Narx, nox, nix, vox, vox, vox…aura
De Pierre à Echo, neige, pierre, neige, perce-neige, mots aimés :
Pierre Dhainaut ou l’arrachement au méta-poétique
On dirait Préface à la neige, que dirait-on d’autre ?
Le titre déjà avertit de l’essentiel : Pierre enduré pressent le merci de neige ; elle, toujours libre de sa dénomination au fronton des phrases, toujours jeune, toujours fraîche. Pierre encise sous la neige oublie la servitude qui la lie au sol et rêve d’éveil : « Rien, ce n’est rien… » (p. 13), et ce peut-être un autre jour avec elle : « la peur évolue en patience, il en allait ainsi / avant que la nuit ne vienne, la neige avec elle. » (p. 13).
« Que dirait-on d’autre ? » (p. 19). Que neige est un chiffre, pas un signe, mais un chiffre, étymologiquement « ce qui est vide », une abstraction vide faite pour accueillir et porter l’espace et le temps. Seuls les chiffres délivrent un sens qui serait ordre et harmonie. Ils sont porteurs d’un sens primordial, celui de la Beauté du monde, de l’Ici, du vois-ci. Neige aurait la perfection du nombre d’or, qui n’est pas une clé, car toujours dans la tension entre le chiffre et son déchiffrement. C’est pourquoi neige est « libre de choisir un autre verbe » (p. 72). Au lieu de chiffre, Dhainaut le dit « nom transparent » (p. 65). C’est équivalent.
On dirait aussi que la neige n’est pas le thème du recueil. On ne la décrit pas en tant que composante d’un paysage. On dit qu’elle est nom et verbe : « …il neige, / on n’hésiterait pas à répéter le verbe, / à la manière de la houle… » (p. 19). Neige ne fait que porter, et c’est mieux. Mais parce que le nom est lui-même chose, matière élémentaire et substance chez Dhainaut. Ici commence la chose poétique qui n’est que parce qu’elle sait distinguer la parole frémissante de l’écriture pétrifiée…Comme sous la neige, il y a toujours « une parole autre sous la parole ». Et sans doute, le plus beau vers du recueil : « la neige, le nom que la nuit porte à l’aube ». Neige est chiffre et porte, accueille et ouvre un seuil à la parole, dit « or », élève et prolonge …
« Que dirait-on d’autre ? » … Antichambre à la fenêtre ouverte, lieu des transitions, foyer murmurant de « ce que décide avant le regard un poème » (p. 21), espace détendu où se répercute le seul écho fécond, Préface à la neige dirait ce qui, primordial, précède la création de l’écoute, qui est « l’art de la neige » (p. 20).
Car « L’art de la neige » est bien un art poétique, celui de l’approche et de l’appel cher à Dhainaut, celui du désir et du surgissement paradoxal, de l’intervalle plus précieux que ses bornes, où le dernier poème n’est jamais que le premier, avant même son commencement : « cela ne cesse pas de s’achever, / cela, en même temps, augmente » (p. 13).
« L’art de la neige » est un art de l’haleine partagée, épaule et baume, quand on s’y attend le moins et parce qu’on ne s’y attend pas, un rêve de neige au cœur de la nuit qui portera à l’aube. On y revient encore et encore pour un renouement ontologique.
Pierre des neiges, Parménide et Héraclite réconciliés
Hiatus des pi-erres qui bute n’est pas « rempart à vaincre », n’erre pas dans le rêve de neige, se détend dans la douceur du phonème aimé, vocalique, toujours réversible : -ei, encoigné dans sa nasale où vibre l’air à l’amorce et se prolonge, matériel, immatériel, plus léger qu’un flocon, entre les lèvres qui exhalent, au bout du doigt : « on saisirait le nom qui change en murmure / le silence, le silence en murmure, celui de neige » (p. 16). « Neige » comme « aime », son autre face : « Inal-/térable, / la neige / porte / un nom / aimé. » (p. 73).
