement corporelle comme peut la toucher le geste d’un danseur, mais aussi comme les doigts d’un musicien devenu lui-même musique ? Mystère. Comme si la vie et la mort, la plénitude et la blessure ne se différenciaient plus tout à fait, plus absolument, sans que la violence et l’opacité d’exister soient cependant jamais niées. La confiance qu’Emily Dickinson fait aux mots, tout en doutant résolument d’eux aussi, les dote et les leste d’une force rare, qui ne se ternit pas :

Quand les Fleurs mouraient annuellement, j’avais l’habitude, quand j’étais petite, de lire le Livre du Dr. Hitchcock sur les Fleurs d’Amérique du Nord. Cela me soulageait de leur Absence – m’assurant qu’elles vivaient.
Lettre à T.W. Higginson, Début 1877

Bref, ce petit livre est bienvenu, vraiment. Il donne envie de se plonger, de se replonger dans toute l’œuvre de cette poète rare, si précieuse, mais aussi dans la façon curieuse qu’elle a eu de vivre, si cloîtrée, si ouverte à l’existence des choses, des êtres aux sentiments confus et contradictoires, matière et lumière, formes et forces exprimées dans toute leurs contradictoires et puissantes apparitions.

 

üert fomantà / Flurina Badel, éditions Les Troglodytes, 2021

Les éditions suisses Les troglodytes (Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl) éditent de petits livres précieux de poésie romanche, traduits en français. Celui-ci, üert fomantà, de Flurina Badel, poète romanche née en 1983, qui vit à Guarda en Engadine, est traduit du romanche vallader par Denise Mützenberg en étroite collaboration avec l’auteur : Jardin affamé. Titre fort, déchiré-déchirant, dont la traduction en français n’apparaît pas au premier abord, oppose par son oxymore discret l’abondance et le manque dans le même mouvement. Cette petite anthologie contient des poèmes récents et des premiers textes datant d’il y a plusieurs années déjà ; ils déclinent de manières diverses la douleur et le désir/plaisir d’exister. Petite rétrospective bienvenue pour rendre compte d’une écriture singulière qui s’interroge sur le monde autant que sur l’écriture qui tâche de l’appréhender ou de l’instituer. L’écriture – et l’individu qui écrit – comme le monde vivent et agissent dans une tension constante entre absolu et relatif , entre littéralité et symbolique fragile : contradictions, déconvenues, incertitudes...qui s’apaisent parfois un instant, pour continuer dans la lumière d’une saison naturelle :

dans les cimes tu sens
que la terre vacille

chacun sur sa branche
appelle les troncs
qui répondent grinçant

puis nous plissons les yeux
pour voir plus loin

prés et mots se rejoignent
quand tu dis
tout l’été est devant nous

Entre dedans et dehors s’échangent des qualités, entre culture et nature, mystérieusement, et ça ne se passe pas comme on le croirait d’ordinaire, poétiquement le monde se dilate dans l’intimité retrouvée :

solitude intime
je sens l’immensité
les yeux à l’intérieur
les montagnes ondoient
le ruisseau pend paisible
à travers la forêt et entre
les rochers d’une métropole
en plein jour
je suis un paysage sauvage

Peut même se créer sous nos yeux une nouvelle version de l’allégorie de la caverne de Platon, reflets de reflets auxquels faire confiance n’est pas facile, mais pourtant nécessaire. Et puis le réel existe, clair, apparemment simple, mais il existe douloureusement aussi et reste énigmatique :

je vois le dehors par la fenêtre
comme un tableau sur la paroi
l’image dans l’image
[...]
je ne sors pas
[...]
je connais le champ vaste
à cette saison il est fauché
des touffes d’herbe juteuse
repoussent
ne cèdent pas encore
[...]
je connais les blessures
mais
je ne connais pas les cicatrices

L’édition est bilingue et c’est toujours très émouvant de regarder une langue inconnue et d’essayer de l’entendre, comme par exemple les mots romanches des trois derniers vers que je viens de citer :

cugnuosch las plajas
be
las nattas nu cugnuoscha amo

 
Ne touchez pas au crépuscule / Nicole Brossard en dialogue avec le plasticien Stéphane Mroczkowski, 2rives, Les lieux dits éditions

