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Politique de la beauté de Jean-Pierre Siméon par Jean D’Amérique

samedi 20 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Penser la beauté

Ordre de sang, de murs, d’obscurité, de larmes, d’humaine déchéance et d’autres plaies : pareille ère, où prétendent se mouvoir nos souffles, est rivière de denses nuits, se dit autrement urgence, alarme, cri-d’au-secours, alerte rouge. Pareille époque s’affirme mûre d’échecs, tel un oiseau aux ailes déchues qui perd l’adresse de l’ultime envol. Pareille époque nécessite quelque ciel clair où se laver, où s’offrir un visage affranchi de la boue.

En été 2017, aidé par des mots vivants s’ouvre un horizon, d’espérance et de clarté. Sous une jaquette verte — drapeau de la Collection Verte de Cheyne Éditeur (un baron de l’édition de poésie en France) —, tel un arbre de haut printemps, un manifeste solaire se révèle au monde, entendez monde ici comme population abonnée à une poésie livrée par le prisme de l’encre. Comme une évidence, voit le jour une Politique de la beauté : énième geste poétique, cette fois d’avantage humain et politique, de Jean-Pierre Siméon. Cet homme est un lieu riche de poésie ; il écrit, édite de la poésie, mais aussi mène maintes autres actions pour la grand-mère des lettres : plus d’une dizaine de recueils à son actif, co-fondateur et ancien directeur décennaire du Printemps des Poètes, actuel titulaire de la prestigieuse collection Poésie Gallimard et membre du conseil éditorial de Cheyne, entre autres. En mettant au point ce nouveau recueil, il prolonge une longue entreprise de lumière, poursuivie d’ailleurs tout au long de son œuvre poétique et particulièrement dans l’incandescente Lettre à la femme aimée au sujet de la mort (Gallimard, 2017).

Comment faire monde sans une politique de la beauté ? Une pièce métallique, un morceau de papier (numéroté pour être valeur), nous appellent, nous travaillons jusqu’à l’os brisé pour lui répondre. Nous ne voyons pas le matin en son feu tendre, ne reconnaissons pas la feuille en son frisson allumé par le vent, n’écoutons pas l’oiseau en sa symphonie intacte. On pense ainsi vivre, multipliant traversées de soleils et de lunes semblables rien que pour finir marchepied du superficiel. Mais « le bitume et le casque du motard / sont-ils plus vrais que le chant des tourterelles ? », devrait-on se demander. Comptées les heures, il faut choisir son combat, car « nulle beauté / fût-elle la plus sauvage / comme un baiser mordant le feu / n’est indemne de ses choix ». Peut-on archiver les nuits sans inventer quelque jour ardent ? « Si je ne brûle pas / Si tu ne brûles pas / Si nous ne brûlons pas / comment les ténèbres deviendront-elles clarté ? », écrivait le poète Nazim Hikmet pour inviter ses semblables à porter l’étoile commune du sort humain. Notre lutte demeure celle de faire chant au milieu des vacarmes, de tenir l’aube sous les paupières malgré l’armée des poussières et des nuages, d’avancer contre la mort le cœur fleuri d’étincelles. Hisser la vie sur tous les fronts, l’aider à scintiller au bout de chaque ligne, c’est tisser l’or des jours, ouvrir le soleil et y planter nos êtres. Penser la beauté, c’est refaire l’humain. De quoi parle-t-on ? « Regardez cette lumière / au cou d’une colline / quand la journée ferme ses paupières / sur les travaux des hommes » : ainsi se déploie cette vertu humaine qui « exhausse le réel et offense la mort ».

Quand on fait le tour des horizons politiques actuels, le constat est amer : aucune attention pour ce que les fleurs peuvent de restauration pour nos âmes, aucun ministère dédié à la beauté, aucun programme centré sur le cœur, aucune propagande pour le sourire, aucun plan de production massive de tendresse, aucun projet de sensibilisation à l’amour, la fraternité et autres vibrations humaines. Bien qu’il ne soit le premier à évoquer l’urgence d’accueillir chez nous la beauté, le recueil de Jean-Pierre Siméon débarque à point, comme une goutte d’eau dans une gorge revenue du Sahara. Ce bref mais élégant discours de campagne humaine est taillé pour nous aider à mieux respirer, pour porter nos êtres à une part de tendresse tout à fait urgente en ce temps pris en otage par des hyènes. Et ce qui le complète parfaitement reste le fait qu’il se décline en une écriture radieuse, fulgurante. Émergé des mots du quotidien mais toujours étonnant, le verbe qui traverse ce programme résolument politique s’impose : fluide et fort, patient et fougueux, accessible et profond. On pourrait regretter la présence fréquente du terme « beauté » au cours des pages, mais l’auteur le fait jaillir d’une fraîcheur orpheline dans chaque formulation, nous entraînant dans des détours inattendus : « Tout visage est un seuil / et si je t’aime toi dont les yeux ouvrent / sur un jardin / c’est qu’en toi je franchis les déserts / qui me séparent de la beauté » ; nous soumettant à des contours éblouissants : « la beauté audacieuse / n’a qu’une loi / elle exige de l’homme / la probité des fleurs ».

Dans ce recueil chargé d’images dédiées à fracasser les laideurs, nous reconnaissons, sans peine aucune, une plume qui ne vieillit pas, un cracheur de mots en pleine forme. Comptons, en exemple, ces étoiles : « mourant / nous inventons le chant / pour croire à la fontaine / et nous nous donnons du courage / à regarder l’envol des oiseaux / au-dessus des ruines ». C’est ici une parole solitaire qui se déploie, telle l’araignée tissant son empire. Une écriture ficelée en marge des attentes. Une démarche qui répond à ce que veut toute poésie qui se respecte, à ce que l’auteur prévient d’ailleurs lui-même : « La poésie / c’est la vie qui trompe la coutume / qui met la main au feu ».

Politique de la beauté est un vertige de grand calibre, un poème de haute tension, un brûlant chant de tendresse, où Jean-Pierre Siméon nous invite à redessiner nos esprits sous le signe de la beauté.

Jean D’Amérique

Jean-Pierre SIMÉON, Politique de la beauté, Cheyne Éditeur, 2017
80 pages | Collection verte | 17 euros
http://www.cheyne-editeur.com/index.php/collection-verte/305-politique-de-la-beaute


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