Neige, à l’état solide dans les hautes régions de l’atmosphère, est surtout aérienne chez Dhainaut, « graine d’écume » fondant sur la langue, en une seule émission du souffle. « Neige » est mot-substance au potentiel inaltérable, comme « nuit », qui est toutefois résolument ambivalente... Neige est ce qui est et ce qui doit être, mais « neige » est mobile et assure perpétuellement le passage du souffle. Neige est transition. Inaltérable, elle est en même temps appel à devenir, « l’indéfiniment fugitif » (p. 20) : neige-mot est respiration, flux et reflux. Mot moins absolu que viatique.
Nox, nix, nuit, neige - mots-substances donc chez Pierre Dhainaut, avant même ce qu’ils désignent, mots-seuils : la chose est dans le nom mais certains noms sont plus que la chose, parce qu’ils permettront de parcourir « la jetée / tout entière » (p. 34). Il s’agit d’être en deçà ou en amont des mots et créer l’écoute, éprouver leur matière élémentaire, non leur sens usuel, mais « le sens de la respiration commune / (…) rafraîchissant, agrandissant la gorge. » (p. 18). Il y a « la nuit sans lendemain, sans inconnu, sans neige », substance opaque et douloureuse, chaos dont on « traque l’issue » ; il y a la nuit avec neige. Neige, plus que nuit, est nom salutaire dans ce qu’il induit le bon usage du vent (p. 37), de l’air, aura, prémices à l’élucidation… A propos d’Ici, précédent recueil de Pierre Dhainaut, Marc Wetzel écrivait à juste titre : « …les mots, eux, n’ont pas d’ici ni d’ailleurs. Ils vivent là où (et quand) leur sens respire. » [1].
Pas tous les mots toutefois, mais les plus simples. Préface à la neige enseigne que les mots simples du « répertoire appris » sont des choses qui croissent comme les arbres, sont comme les pierres et les fleurs, choyés pour leur potentiel de devenir et la rencontre qu’ils annoncent avec les choses du monde dont l’être n’est que persévérance : « Apprêtons-nous aux prochaines rencontres / des pierres, des arbres, sous les nuages somptueux / quand ils sont désignés par des mots simples / bien connus des enfants, tous à notre portée : les dire, les redire, leur offrir une mémoire / dans le seul souci de ce qui résonne… » (p. 49).
Ce sont leurs ondes sonores qui intéressent en premier lieu le poète-physicien, lequel évoque plus loin « la langue apprise des falaises » (p. 51) ou la manière de la houle : mais pour que le poème soit « pensé par le souffle » (titre d’une des sous-parties du recueil), le poète doit prendre en compte tous les états de la matière verbale et ses mutations.
Toute une isotopie physicienne traverse ainsi le recueil, associée systématiquement à celle de l’énonciation et de la dénomination : [« …et le mot « neige » les unit, les dilate en une seule émission de la voix… » (p. 17), « elle (la syllabe) émanerait, première ou dernière, du tréfonds de la gorge et du dehors… » (p. 25), « …comme un sourire il (le nom) se propagera… » (p. 27), « …avant que n’intervienne la suivante (la phrase) / au sac comme au ressac, submersion, dispersion, / répercussion parmi des cormorans… » (p. 34), « il (le vocable) a le sens de ce qui s’évapore, se dissémine… » (p. 38), « …les traces (dans le texte) s’altèrent… » (p. 45), et surtout cette dernière occurrence essentielle, véritable loi d’acoustique élémentaire tirée de la section Des ports, les poèmes : « Dans les poèmes, certaines syllabes sont plus ou moins accentuées, mais le rythme d’ensemble n’a de vivacité ou d’intensité que si n’ont pas été négligées entre certains mots ou certains groupes de mots les syllabes sans lesquelles les poèmes n’élèvent pas la voix et ne la communiquent pas, les syllabes d’air. Les unes et les autres sont indissociables. » (p. 59). Dilatation, dispersion, répercussion, émanation, propagation, évaporation, dissémination, émission, résonance, intensité…
Le mot « neige », auquel le poète voue son obstination, est pour sa part un véritable génie physicien ; il a le don de cristallisation : il agglomère dans sa « levée de lumière » (titre de l’intense œuvre picturale de Fabrice Rebeyrolle reproduite en couverture du recueil) et en son sein ses composantes contraires : « Alors la glace, la flamme, la joie / convoquent leurs syllabes et le mot « neige » / les unit, les dilate en une seule émission / de la voix comprise à tous les âges… » (p. 17) ou encore « il crée une écoute où se confondent / la chute, le bond, la mesure, le débordement, / l’haleine, la lucidité calme… » (p. 20). Pas tant ses composantes internes que ce que « neige » prononcé évoque, littéralement appelle en dehors de lui pour l’essor, libère en ondes infinies (ex-vocare) : « neige » à lui seul mot-poème qui ferait « front vaste, lèvres heureuses » (p. 19) ; il a cette vertu, déjà évoquée par le poète dans Au grand jour de l’aubier [2] : « l’esprit de bienvenue : la buée va fondre, / elle verra loin ». On en dirait autant de la neige. Mot-sésame.