Il y a bien plus d’une vingtaine d’années, j’avais entendu dans un petit café lyonnais la voix prenante de Nicole Brossard, poète québécoise née en 1943, pratiquant de nombreux genres d’écriture qu’elle métisse à plaisir. Depuis, je lis ses livres fidèlement. J’avais déjà été frappée par la cohérence de son œuvre. Ses poèmes gardent une facture assez souvent classique, entre prose et vers libre, souvent un assez long texte aux reprises fréquentes sous forme de variations de motifs. J’avais été très séduite par cette poésie à la fois très réflexive et très charnelle, très urbaine et traversée par de grands élans cosmiques. Ici, le texte se découpe au cours des pages en poèmes de quelques vers qui deviennent autonomes si le lecteur souscrit à cette lecture, mais il peut aussi suivre une sorte de fil narratif qui ne s’arrête pas., qui désire être suivi. Ne touchez pas au crépuscule propose un jeu de transparences avec des encres en noir et blanc (et gris) de Stéphane Mroczkowski que cachent/montrent des feuilles de papier calque, déclinant ainsi la nécessité de l’indécidable et nécessaire séparation entre le jour et la nuit. Sur chacune s’inscrit un vers d’un poème de Nicole Brossard écrit à la main, un peu comme un titre ou un écho sonore, un poème dispersé, des fragments d’horizon. Si j’en suis la chronologie, voici ce qui s’écrit :

Noir est un chiffre tombé du silence

Une courbe la question des courbes
lumière pliée dans nos idées

Comment sortir Malevitch du square ?

Une logique d’archets et de nuits
de quelle abréviation naissons-nous ?

Le sang coule universel au naturel
la littérature veut des contradictions
notre marge d’aube et de manœuvre

Quel âge aurions-nous dans le dernier poème
tout en nous reste lumineux

Nicole Brossard dit dans une petite note en fin de livre : « J’aime le pouvoir d’abstraction du noir et l’ardeur impensée qui s’y tient en réserve pour nous garder en alerte d’intelligence et de silence[...] Ne touchez pas au crépuscule croise les enjeux de l’abstraction et ceux du vivant tactile ». On ne saurait mieux dire pour décrire une poésie tendue entre deux pôles qui se provoquent réciproquement. Entre ce qui reste ouvert, entre ce qui invente un chemin, et pourtant toujours une butée, une limite : la densité têtue des corps, des mots aussi peut-être :

je laisse tout cela
se dire en bordure des os
selon les pigments, l’errance
tracé de sens jusqu’aux lèvres
l’obstacle du noir

J’aime que cette poète dont une belle et conséquente anthologie porte pour titre D’aube et de civilisation sache et affirme qu’il faut accroître toute vigilance pour qu’une civilisation existe, mais cette prudence combative est aussi celle de l’art qui cherche, qui tâtonne, qui ne se satisfait de rien, seul lieu-dit qui vaille s’il est exigeant :

derniers échos d’humanité
ici nous ne sommes pas au théâtre
car lorsque nous y sommes
je tiens ma main peuplée
sans erreur de tendresse

Le mot « matière », ce mot qui désigne avant les formes, revient souvent sous ses doigts, ce qui n’est pas si courant en poésie. Dans tous ses états, solide, liquide, gazeux, elle reste un sujet de réflexion, à redéfinir sans cesse. La poète interroge « la matière », la matière d’une langue aussi et ce qui y fait « poème », elle institue et déstabilise simultanément la distance nécessaire pour que parler et vivre s’apparentent. Nicole Brossard réaffirme l’infime écart nécessaire pour que toucher quelque chose et être touché soit possible. Dans une belle suite de poèmes au titre presque pongien « La matière heureuse manœuvre encore » elle écrivait comme une sorte d’« art poétique » et concluait par ces mots dans le dernier texte :

Je sais que tout n’est pas dit car, entre la conversation urbaine et la tradition, il fait tant froid et vertige ; tout n’est pas dit puisque c’est dans la matière volatile des larmes que s’installe cette étrange sueur de peur et de vrai qui nous emporte comme si la vie pouvait soudain toucher ses métaphores

J’entends dans sa voix d’aujourd’hui la même tension vivifiante, la même énergie, le même désir de soulever ou de dévier un instant la force inexorable de la pesanteur à laquelle rien n’échappe, sans cependant s’y dérober :

le vide n’est pas rien
le vide va vite à l’intérieur
je l’observe autant de la falaise que de la rive
j’imagine ce qu’il en reste si on l’a aimé
ou frôlé brièvement saturé de gravité

Nicole Brossard ne fait pas l’économie de la vie difficile d’un « nous » pas toujours maîtrisable ni même compréhensible, elle écrit comme on respire et comme on pense dans un même mouvement généreux et qui se sait menacé, fragile langue, fragiles poèmes :

notre humanité et son présent de bras arraché
qu’allons-nous dire de vivant sans effroi
refuser d’oublier
horizon mamelles galop fou des naissances
la langue et ses saveurs d’eau vive
notre langue toujours prête à cueillir et se rompre

J’entends aussi dans ce titre magnifique Ne touchez pas au crépuscule la notion d’écart nécessaire pour que le jour et la nuit existent, séparés par une ligne indéfinissable, insaisissable, inconnaissable, pourtant nécessaire, écart et limite devenus comme synonymes.

