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Babel Tango et Naître humain par Mazrim Ohrti

jeudi 18 octobre 2018, par Cécile Guivarch

Babel Tango – Nolwenn Euzen (éditions Tarmac)

Choisir un extrait des «  Anachronismes » de Tarkos pour exergue à son livre n’est pas anodin dans la mesure où la poésie de celui-ci relève d’un genre que ne revendique pas forcément Nolwenn Euzen. Babel Tango exprime une certaine vision totalisante où corps du langage et corps du réel s’indexent mutuellement en partant de l’infra monde, démarrant ainsi : « Les phrases ont leurs faiblesses : la réalité son mauvais temps, ses couacs, ses failles. » Ce mince recueil comporte une suite de six poèmes titrés dont « La meute, Liquidation, Par gorgées muettes ». Tantôt les poèmes s’animent, sollicitent la mise en scène, tantôt il s’agit de poèmes monologues où la raison s’écrase devant la sensibilité tonitruante ; formant ainsi l’arythmie de la pensée soumise à ses effets parasitaires, comme en témoignent interjections, allusions, dialogues avortés et ruptures langagières dans la syntaxe ; autant dire la vraie pensée individuelle, ontologique, simple véhicule de la conscience (déjà hors d’atteinte). Nolwenn Euzen intériorise sa vie passée dont l’enfance sert à recouvrer l’insouciance devenue illusion, sachant que la fuite du temps écrase toujours peu à peu les perspectives (« La moindre traversée de la cour de récréation s’inscrit dans la mémoire à l’échelle d’une période historique »). L’interjection, l’exclamation figurent cette seconde voix nécessaire au théâtre intime de l’auteure : « D’une page sort un personnage découpé. J’en ai plein le dos. Là-dedans ça commence à ! / Marteau – Boum ! / Patati patata… » La phrase se brise et à la fois éclot par le non-dit. Brisures, silences, lacunes et zones d’ombres font partie intégrante du poème. Il n’y a pas de lumière sans ombre, et inversement : « Off / dans le noir les appuis les angles les ponctuations (…) ON / J’étire tracte. Rembobine. La phrase passe » mais sert de conducteur à Nolwenn Euzen dans cet espace corporel individuel où « Vivre des sentiments à l’aide d’une table pronominale je-tu-nous-vous-ils mal dissociés les rend opaques ». Toute sensibilité serait donc autonome, visant l’incarnation en chaque individu. Le poème est cette portion congrue d’immortalité terrestre que le poète (mortel) se met en quête de sauver, convaincu qu’il lui survivra. Une chorégraphie timide s’essaye devant ces « embouchures de questions épineuses » et si « Les onomatopées rendent bête », la litanie des signifiants qui se rentrent dedans balisent une sorte de voie vers la rédemption par l’écriture. La phrase (« mal logée ») qui s’effondre, s’abrège abruptement, constitue néanmoins un équilibre pour supporter l’essentiel restant et résistant : « Ton poing dans. Qui va se faire. Je vais lui mettre ! » De quoi s’« AUTORISER LA PENTE ! » Mais la chute est ascensionnelle, « Morceaux, pièces et bordures » se recousent puisque « La réalité devient un assemblage (…) » L’injonction est de mise dans ce vade-mecum pour résister au doute infernal de l’individu irrémédiablement adulte par sa montagne de regrets, de désillusions, d’espoirs déçus et de remords à gravir. Ainsi « Il faudrait arrêter de toquer à la porte de l’enfance comme un cœur trop rapide » indique combien il est inutile au final, de franchir le seuil de celle-ci en tant que refuge. Par ailleurs si « La langue attend en ordre », Nolwenn Euzen se cache derrière la parole pour mieux l’abstraire de ses sujets et de ses lieux d’échange, faisant commerce davantage avec le corps du langage aux frontières non établies. Champs visuel et sonore sont un terrain favorable pour l’hypertexte : « une image se déplace fait aller et venir une partie se prononce l’autre reste muette à force d’aller elles n’y vont plus elles pilent n’amortissent plus. » Cette approche ne pousse pas l’auteure dans les pièges faciles de la description et la narration car les contours du paysage, les sensations décrites ne fondent en aucun cas l’essentiel de la matière mais davantage de possibilités pour elle de se mouvoir. Ainsi « l’attention gravite de cavité en cavité, elle se nourrit du vide (…) Entre œil et écoute (…) des armatures, des lignes, des géométries fines. » On pourrait presque évoquer le lien quantique en amont de la conscience maîtresse du temps et de l’espace orthonormés : « Chers silences, / je tiens d’abord à vous remercier pour votre participation active / très peu de visible perce (…) / ce qui peut arriver le futur l’a promis de mille manières. » Présence et intentionnalité peuvent désormais se fondre. Et le poème de s’achever par le mystère de la vie insaisissable contre lequel butte le poète si souvent, qu’importent fractures et contusions.