Mieux encore, incorporé à d’autres mots dans l’énonciation, « neige » aurait la propriété de faire tenir ensemble les valeurs inverses de ceux-ci : « On dit « poussière » ou « sable », tous sombres, / tous en désordre, on ajouterait « neige », quels rapports établir entre eux ? L’oreille / les distingue avec peine : le sens s’est retiré, / le sens de la respiration commune / dans le vocabulaire des poèmes / rafraîchissant, agrandissant la gorge. » (p. 18).
Il a enfin, entre toutes ses propriétés, celle de la transition et du passage dans le temps et l’espace, « d’ici à demain », « un seuil aux confins » (titres des sous-parties de la première section) : de nuit à aube (« il neige (…) / l’air se délivrant, on s’endormirait, / on ne rêverait que d’éveil dans la neige. » (p. 19), « comment le qualifier, ce lieu, où sans cesse / nous passons, accompagnant le matin ou le soir ? »
« Neige » est de ces mots qui inventent un temps neuf, pour reprendre l’expression de Robert Pinget, cité par Pierre Dhainaut en fin de recueil : « … le remerciement du nom « neige » / (…), ce sera tout le jour / le jour d’après. » (p. 21), un miracle « toujours neuf » (p. 36) : « neige » est chiffre, disions-nous en introduction, et chiffre toujours neuf, 9. Lorsque Pierre Dhainaut cite Isabelle Lévesque pour « sa compréhension du chiffre 9 » à la fin du recueil, il vient raffermir notre lecture : entre deux pôles, vie et mort, nuit et jour, intervalle qui tend tout le recueil, 9 est chiffre connu pour ouvrir les horizons et élever les consciences, principe de commencement nouveau. Seuls les chiffres le disent ! Que disent-ils ? Ils disent « le » à l’exclusion de tout autre chose. Ils disent ce qui est chiffré en eux, le sens qui serait structure fondamentale du monde incluant les contraires et leur réversibilité : « nei-ge » / « je-nais » : « neige », présence secrète, porte de nuit à aube, perpétuelle préface à demain, neuve, élargie, heureuse : « dans le mot « perte », dans le mot « renaissance », / alliés, prodigues, nous avons tout, / tout à comprendre encore, encore. » (p. 30). Le déchiffrement heureux, poétique, reste affaire d’haleine toutefois et d’écho. Palinodie de la neige.
Car « Neige » ne se répète pas en vain : « Au-dessous de la digue on croit d’abord / qu’il s’agit de rochers que prennent / d’assaut les vagues, les furieuses, constamment, / ce sont des blocs de béton couverts d’algues / brunâtres, noirâtres, pourquoi le remarquer // si tard alors que tu es venu tant de fois ? / Tu ne viens plus seul désormais, tu remplaces / ta question : que pourrais-tu concevoir / s’évadant, tu ne sais quel terme employer, / de ce chaos, de cette masse, et prenant // le relais ? » (p. 33).