 
Je t’aime comme / Milène Tournier, éditions Lurlure, 2021

Il n’est pas très facile de parler d’un livre de cette sorte. Plutôt envie de le lire à haute voix à d’autres, de le faire lire, de dire « plongez-vous dedans et lisez-le à haute voix, comme une litanie, comme un jeu de langue d’enfants qui se nourrit de lui-même jusqu’à plus soif ». Mais on continue quand même à désirer en parler. On peut aussi aller voir les vidéos qui déclinent les textes avec des images en voyage. Restons-en au livre, finalement, on n’a pas vraiment besoin des images, mais entendre une voix qui dit ces assertions comme une liste joyeuse qui naît d’elle-même au fur et à mesure, c’est extrêmement plaisant : on écoute, on devient de plus en plus attentif, on attend la suite, on se rend compte que tant de mondes à rêver s’ouvrent dans chacune d’entre elles, on rêve...on se répète certaines d’entre elles avec jubilation. On recommence, on y revient, on cherche presque à en inventer d’autres...
C’est d’abord comme un exercice de style porté à incandescence, un peu comme ceux de Raymond Queneau ou Je me souviens de Georges Perec. La répétition d’une forme jusqu’à l’obsession, mais sur le mode de la variation. Quasi infinie, elle garantit le plaisir enfantin de découvrir toujours quelque chose de nouveau, d’imprévu. La limite de l’exercice est décidée : c’est la ville et ses constructions, ses habitants, ses possibles et ses impossibles, rangés sagement par ordre alphabétique dans la table des matières, mais justement, ce n’est plus une limite. « Je t’aime comme les travaux dans la petite rue » ou « Je t’aime comme un cimetière » ouvrent des horizons inconnus sur nos manières d’habiter comme nos manières d’aimer. Le plus attrayant consiste vraiment à ne pas s’attendre à ce qu’on va lire, à s’en étonner et à le trouver souvent évident, parfois très drôle – on rit souvent – ou simplement plutôt vrai , émouvant surtout lorsque déclinés l’un après l’autre, ces « je t’aime comme » se télescopent et démultiplient leur force évocatrice, entre petits faits quotidiens, objets usuels et grandes questions :

Je t’aime comme un arrosoir municipal de cimetière, à remettre en place après.

Je t’aime comme, pendant qu’on arrose les autres, on oublie qu’on meurt.

Ce livre gagne même à être relu et relu, un peu comme si, à chaque fois, il s’éclairait différemment, avec beaucoup d’étincelles, mais jamais au même endroit, et jamais où on croyait qu’il brillait...ou alors autrement. Ce qui surprend le plus, c’est la façon dont il pétille et s’amuse d’une manière qui semble saugrenue, il nous tirerait presque les larmes, nées d’une émotion forte, mais très fugace. Il n’est pas facile non plus de citer des passages, car les « je t’aime comme » se tiennent les uns les autres dans chaque chapitre. Pourquoi dire celui-ci plutôt que le suivant ou le précédent ? On n’a pas trop envie de couper dans cette avalanche dont la profusion enchante la lecture. Le plaisir naît aussi de ce déluge. Chaque chapitre renvoie à une construction, à une rue, à un objet, un animal (le pigeon : « Je t’aime comme le pigeon dodeline la tête et déhanche la ville »). Une ville amoureuse, et surtout très vivante et vécue, se construit sous nos yeux ou si c’est l’inverse ? La jubilation vient de là : dedans et dehors se confondent presque, c’est comme dans la vie...comme on rêve que soit l’amour, comme il l’est parfois, plus souvent qu’on ne pense. C’est comme on rêverait vivre la ville.
Donc, il faut lire ce livre, l’offrir à vos amis, les amoureux, les architectes, les chanteurs, les danseurs, les éboueurs, les fleuristes, les voyageurs, les solitaires, les enfants, les vieilles gens, tout le monde :

Je t’aime comme un guichet d’accueil...

Je t’aime comme le sourire d’accueil fera oublier nos intentions pressées, et qu’on est stationné en double file.

Je t’aime comme le réel, dehors, manque d’un guichet d’accueil, pour nous dire où aller, à qui se présenter et quoi faire.

Je t’aime comme être la proue d’un lieu.

