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Repaires, repères - par Françoise Delorme (avril 2021)

dimanche 11 avril 2021, par Cécile Guivarch

Eric Sautou, Beaupré, éditions Flammarion, Paris, 2021

Ils m’ont donné les choses
la forme en est tremblée
La Tamarissière , éd. Flammarion, 2005

Dans Beaupré, le dernier livre de poèmes de Eric Sautou, tout se répète, les mots, les vers, les visions, les images, tout revient, saisons, souvenirs, émotions fragiles presque déjà disparues, déjà recommencées, comme si des effacements successifs superposés les uns sur les autres d’une manière asymétrique laissaient survivre peu à peu, à chaque avancée dans les poèmes, dans le poème, à la surface des pages, une mélancolie légère posée là avec « une infinie précaution », mais aussi très sombre, trouées d’oubli dans le temps qui s’en va, gestes pour retenir, mais retenir quoi du temps et comment, sinon avec les mots qui « ont donné les choses », des mots liés, souvent d’une seule syllabe, qui se substituent les uns aux autres dans un balancement subtil, ressassés comme une litanie balbutiée, chuchotée :

feuilles et fleurs les choses

les jours et les jours (les heures)

un jour
un autre jour

poèmes ou bien les jours (les heures)

La musique de ces poèmes (très verlainienne) hypnotise presque et c’est entrer dans « un monde peuplé d’attente » (Jean Follain), pris doucement par une sorte de chant qui se resserre autour et au plus intime de quelque chose qui ne sera pas atteint ni nommé et en même temps qui se délie de toutes attaches et délie toute présence, désorganise toute identité. On ne saura pas qui attend qui ou quoi et depuis quand et pour combien de temps ; écrire cette attente tout aussi bien serait vain :

je m’attendais
à ce que tu reviennes reviendras-tu
ce ne sont que des jours
où t’oublier encore ce sont ces choses-là je ne sais plus

nous sommes là nous écrivons nous avons
toujours beaucoup écrit mais c’est
sans importance

Une sorte de solitude à vif, celle de chacun, celle de chaque chose, se déploie, s’allège et se concrétise d’être dite, dans un mouvement ambivalent de perte et de reprise pendant lequel rien ne se perd tout à fait, mais rien n’est absolument ressaisi d’autant plus que le lecteur ne sais pas vraiment qui parle, le poète, le fils, la mère, la voix plus impersonnelle d’un passé qui s’éparpille en échos qui prennent corps parfois dans quelques vers ; quelqu’un appelle et l’on entend sa voix, portée par tout le livre, dispersée dans tous les mots, ressurgissant parfois d’une manière claire, mais pour appeler, pour rappeler qui :

avez-vous êtes-vous
chères silhouettes de là-bas
là où passent encore
chères silhouettes de là-bas

Je savais, pour avoir lu d’autres livres de Eric Sautou, qu’en écrivant cette note, les larmes me viendraient aux yeux. Cette musique entêtante, lente et très obsédante, même très assourdie, même très « absentée » par une sorte de retrait systématique à l’intérieur d’elle-même – jamais l’adjectif « retenu » n’a pris autant de sens ! – finit par toucher le point central et réactif d’un sentiment difficile à nommer exactement, hésitant entre nostalgie et mélancolie, sûrement assez partagé quoiqu’ici très singulier. Nostalgie, car il se nourrit d’une enfance dont le bonheur ne peut être retrouvé : sa lumière à demi-perdue continue à arriver jusqu’à nous dans chaque évocation de lieux, d’instants révolus, évocation très floutée par des mots très généraux et très simples et pourtant aiguisée comme une lame ; et la mort de la mère, la disparition des souvenirs, des feuilles, des fleurs, des jours, de toute chose, endeuille toute relation, tout élan, tout attachement, tout détachement rendu impossible par une diffusion progressive d’ombres comme dévorantes, elles aussi superposées, à peine décalées (comme souvent par une reprise entre parenthèses qui crée une impression de déséquilibre et de glissement dans le vide). Ces ombres grandissent et s’imposent peu à peu jusqu’aux derniers mots du livre, comme celles qu’Edward Munch laisse se répandre dans certains de ses troublants tableaux :

des nuages (nuages) je n’en vois qu’une eau sombre
Beaupré

Ils viennent juste après un hendécasyllabe au rythme à la fois lancinant et heurté par lequel les frontières entre la vie et la mort semblent à la fois être ébranlées et, l’une par l’autre, se renforcer :