Echo aimait Narcisse : « Neige » et « fleurs », « fleurs » et « neige »
Si Narcisse, enraciné dans « l’enclos de [sa] page », dans l’image de son écriture, dans les « blocs de béton couverts d’algues » de sa digue, n’entend pas la présence d’Echo qui le suit aussi fidèlement que son ombre, s’il ne sent pas ce qui circule entre eux, il ne sortira pas de sa torpeur : « On a mal de ne pas aimer » (p. 17) ; on aurait tort « au fond des chambres » de ne pas dire « rencontre » (p. 19). Narx, engourdi dans la contemplation de sa chimère circonscrite, a oublié la vertu de la page blanche comme neige qui se décide elle-même « avant le regard » (p. 21). Mais c’est compter sans Echo : « à quoi servirait-il de voir, à quoi ? on maintiendrait l’aveuglement, / on séparerait angoisse, vigilance » (p. 15). Si Narcisse est représentation et écriture pétrifiée dans l’image d’elle-même, Echo est la voix qui énonce parole frémissante avec « pour foyer / ce qu’on prétend la nuit muette… » (p. 30) : « et si nous désirons l’effacement, / nous sommes renvoyés à la matière, pire / que la déchirure, le passage à la boue, / probablement ce ne sont que nos yeux qui établissent / un tel spectacle, nous y enfoncerions les mains, / verrions-nous plus ? Que verrions-nous de plus ? / en profondeur nous aurions tant de honte / que d’un sursaut nous irions au grand air. » (p. 45).
Souvenons-nous ici de la lumineuse phrase de Sabine Dewulf, citée par Pierre Dhainaut en fin de recueil : « L’ouïe est plus vaste que l’oubli ». Comprenons-la ainsi : l’ouïe mobilise et tend vers le dehors, là où le regard immobilise dans une mémoire sans plus d’appui. L’ouïe précède le regard. L’horizon chez Pierre Dhainaut est toujours d’abord sonore : « sans doute est-ce pourquoi nous admirons / le chant annonciateur d’une aube / et pourquoi nous ne cherchons pas à voir l’oiseau / qui glorifie l’esprit de la merveille… », écrit-il à la page 30.
Revenons à Narcisse et Echo qui n’ont pas à être punis : ce mythe depuis Ovide a ouvert à des lectures plurielles (la nature même du mythe est d’être « transparence du mystère » qui incite à l’interprétation). Sans les convoquer toutes, nous ne retiendrons, dans le sillage de Maurice Blanchot [3], que celle qui nous semble éclairer la trajectoire de Préface à la neige. Echo ne serait pas que psittacisme qui châtie, répercussion d’un cri dans les rochers, il/elle serait aussi répétition continue du murmure, murmure où la parole « ne commence jamais, mais dit toujours à nouveau et toujours recommence » : « si le cri se consume, le murmure est intarissable, le poème fait du murmure un cri, du cri un murmure. » (p. 60). Ainsi, Echo contourne l’obstacle de l’opacité et suggère que si la parole est toujours déjà là – inlassablement reprise, répétée – il est possible d’en faire un objet neuf, une parole qui arrache celui qui l’énonce à un achèvement mortifère, une parole qui porte « le battement des cœurs entendu aux poignets » vers la main qui se risquera dans les marges : « Aurions-nous le choix, celui-ci au moins, / de prélever une seule syllabe / dédiée à la saison future, laquelle / voudrions-nous reprendre autant de fois // que le permet notre respiration , rayonnante / amoureuse, elle agrandirait l’intervalle / avec le plein accord des lèvres… » (p. 25).