Naître humain – Jacques Brou (éditions Tituli)

Texte dense de Jacques Brou qui révèle en un long monologue intérieur que « Naître humain  » c’est aboutir à l’idée de n’être que cela. Mais c’est déjà beaucoup. Le ton s’échappe aussi bien d’une prose poétique classique que du formalisme froid et frontal cher à l’avant-gardeuh ! Encore qu’assez proche de cette dernière tendance où un certain mentisme, visible ici, fait aussi partie de ses modalités, ceci dit sans jugement de valeur. Au cas où l’on supporterait mal l’équilibre, à chacun de choisir son camp. Une mise en vers alterne avec une prose cursive. Changements de sens font varier le sens de la lecture, c’est un exercice avec lequel il faut compter.
La genèse s’annonce ainsi : « Mère fait Enfant. Enfant naît de Mère et de rien (…) / Enfant naît puis plus rien. silence. / enfance puis rien : le monde, l’engeance. » Les mots « Mère » et « Enfant » vivent en leitmotivs traduisant l’obsession de l’auteur qui explore inlassablement la résonance de leurs rapports, cause de ce livre à même de circonscrire un enfer certain. Lequel livre est constitué de plusieurs petits textes aux titres évocateurs de figures illustrant la plupart des parcours personnels dès l’enfance. On pourrait presque parler de roman autobiographique. Chaque titre comporte un chiffre : « Mère 1, Enfant 1, Enfant 5, Professeur 3, Fée 2, etc… » et représente une voix qui ajoutée à une autre permet de recréer le puzzle que le poète s’est mis en tête de finir pour aboutir à l’homme assumant sa psyché. Réminiscences, fragments de conscience en prise avec des événements liés à une action réelle ou à un simple ressenti forcent parfois notre monde intérieur à se muer en corps de langage indissociable du corps physique et mental. Ou comment le livre, ici, figure une seconde naissance.
Le poète rejoue la scène intérieurement comme pour combler cette séparation d’avec la « Mère » ainsi que tous les manques et frustrations qu’elle a provoqués. Prosopopée oblige pour la faire parler ; de même que l’« Enfant » révolu qu’il était pour ajouter à son analyse du passé, ce qui y faisait monde entre eux. Tous deux portent majuscule mais pas de déterminant en tant que masques de ce théâtre de la cruauté. Mots et syntagmes affublés de majuscules, en plus des deux protagonistes, dans le premier quart du livre, tels que « Espace, Souricières, Choses, Torpeur, Je Homme, Propre Penser, Large Feuille Morte, Seule et Même Perte… » sont autant de pénates et d’espaces de pensées, de topos renommés recréant une biodiversité mise désormais sous cloche. Dans quel but, si ce n’est de nourrir une grande déchirure qu’on ne veut pas voir cicatriser, surtout pas, pour se souvenir, toujours, dans un geste d’inertie par lequel se savoir vivant. Le ton au début confine au rapport de police par sa sécheresse. Peut-être pour compenser ce qui passerait pour un épanchement impudique psy sans cela, une tragédie exhibitionniste, tant la violence des sentiments, le désordre moral d’une « vie vomie en parole, en pensée et en actes » sont de mise. Dès le début, le texte recèle de révélations, y compris d’incriminations (mais avec circonstances atténuantes). Révélations portant en elles le jugement (« la salope ! pense Enfant de Vie, sans qu’on sache à quoi ou à qui il pense exactement. ») mais aussi l’expiation et le pardon : « Mère increvable. qui s’était enfui pour vivre avec elle-même. pour tenter de survivre à ce qui la tuait. à ce qui la trouait (…) Mère n’a pas appris. on lui a désappris l’âme. Mère a appris le désamour. » A ce jeu Mère et Enfant sont tour à tour et la victime et le bourreau. Comme chez tout un chacun plus ou moins perdu dans sa jungle psychique, l’antiphrase (par nature ironique) propose un éclairage pour en sortir à défaut d’éclaircissement : « enfants mettant à bousiller les vies un tel empressement (…) un tel acharnement. un tel talent. / enfants ratant les vies plus vite que les mères ne les leur donnent. » Et ainsi des images monstrueuses comme « Hommes-Ordures, Traînée de Merde, Mort dans Vie, Couloir en feu… » de servir d’objets transitionnels.
Il faut attendre « Enfant 6 » pour que « Pensées Noires s’écoulent avec Eau de Douche », que « Je pense : Je aime Ciel, Oiseaux, Voyages dans Avion. Je aime Bateaux et tout ce qui fend Mer » (ou « Mère » ?), bref que s’annonce un « Signe favorable de Providence ». « Professeur 1 » fait perdre ces majuscules superfétatoires en même temps que ses illusions à l’enfant. Si le « Professeur » symbolise l’enfant qui a grandi, au moins aura-t-il appris à démêler la problématique maternelle identifiée à la sienne, sous un regard analytique plus pénétrant, dès lors que le ton et la forme l’annoncent par un changement manifeste dans le livre. Et cette analyse sert entre autre à dégager des lois de ces rapports fusion / séparation, conscience de soi / castration ; voire à remettre en question le statut parental sur le plan culturel et social (concernant le rôle du père également, cf : les « Fée(s) ») ; mais aussi à se construire individuellement sachant tout cela, à la lumière de sa propre casuistique aboutissant. C’est ainsi « que chaque homme a au moins un enfant, même quand aucun enfant ne lui est venu et que cet enfant c’est lui-même (…) qu’il faut l’élever et l’aimer. / que chaque homme sur terre est responsable (…) de l’enfant qu’il est pour lui-même. » Et c’est ainsi qu’après avoir erré de questionnements en refoulements, de souffrances en leur acceptation, on entrevoit le livre grâce auquel on pense la totalité du monde, alors comme seule possibilité de s’atteindre soi-même enfin.

Mazrim Ohrti


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