C’est moi l’enfant (l’absent) laisse-moi entrer

J’entends comme un grand cri muet, dont la douleur stupéfaite, non rédimée, remonte le long des précédents livres du poète qu’elle traverse ; ou elle en revient, ayant tout perdu, sauf le courage de recommencer le geste de se souvenir et par lui de perdre à nouveau ce qui rend si émouvants ces poèmes, ce qui donne la force et le désir de se savoir vivants, d’essayer de répondre, malgré tout :

je manque
à ta voix qui me ronge tout est donc
ainsi disparu
     à son défunt, éd. Faï fioc, 2017

Cécile Guivarch, Cent ans au printemps, éditions Les lieux-dits, Strasbourg, 2021

C’est un petit livre, 22 courts poèmes, à la forme identique, deux distiques, un tercet, une séparation par un astérisque, un vers comme conclusif redoublé d’un autre, en italiques. Cette forme aère la page, offrant beaucoup d’espaces entre les vers, avec un petit rebond final pour terminer, mais donne envie du poème suivant. Le dernier vers donne, oui, la mesure et la tonalité de chaque poème et de l’ensemble du recueil : souvent une assertion réflexive et, entre parenthèses, une grande émotion qui devient visible. Ou alors, simplement, respirer devient possible, assez longtemps. Les deux derniers vers du livre ne souffrent pas de contradiction :

se souvenir nous met au monde
(poitrine soulevée de tant de battements)

Je pense à comme des couplets de chansons, à des chansons très denses dont les paroles reviennent nous visiter de temps en temps. Le retour à l’identique d’une forme simple encourage cette impression et donne prise à la mémoire du lecteur, donne envie d’apprendre par cœur et de fredonner. Jusqu’à vivre ces vers de mieux en mieux.
Ce livre, livre de deuil curieusement assez léger sans jamais être mièvre, rassemble quelques souvenirs étincelants et fragiles, parfois peu de choses retenues qui passent par le prisme de sensations enfantines, odeurs, lumières, gestes, paysages, questions, tout cela à peine esquissé, très ténu, couleurs à peine posées là :

les paroles sont faites pour s’envoler

du vert du vent dans la campagne
et peut-être aussi à la mer
le silence m’y fait penser

Souvenirs de la poète, caresses, mots partagés, ou bien les silences, et aussi des moments d’enfance où se noue l’expérience stupéfaite de la mort. À propos de lapins élevés au fond du jardin puis dépecés et mangés, quelques vers soulignent la surprise d’une mort toujours abrupte et notre cruelle appartenance au vivant :

J’aimais bien leurs grandes oreilles
et leur petit nez remuant
avant de les voir dans la cuisine

*

quelques minutes avant ils vivaient encore
(c’est rapide de mourir)

Souvenirs du grand-père lui-même, souvenirs divers, souvenirs d’une guerre violente. Il les a transmis en bribes qui s’effaceront de la mémoire de ses descendants, il en restera encore moins dans « un cœur en ruine », mais pour le moment, ces souvenirs souffrent encore dans d’autres pensées, celles des enfants, celles des petits-enfants :

des maisons en décombres
déjà on ne sait plus rien

sur les photos Dunkerque
la poussière
c’est du noir & blanc

*

le bruit des avions
(des lucioles tombent dans la nuit)

Mais une mémoire généreuse brille, enthousiaste, dans les mots qui viennent sur la page. Les instants vécus, comme agrandis par le poème, deviennent plus spacieux, se dédoublent, comme nous contenant tous, infiniment petit comme infiniment grand :

Le jardin étendu plus loin que le jardin
les jours de pluie les herbes mouillées

Ce livre, paradoxalement très revigorant, il faudra le relire les matins de « blues » , pour que remontent affleurer, à la surface de la vie, la couleur des yeux aimés, les instants vécus avec un grand-père magnifique et magnifié (il s’agit de celui de Cécile Guivarch, mais mes grands-pères reviennent dans ma mémoire), avec des amours, avec un parent, des amis, dans des lieux qui laissent trace vive en nous – lumières, parfums ou dessins parfois si infimes, images affectives et terrestres qui nous constituent au plus intime et nous rendent vraiment présents au monde, « qui nous le rendra bien » (Guillevic).