Ainsi, la beauté n’est révélée que dans le nom qu’on lui donne et que l’écho répète :
« (Beauté, la si fragile, l’incorruptible, / liée aux noms, celui que tu portes, / quand je le prononce, les intonations la révèlent, / la beauté ne s’ajoute pas, (…), elle est la perspective / ouverte uniquement avec les lèvres : / comment t’appelles-tu, et toi et toi encore ? nous ne posons des questions de ce genre / que pour entendre un son préféré à tout autre, / une voyelle, la source, l’écho… » (p. 46). L’écho arrache à la contemplation réflexive, à l’écriture représentation : « La prudence, le cœur sec, le seul souci de soi, / nous avons cru tenir ferme, nous suffire, / nous ne fixerons rien de nous, pas plus sur cette page / qu’à travers l’espace. » [4]
Dire, redire, dire encore, répéter ; l’essentiel est : « ce n’est pas l’écho qui ressasse / « douleur », aucune erreur n’est permise, / (…) / si tu affirmes / qu’il n’y a pas de point de non-retour, / la terre est ferme, la houle est ferme, à qui donc // le dis-tu ? » (p. 40). Echo ne fait que dire parole offerte : « L’eau dans la paume, le mot dans un poème, l’écho à l’horizon, quoi d’autre ? » (p. 63). Accueillant l’écho fécond, le cœur de Narcisse n’est plus « le [sien] seul » ; le voilà qui perce-neige et devient fleur à la faveur de ce qui résonne : « De voix en voix, et toutes de neige ou de neige. » (p. 79).
La force claire des mots qui appellent conjure la pétrification douloureuse. Narcisse n’ignorant plus la nécessité du souffle et de l’écho, du flux et du reflux, quitte l’impasse et « invente un rivage, / un rivage en perpétuelle genèse. » (p. 37). Et lui de se dire : « les regards / ne font qu’approuver ce que nous inspire / parmi les mots de tous les jours « visage », / c’est le visage du matin.) » (p. 46) : un nouveau jour, ou sa préface, « transfert de souffles », nuit respirable. Narcisse s’est reconnu.
Aussi la répétition n’est-elle pas usure, elle perpétue et réenchante comme en atteste la figure du chiasme : « Neige » et « fleurs », « fleurs » et « neige », / nous les avons si souvent prononcés, / puis écrits, ces deux noms irréprochables, / que les fleurs restent fraîches, / fraîche la neige, entre les pages de nos livres… » (p. 31). Retenons que l’approche est infinie, elle est cœur du poème et appui de la mémoire : « au lieu de « source » / et d’« horizon », nous disons « aura »… » (p. 31). Ou encore : « …nous n’avons aucun mal à traduire / naissance, naissance, nous répétons / sans nous préoccuper de l’ordre, sans craindre / l’épuisement, l’étouffement … » (p. 28).
Les enfants, officiants dans l’art de la neige, visages du matin
L’appel de la neige procède d’un passé archaïque commun aux hommes dont l’enfance a souvenir : « L’enfant / reconnaît / la neige / qu’il n’a pas / vue / encore. » (p. 71) Au seuil d’un monde « énigmatique et plein, uni » [5], l’enfant sait le sens du commencement et de l’essor, sans l’avoir appris : « La neige autrefois, la nuit des enfants, / jamais ils n’y entraient d’un coup, / ils s’initiaient au silence habitant / la maison d’étage en étage, / (…) / quand ils fermaient les yeux, ils pressentaient / quelle serait leur récompense, la neige, / le nom que la nuit porte à l’aube. » (p. 14).
L’enfant, qui a le don d’étonnement, est au plus près de l’éveil de la neige dans une approche ritualisée, ainsi qu’en atteste la citation précédente. Le sens du rite déprend de l’angoisse face au mystère, déprend de la marche forcée du temps, relie et ouvre à l’accueil. L’enfant s’installe dans l’approche : « jamais ils n’y entraient d’un coup… » (p. 14). Ainsi le silence n’effraie pas l’enfant, tendu en dehors de lui, tout entier dans l’attention au monde ; l’enfant n’amoindrit ni n’augmente l’espace : « l’espace avait retrouvé l’espace » (p. 14). L’enfant est parmi les choses, et le langage non encore acquis ne l’en a pas séparé : « le souffle avait foi dans les souffles » (p. 14). L’enfant épelle la langue de l’air et ses doubles voyelles d’appui : -ei, -ai, -ie. Air, ailes, neige, éveil, haleine, lumière, claire… jouer à « autant de mots que de pas » (p. 35). L’enfant s’arrange de tout sol.