C’est à peine s’il pleut / Eric Sautou, éditions Faï fioc, 2021
Son enfance / Eric Sautou, éditions Faï fioc, 2021

les vagues et revagues (derrière le hublot)
   Son enfance

S’il est loisible de parler maintenant de ces deux livres de Eric Sautou, Son enfance et C’est à peine s’il pleut, c’est d’abord parce qu’ils paraissent en même temps et parce que les couleurs de leurs couvertures et de l’impression des titres s’inversent entre grège et vert, de même que le léger fil qui signale les éditions Faï fioc apparaît comme une trace sûre ou comme une fine fêlure, selon apparition ou disparition :

disparaître
est un poème un désir
disparaître une couleur elle disparaît
    C’est à peine s’il pleut

Ils ont en commun aussi un rapport singulier au passé, il s’agit pour partie de « reprises », de réédition de poèmes parmi de nouveaux poèmes, une autre manière d’interroger les phénomènes musicaux, mais aussi psychiques induits par l’acte et la figure de répétition.
Introduit par un poème dont le titre circulaire « Rien (pour commencer et pour finir) » invite aussi à y réfléchir, Son enfance est composé de plusieurs chapitres dont l’un rassemble des poèmes extraits de « livres anciens » et s’intitule Apprentissages, un peu comme si la nouvelle apparition de ces poèmes les éloignait dans l’enfance, les disjoignait de la venue au monde et au poème de quelqu’un d’autre que le poète d’aujourd’hui (ou n’importe quel lecteur, figuré par le « il », le « on » ou l’absence de sujet). Mais cette nouvelle apparition rend aussi possible une nouvelle appropriation, une approche réitérée qui réinsère le poème et la vie dans d’autres constellations auxquelles s’entremêlent des bris de contes écrits par d’autres écrivains et que l’avant-dernier chapitre « là où l’on va d’où l’on vient » emporte dans un mouvement à la fois linéaire (fléché ?) et circulaire jusqu’ au dernier, « Le trèfle à trois feuilles (fusées) » – Baudelaire et Mallarmé ne sont pas loin. Là, explose en vers seuls et radicalement détachés des autres par un point une sorte de poème de la séparation, éparpillement d’une quête vaine qui se termine et clôt pourtant le livre par un vers qui réunit à nouveau toutes choses dans un présent entier, spatial, insécable :

[...]
il n’attrape au mieux que d’infimes papillons jaunes
.

maintenant la tristesse en a assez d’écrire

.

aujourd’hui est un ciel

Quant à C’est à peine s’il pleut, la petite note qui clôt ce livre bouleversant surprend autant qu’un poème, c’est comme un poème, d’une si intense force symbolique qu’il n’y a presque plus qu’à se taire et à bien écouter ce qui est dit, à le laisser se diffuser en soi, entre rien et tout, parmi tout ce qui recommence :

Un tout petit livre parut sous ce même titre aux éditions de la Crypte en 1990. Aucun des poèmes du présent ouvrage n’y figurait. Seul le titre est resté.
    C’est à peine s’il pleut

Seul le titre est resté, tout en creux, se reformant déjà autrement, sorte de phœnix éphémère dont on ne sait si ce qui importe le plus est sa renaissance ou sa disparition, s’il n’est pas simplement l’espace où plein et vide se conjuguent à l’infini. Comme ces brèves radées bretonnes qui se résolvent d’un rapide coup de vent – et la mer est très présente dans ces deux livres, C’est à peine s’il pleut pose vraiment la question de la forme. Qu’est-ce qu’une forme ? Qu’est-ce qu’un poème ? Qu’est-ce qu’une vie, qu’est-ce que la vie ? La mort ? le deuil ? Le deuil du deuil ? Les mots ? En laissant se poser sur la page et dans l’oreille des monosyllabes mélodieuses, apaisantes comme de délicates gouttes de pluie, Eric Sautou relance toutes ses questions, sans cesse, mais pas sous formes de questions qui désireraient des réponses : des affirmations se dissolvent et renaissent les unes des autres au fur et à mesure, comme la mer renouvelle inexorablement ses vagues qui retombent sur elles-mêmes, fluctuations douloureuses d’un mouvement irrésistible entre vie et mort, fluctuations du vide* même :

la mer est autre chose et mourir la regarde
je me suis allongé au passage du vent
je suis devenu l’herbe au passage du vent – je deviendrai le vent
la mer est autre chose et mourir la regarde
    C’est à peine s’il pleut

 
* Je sais qu’il ne faut pas, selon le vigoureux et précieux conseil du philosophe Jacques Bouveresse ( Prodiges et vertiges de l’analogie , éd. Raisons d’agir, 1999) se laisser aller à de malencontreuses analogies nées d’explications scientifiques du comportement de l’énergie, de la matière et de la lumière mal comprises, mais les poèmes d’Eric Sautou, peut-être à cause de l’inconcevable sentiment d’apesanteur qu’ils provoquent, m’y poussent presque.

Françoise Delorme


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