Camille Loivier, Cardamine, éditions Tarabuste, Saint-Benoît-du-Sault, 2021

je suis le milieu dans lequel je vis
je ne suis pas seule
  Eparpillements, éd. Isabelle Sauvage, 2017

Les livres de Camille Loivier exercent sur moi un charme particulier, puissant, comme les Hymnes à la nuit de Novalis auxquels ils pourraient s’apparenter, mais sans l’élan de joie gagné avec et grâce à l’obscur par le poète allemand. Je ne sais pas toujours où aller, il me semble que sa poésie est une des plus mélancoliques dans lesquelles ma nature me permette encore d’entrer. Ce que je ressens comme de la mélancolie n’en est pas : tout m’y déconcerte, et, cependant, je ne me sens pas du tout étrangère à ce qui s’y passe. Je tâtonne comme rarement dans un livre de poèmes et pourtant je crois comprendre quelque chose qui m’émeut particulièrement, qui trouve finalement en moi un paisible accord. Je ne sais pas si j’y suis bien, peut-être même est-ce que je résiste à l’emprise de ces poèmes sur moi, sauf à certains moments, fulgurants et venus de très loin, qui me bouleversent. Un poème de Ronds d’eau (éd. Tarabuste, 2013) pourrait m’aider à introduire cette note de lecture :

D’avoir la paix en un jardin
couvert d’arbres dans le vent frais
les amitiés, le serin, la rosée
là seulement, il est possible

[...]

je vis mieux mon inquiétude
car dans le fond il faut l’avouer
je ne supporte plus
d’avoir la paix

Cette inquiétude – dédoublée paradoxalement par la quiétude d’un autre jardin intérieur – , qui ne se relâche jamais et ne peut pas disparaître, ne peut plus nous quitter, me rapproche de la poésie de Camille Loivier. Peut-être est-ce bien elle qui me permet d’entrer dans ces poèmes, elle, l’inquiétude qui nous devient nécessaire même pour continuer, pour devenir et rester, « ici et maintenant » ?
Cardamine commence dans un jardin d’hiver dans lequel la végétation se décompose peu à peu, comme la subjectivité de celle qui écrit semble aussi pouvoir et vouloir le faire. Peu à peu apparaît un sorte de désintégration, active et passive, un « devenir terre » à la fois très volontaire et abandonné à une force destructrice (de dispersion, d’usure, d’affaiblissement, de délitement), cependant peut-être donatrice de vie :

qu’y a-t-il dans la terre que je ne vois pas –
ou bien s’agit-il d’épaissir
d’être si lourd que l’on ne puisse plus se soulever
est-ce que l’on se suffirait d’être une herbe

[...]

c’est dans l’hiver du jardin
qu’il existe encore un retrait

Dans l’hiver, la décomposition lente des feuilles grises, des herbes aux couleurs fades qui se défont peu à peu, génère une sorte de transsubstantiation, initie une descente en profondeur qui n’est pas une descente aux enfers. Plutôt un creusement dans le passé, le passé du corps, le passé de la terre, le passé de la culture qui nous forme, nous déforme : on lit aussi les souvenirs de guerre de la mère descendue à la cave lors de bombardements violents ; et peut-être vaudrait-il mieux écouter, regarder, comprendre ce que dit – dans le silence – ce jardin en hiver, ce qu’il dit (ou tait) des confiances dévastées, de la terre nourricière, de l’amour :

quelqu’un te prend dans ses bras, confiante
dans ses bras dans la cave, le creux où tu t’endors, car il
fait sombre et tiède, l’eau qui suinte des murs a libéré
une odeur laiteuse
dans le coin du monde où tu te tiens
tu dors là avec ses mains autour de toi

Bachelard, dans La terre et les rêveries du repos imagine que, par de telles descentes dans la terre qui peuvent aller jusqu’à une véritable osmose avec elle, « Descendre, en songeant, dans un monde en profondeur, c’est aussi descendre en nous-mêmes. Si nous prenons un peu d’attention aux images, aux lentes images qui s’imposent à nous dans cette « descente », dans cette « double descente », nous ne pouvons manquer d’en surprendre les traits organiques.  » Une sorte d’incorporation, – la terre prend la poète en elle, et la poète prend la terre en elle, donne à sentir une involontaire, obscure et invraisemblable fécondité, fragile et tenace. L’être humain est vivant comme l’humus est vivant. Et c’est en suivre les leçons que se retirer dans un jardin d’hiver, et résister à tout ce qui « élève », à tout ce qui « transcende ». Je vois des suites philosophiques et politiques aux émotions fortes que je ressens en lisant ces pages :

l’envie de rentrer sous terre
(je peux la comprendre)
se faire petite disparaître
quand il n’y a plus d’autre moyen pour se fuir

elle se rappelle rarement à nous
on marche dessus on piétine on recouvre
la terre n’est pas inerte
ceux qui la sentent trembler saisissent mieux
cette vie qu’elle a sous nos pieds
où l’on retourne

et ce n’est que lorsqu’elle dépasse la mesure
que l’on dit
– elle a bougé –

Comme les ondes d’un caillou lancé dans l’eau, les poèmes avancent par vagues successives et circulaires, nées d’un silence initial (troué, creusé ?) qui diffuse à l’infini sa puissance nocturne, ondes dessinées par les titres entre parenthèses :