L’enfant a surtout le don de voyance qui précède/excède le regard : « Les yeux d’enfant sont ouverts en eux-mêmes, / durant le long sommeil il n’y a pas d’obstacles / pour en amoindrir le pouvoir, aimanter, / accepter, la nuit est substance, / la nuit est passage, quand elle est nue. » (p.17). Ainsi, la neige pressentie est rite de passage, mot simple qui fait passer l’enfant de la nuit à l’aube. On pense ici inévitablement au Rimbaud des Illuminations et à son poème « Aube » qui dit l’éveil poétique : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. // La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. »
Avant le regard, il y a l’attention chez l’enfant : « plus attentifs, on serait moins opaques » (p. 16). C’est pourquoi l’enfant, cherchant toujours à s’emparer du vif, vit dans l’instant de grâce et de lucidité, sans pesanteur, sans opacité. C’est le germe de tout en lui qui le sauve, tandis qu’il se risque vers ce qu’il ignore et cueille la beauté dans son apparition comme dans sa disparition : « Même s’ils courent, ils se tiennent / par la main, ils ne sont pas pressés pourtant, / (…) tu ne peux les voir que de dos, mais tu te représentes / sans faute, en paix, leur visage à la proue, / un horizon d’où la mort se retire, / sur la mer une fleur qui n’a pas de nom, // écarlate. » (p. 41). Menacé par l’oubli, le poète ne voit les enfants que de dos : à lui de ressusciter l’audace des enfants brandissant dans le vent leurs « moulinets multicolores » (p. 41) pour rejoindre l’horizon des choses avant leur nom.
Que serait ainsi le poète que l’esprit d’enfance n’animerait plus ? La poésie procède de cet esprit qu’il faut en tout ressusciter, nous répètent les précédents recueils de Pierre Dhainaut et Préface à la neige : cette préface pourrait en définitive se lire comme l’entretien en nous de cet esprit, de sa mémoire encoignée ici et là de nuits attendant, pressentant la joie de neige, l’entretien en nous de la vertu du seuil, à la fois « source » et « horizon » et toujours mobile. Ainsi, poème ne vaudra que s’il fait entendre cette « petite voix que nous connaissons bien », celle de l’enfant en nous, pour qui dénommer le monde est encore magie dans le seul or sacré des guillemets : « comme on dit « ténèbres », on dit « transparence » (p. 47). Les mots sont des choses comme les autres. Quant à « la rime, / elle n’a jamais indiqué la fin d’un vers » (p. 49), quand « la vie [est] rendue à l’horizon sonore. » (p. 49).
Fabrice Rebeyrolle et Pierre Dhainaut : la matière de l’élucidation
« Incessante l’approche : un beau jour, tu t’avises que depuis longtemps tu te trouvais en pleine étreinte, en plein incendie. » (p. 64). Les peintures de Fabrice Rebeyrolle [6] disposées au fronton de chacune des sections du recueil de Pierre Dhainaut sont d’une étonnante intensité et semblent elles-mêmes procéder d’un rapport physicien à la matière, matière-source du medium pictural tout autant que matière-horizon de ce que son œuvre appelle : une lumière, une aube fragile qu’il n’a pas décidée mais qui semble émaner du chaos d’obscurité où trempent ses mains. Le peintre comme le poète, toujours dans l’écoute mobile, prennent, reprennent la matière opaque jusqu’à en délivrer la lumière emprise et se comprennent : « Le travail de Fabrice Rebeyrolle ne dissimule rien de ses défaillances et de ses reprises fougueuses : creuser, arracher, délivrer (…), une vie inconnue se révèle. » (p. 82). Les peintures de Fabrice Rebeyrolle mettent à jour une geste de la matière/ le geste de la main et renouent elles aussi, nous semble-t-il, avec toutes les dimensions de la réalité : le haut et le bas ; « la chute, le bond » ; la profondeur et la surface ; l’opaque et le transparent ; l’angoisse et l’étonnement, réconciliant les contraires dans un art de la « zone transitoire » où la vérité, s’il en est une, peut émerger sans la prétention de son achèvement, consciente de « [sa] charge et [de sa] fragilité. » (p. 23).