(hivers)

[...]

une feuille perdue dans la terre
au manque de ce qui est en retrait
absorbé par le sol frôlé par l’ombre
laissant le branchage sec

absence de ce qui devrait revenir
qui fait effort vers le vide et s’élève en nuit.

Au centre du livre, un nom de fleur, celle du titre. La cardamine est une fleur pâle et frêle, la plus ordinaire qui soit. Plutôt banale, souvent inaperçue, elle peuple les prairies au printemps, elle n’est pas particulièrement célébrée :

(cardamine)

une fleur de cardamine juste avant qu’elle ne passe sous la tondeuse
la fleur de pissenlit écrasée par un pied

Fleurs, arbres, herbes, vie végétale ralentie, parfois « ayant traversé l’hiver » : leur évocation laisse remonter aussi des souvenirs de deuil, des traces vives de souffrance. Vide lancinant. Toute vie broyée. Une part des poèmes de ce livre écrit des mots pour dire et redire la douleur de l’absence, de ce qui ne revient pas, mais aussi des séparations, d’une séparation nécessaire et ressentie comme originelle. Camille Loivier regarde en face toutes sortes de destructions, certaines issues d’affections blessées, de l’indifférence, d’autres nées simplement de la nécessité d’exister, de la vie qui continue. Ne pas écraser les fleurs (ou le moins possible), plutôt favoriser des circulations profitables, laisser l’attente même se défaire ; cultiver un jardin ne se fait pas sans décisions, sans s’abandonner à une immersion réfléchie. Renaît alors dans la mémoire un jardin, peut-être celui, trop ordonné, pourtant fécond, d’une enfance :

(le jardin des origines)

le jardin suspendu clos de terre noire suspendue au-dessus des toits d’ardoise rond dans les murs poussent des giroflées dorées pas un brin d’herbe et le buis est taillé ras autour des parterres il y a un mirabellier aux fruits sucrés un cerisier à l’ombre de ses fleurs dans le vent printanier

Trop ordonné, trop haut ? Plutôt s’enfouir dans la profondeur terrestre, la laisser s’installer, la devenir, sentir son énergie obscure, une très lente et très matérielle gestation, plus aléatoire, cependant profuse et dynamique. Il s’agirait de différencier la décomposition nécessaire de la destruction mortifère. Jeu complexe, complémentaire et vivant entre ordre et désordre, entre possible et impossible aussi.

La polysémie du mot « feuille » m’attire et à chacune de ses apparitions – très fréquentes – je sens à la fois les feuilles d’arbre et les feuilles des livres de poèmes, dans un mouvement entre un dehors et un dedans qui interfèrent sans cesse, entre les mots et les choses, entre les éléments de la réalité et une subjectivité exacerbée. Le livre commence avec l’évocation d’une putréfaction à l’odeur fade d’automne, d’un puissant « devenir terre » régénérateur. Le livre finit par une sorte de rêve au conditionnel, une sorte de photosynthèse qui se réapproprie l’acte de vivre (naître et donner à naître) dans un échange de qualités probablement créé par le poème qui l’accompagne et l’initie, processus relationnel peut-être pas aussi éloigné que je le crois, quoique non religieux, des propositions philosophiques de Novalis :

on vivrait en compagnie des arbres
la chaleur des plantes
pour avec elles
se sentir dans l’humanité des feuilles
le silence des mots posés – désaltérés
dans la grande respiration de la lumière.

Mais ce n’est pas un rêve, plutôt de l’invisible devenu visible, de l’indicible qui se dit. La poésie ne sauve rien, rien ne peut être sauvé, la chose est résolue. Mais ce qui palpite, là, c’est bien un peu de notre humanité, une humanité sans héros, sans tambour ni trompettes, avec juste ce qu’il est possible de hasarder, d’éparpiller, dans le même geste de donner le jour tout en s’en déprenant. Seulement quelques fleurs, là, quelques feuilles en train de se désagréger, qu’on n’aura peut-être même pas vues, ... ce que nous sommes, tous. Ce que sont aussi les poèmes : un phénomène proche de celui de l’humus et de celui des relations entre graines et humus, mouvements de la matière comme de la langue qui se ressemblent quoiqu’ apparemment contradictoires.
Le poème accepte ce curieux processus incompréhensible de retrait que nous refusons avec force dans le même élan : qu’il faille mourir et disparaître soi-même pour que la vie, assoiffée, mais « désaltérée », se reconduise, se rassemble et se divise presque simultanément, brille, frémisse dans la lumière qu’elle émet, à peine.

Isabelle Sbrissa, tout tient tout, Héros-limite, Genève, 2021

tout tient tout ! Quel titre ! Jubilatoire, tout en musique, il sonne comme le nom d’un ancien dieu d’une ancienne civilisation, ou alors comme trois petites notes répétées à tue-tête par un enfant qui joue. Isabelle Sbrissa a écrit des livres de poésie « combinatoire » aventureux, déployant des motifs sonores en les organisant selon des protocoles stricts, dans une démarche que l’on pourrait dire oulipienne, comme Produits dérivés, Reverdies combinatoires. Je dis aventureux, car j’y avais ressenti un vif désir de découvertes, heureuses, enthousiastes, elle y écrivait même :

Ici l’issue parle vert sans nier de mots jumelés au vivant. Le pont du dire est déneigé, l’axe sonore s’enracine dans le cœur. L’amour se redit. Quel gué !

Ces mots cités semblent appeler comme naturellement le livre qui naît aujourd’hui : tout tient tout. Dans sa fraîche couverture verte, tout tient tout fraye d’autres pistes, écoute d’autres voix. Le livre commence par des textes réflexifs sur la poésie, et surtout sur la langue, les mots. Ceux-ci tombent un à un vers le bas de la page, tout en lettres désolidarisées, brisés par les vers qui se recomposent aussitôt en un autre poème, en d’autres possibles :

cet état j’appe

lle un poèmes

à dépar

ler j’apprends

pour co

naître qui je suis

Parce que j’entends aussi « cet état jappe » et « naître qui je suis » (et d’autres suggestions partout), je m’émeus gaiement, je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être parce que le poème, avec ces lettres parfois trébuchant les unes sur les autres et bégayantes, me semble un jeu qui dit beaucoup plus que ce qu’il croit pouvoir dire, un jeu qui aère la langue, qui fait vibrer les mots comme des élastiques ou des cordes de guitare avant que la main les arrête :

rature sans écrire forcé

ment la littérature

c’est quand je écrit

du haut des au

tres je ju

ge n’écrit plus

c’est quand mon en

vie d’écrire tout

Il s’agirait de parvenir à trouver une langue qui ne mente pas, qui n’en est plus une d’être celle de cette personne-là, une « langue privée ». Si elle existe, comment la trouver dans la langue par nature commune ? Ces poèmes très disloqués, verticaux, dont certains vers ne comportent qu’une lettre ou deux, très heurtés, demandent à apparaître dans la voix, à couler ou à se bousculer en elle, à devenir fluides, à devenir d’abord sonores, même épelés lettre à lettre pour être lus. C’est comme si la langue s’inventait au fur et à mesure dans nos oreilles et sous nos yeux. Et en même temps le monde apparaît et aussi celle qui le parle, qui le nomme.
Soudain, dans le cours du livre, ce mouvement de décomposition-recomposition génère une forme très différente, des poèmes compacts et conséquents, poèmes très serrés, sans ponctuation, aux vers denses, comme prose compressée sur elle-même avec diverses lectures grammaticales possibles, mais la voix ne pourra faire qu’un choix, comme dans la vie :

[...] le livre unit
les différents en un continu changeant le perçu en pensée en décrit
qui roule une boule de langue à ma mesure j’imagine un morceau
embrassant des monceaux de matière longuement en la langue
qui lance le fil sans rompre le souffle d’un tout relie l’épars recouvre
l’entier du devenir boule de langage [...]

Se mêlent alors peu à peu dans les poèmes verticaux à vers courts et les poèmes-boule le monde, celui qu’il y a autour d’elle, l’extérieur de la maison, la nature. La vie quotidienne de la poète vient sur la page, présent et passé se mêlant aussi, « mots jumelés au vivant » :

dans le début de la nuit j’essaie d’écrire ce que je vois du monde
avec la langue je ne décris rien de ce qui est dans sa matière je
recompose un tout à l’aune de ce que je crois qui est un tout où rien
ne commence tout à fait et ne finit du tout dans la langue je le

Et comme il existe un incompréhensible point de jonction et de séparation entre le jour et la nuit, il existe peut-être un point analogue entre les mots et les choses, de même entre l’indicible subjectivité et la langue commune qui, dans le poème, se génèrent l’une l’autre. Le moment où « naître qui je suis », le moment de surgissement, exulte lorsque l’une et l’autre se suscitent dans un rapport pacifié, mais vif et mobile, moment continué le temps d’un poème accueillant et accueilli avec joie par la lectrice que je suis et, sûrement, la poète que j’ai vue lire ces presque dernières pages du livre en public dans une allégresse contagieuse, comme si elle les découvrait et que son élan créait une réalité nouvelle d’être dite ainsi, entre les mots et les choses, mais mots et choses soudain de la même espèce, reliés :

je suis de retour à la maison [...]
de retour salut l’odeur salut le noir salut la solitude la bougie et
le silence salut la disponibilité patiente à ce qui bouge dedans à ce
qui pousse bientôt dehors salut je vais vivre mon premier printemps
[...]salut pas de feu ce soir pas le temps j’écris
des salutations générales suis de retour à la maison
je suis dans cette langue que tout le monde parle après un séjour
ailleurs

J’éprouve un vrai regret à couper quelques vers dans cette boule de mots qui roule et grossit de devenir de plus en plus ronde, de plus en plus dense, comme naissant à la longue de sa propre énergie. Sans que mourir soit effacé, et sans illusions, je crois : « une buse / en coup de vent passe », ce sont les derniers mots d’un livre tout en vigueur, de cette longue phrase changeante qui nous change lorsque nous l’entendons, lorsque nous la lisons et entrons dans ses manières d’être. De quoi rêver longtemps, parfois dans une sorte de vertige, sur les deux mots du titre, l’un qui se répète, oscille et ne s’équivaut pas, embrassant le verbe « tenir », point immobile et polysémique dont l’étymologie et l’histoire semblent le donner à imaginer comme synonyme actif, liant et déliant, d’un des mots les plus polyvalents et mystérieux de la langue française : « tout ».

James Sacré, Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste, Saint-Benoît du Sault, 2021

Il y a des œuvres ouvertes, des œuvres inachevées, inachevables. Et il y a des œuvres qui continuent. Celle de James Sacré en est un des exemples les plus remarquables et des plus complexes. Toute l’œuvre de ce poète semble une sorte d’arbre touffu et proliférant, poussant en des directions diverses, se croisant, s’entremêlant, s’enroulant parfois autour de lui-même, s’ordonnant et se ramifiant selon des poussées plus aléatoires, sans jamais s’arrêter, processus poétique et temporel comme vivant : « Il faut continuer ». Quel tissu se déchire rassemble deux livres déjà parus dans une autre dynamique, à des dates éloignées l’une de l’autre (Portrait du père en travers du temps en 2009 puis Un effacement continué en 2016, accompagnés tous deux de lithographies consonantes de Djamel Meskache), et un nouveau livre, éponyme : Quel tissu se déchire  ? Une courte présentation occupe la première page, chose assez rare en poésie, commentaire qui accompagne l’entreprise de reprendre ces trois livres en un seul. James Sacré y déclare que « le livre ne sait pas si viendra un dernier poème sinon par la disparition de la main qui l’écrit », qu’il n’est pas un livre de deuil au sens où on l’entend aujourd’hui (l’écrire et puis « qu’on n’en parlerait plus ») ! Même si le livre fait barrage au temps, la mort se met, se mettra « en travers du livre continué ». La chose est claire :

Chaque fois que le livre croit parler de ce père disparu il parle de la mort qui vient, qui est là. Contre laquelle il affirme du vivant. En vain.

Le changement de titre du premier livre m’émeut. Portrait du père en travers du temps devient S’il n’y a que du silence ?. J’ai l’impression que le premier titre s’est usé au fur et à mesure en devenant un sous-titre, entre parenthèses. Et puis il s’est englouti dans presque un silence, changement nécessaire pour rester au plus près de la vérité. De même, le titre du deuxième livre, Un effacement continué, devenu le centre du triptyque entre un silence peut-être infini, questionné, et le bruit assourdissant d’une étoffe qu’on déchire, m’a fait penser à l’œuvre de Roman Opalka. Ce peintre peint sans relâche depuis 2008 sur des toiles successives des chiffres, blanc sur blanc après avoir continué à ajouter un même pourcentage de blanc à la matière qu’il utilisait depuis des dizaines d’années pour signifier l’inéluctabilité du passage du temps en recopiant ces chiffres dans une stupéfiante chronologie. Dans une perspective analogue, James Sacré, en racontant les transformations de la ferme d’enfance, par exemple, surprend. La ferme référente n’existe plus, quelque chose à la place a surgi qui finit par être étranger à sa forme « première » (celle que James Sacré a connue et aussi son père, qui l’avait déjà transformée). Qu’est-ce alors que le mot contient ? Qu’est-ce qu’il dit puisque ce mot change avec son référent jusqu’au silence, jusqu’à une déchirure définitive, jusqu’à la disparition, usure sans réparation possible. Le poète mettrait, comme le peintre dans sa couleur, du blanc dans son poème, dans la matière de ses livres, dans les mots mêmes ?

Mais les mots ne sont ni des couleurs ni des chiffres, ils transportent avec eux, en nous, des sens, changeants et stables en même temps, comme parfois les sujets des tableaux encore figuratifs ou ceux où il reste encore la possibilité de projeter « en travers du temps » rêves ou souvenirs d’une expérience vivante :

Musée Marmottan ce dimanche
La récolte des betteraves , toile peinte
Par Camille Pissaro, en sortant l’allée de marronniers
Que d’abord j’ai pris pour des châtaigniers
(Finesse des troncs, les feuillages portés haut)
Si me voilà pas ramené,
À jeter des raves dans ta charrette
À t’accompagner pour des perches qu’on allait couper
Dans les bois de la Taillée,
en Vendée.

Dans le dernier numéro de la revue Décharge (n° 189), la rubrique que tient James Sacré, « Parler avec les poèmes », a pour titre : « Probablement que tous les mots du poème sont des noms propres ». Je ne connais pas le bois de la Taillée, et beaucoup des noms propres qui parsèment ses poèmes, ça ne m’a jamais gênée, car ils résonnent intensément avec les noms propres qui habitent et façonnent ma propre expérience, de même que les noms communs, le père, l’arbre, ici un marronnier même pas tout de suite identifié :

Aussi, écrire un nom propre qui n’est pour toi, lecteur, que le bruit d’un mot , l’écrire dans le corps d’un poème ou le titre d’un livre, n’est pas un geste vain. Ce nom propre met au bout de mes doigts qui l’écrivent toutes mes pensées-rêveries autour d’une personne ou d’un paysage singulier avec lesquels j’ai vécus (sans jamais bien les connaître) et c’est tout un vocabulaire et des façons de l’organiser qui s’en trouvent orientés. [...] Ce jeu de présence-absence des noms propres dans un poème et dans tous les noms communs [...] Je disais plus haut que les noms communs sont aussi du silence...dire cela c’est ressentir en fait, du moins j’en fais l’expérience en écrivant mes poèmes, en lisant ceux des autres, que chaque nom commun y est aussi du moins pour une part, un nom propre : tous les mots dans un poème relient, sans rien en dire, ma singularité d’écriture à la singularité de toute lecture possible.

Nous sommes alors très loin de Roman Opalka, dont les chiffres qui mesurent le temps se sont définitivement perdus dans le blanc de la toile, juste recouverte d’encore une couche d’une autre matière blanche. Nous sommes dans des poèmes où tous les mots deviennent importants. Il me semble que s’y trouvent inscrits, à cause de et malgré cet « effacement continué » avec tant de persévérance, de plus en plus de lieux entraperçus ou habités longtemps, de plus en plus de moments narrés, de plus en plus de choses, de plus en plus de gens, morts et vivants. A presque en avoir le tournis. Souvent, les mêmes – paysages, lieux, personnes – reviennent. D’autres surviennent. On les entendrait même parler, on les voit, on les toucherait presque, tous, on se promène presque dans tous ces paysages parfaitement et définitivement inconnus, et pourtant, ils se font nôtres, comme devenus aussi des « lieux communs ». On ne les oublie pas, car ils se sont installés en compagnie des mots de notre expérience. Et si on les oublie, ils ont fait partie de notre vie rêvée un instant. Si on compare par ressemblances et différences une ferme entrevue dans un autre pays à celle du père, celles-ci ne disparaissent pas tout à fait, ni l’une, ni l’autre, même si est politiquement évoquée en filigrane la suppression réelle (programmée) du monde paysan :

Une charrette les bras dans l’herbe,
La maisons d’habitation plus proche qu’ici
Des écuries, des hangars : le désordre
Familier vivant de la ferme qui fut notre enfance
Mais qui n’a pas de nom, qui n’a
Presque plus rien d’une ferme aujourd’hui, le père
N’y reconnaitrait plus rien. Presque plus rien.

« Presque » se révèle, comme « quand même », un mots important dans les élégies de James Sacré. Il échappe à un effacement définitif. Paradoxalement, il se révèle assez sûr pour nous tous, je le crois à cause du plaisant adjectif possessif « notre », accolé à un autre mot essentiel dans la poésie de James Sacré et dans nos vies : enfance. Notre enfance.

Tandis que « le tapis continue son rouge » (Une petite fille silencieuse) et qu’un camion fait de même sur un parking avant de disparaître au loin (América solitudes), le poète continue son rouge en écrivant ses poèmes ; en écrivant le poème, au singulier ; le singulier est tentant, car ce livre, avec ses branches un peu en désordre (mais pas tant que ça), ne se dissocie pas vraiment du reste de l’œuvre. Mais le père y est plus présent qu’ailleurs, certes. Quelqu’un cherche à se figurer quelqu’un d’autre d’une manière qu’il voudrait plus attentive et moins imprécise. Dans l’avancée des poèmes, ici tous datés dans la chronologie vivante des jours et localisés, parfois écrits dans une forme semi-disparue comme le sonnet, les mots du père bougent, et, surtout, les gestes ; ce qui été compris, ce qui ne l’a pas été, gestes répétés, esquissés, paroles échangées, confrontations – à propos de la guerre d’Algérie, par exemple, mots réellement prononcés, à moitié oubliés, à moitié seulement :

De temps en temps dans mes carnets-guenille
je trouve rapportés des mots que tu aurais dits.

Mais si je t’ai bien compris
Quand tu les as dits ?

Maintenant quand je les lis je me souviens mal :
Quels gestes, quelles expressions de ton visage
les accompagnaient ?
Des mots que pourtant
je les entends bruire dans ta voix.

En lisant cet ensemble compact composé de trois livres (devenus trois mouvements) qui s’interrogent les uns les autres, on se rend compte qu’il y aurait beaucoup de choses que l’on pourrait dire du reste de l’œuvre de James Sacré : lecture esthétique, lecture politique, etc, toutes lectures nécessaires. Il me semble que les livres plus récents sont devenus de plus en plus comme des dialogues avec des proches et des amis perdus, avec des mondes à-demi disparus, avec un patois et des tournures de phrases quasi-abandonnées, un questionnement vertigineux sur la langue et le temps, sur la vie. Quel tissu se déchire a la particularité de s’agréger dans des interrogations relancées sans cesse autour du père, c’est-à-dire à la fois un mot et une personne, en relatant l’expérience que ce poète a du mot et de la personne de son père, Rémi, paysan, mal connu par son fils, revêche et curieux, pas toujours aimé facilement, n’ayant pas toujours montré de tendresse, n’ayant pas toujours su la recevoir. Sans jamais oblitérer difficultés et incompréhensions, le poète esquisse, de façon discrète et obstinée, un peu comme on crayonne en s’y reprenant à plusieurs traits, le portrait contrasté et très vivant, poignant et non sans humour, de quelqu’un qui est mort, son père, en essayant de dessiner la figure d’une relation essentielle qui l’a formé, qui l’a construit et qui continue, dans le temps, dans l’écriture des poèmes, dans la vie, à le transformer, à se transformer, entre connu, reconnaissable et inconnu :

Le vent brasse les arbres à Bloomfield
En cette fin juillet dans le Nord du nouveau Mexique
Une grande rangée d’arbres serrés, peupliers, saules
D’autres que je ne connais pas, tu m’apprenais
Le nom des arbres, les variétés d’orges
Des habitudes d’oiseaux, j’y pense
À cause d’un colibri qui vient de danser
Dans le vent et contre le sombre des grandes nuées
(Tu m’apprenais aussi les nuages)
Qui s’en vont en oblique pleuvoir quelque part.
M’aurais-tu dit où ?

De Cougou à Bloomfield
Si je continue d’apprendre ? Te moques-tu encore ?

Françoise Delorme


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