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Lectures de Florence Noël

samedi 2 juillet 2016, par Cécile Guivarch

Chère Sylvie,

Je viens de terminer ton recueil «  Femmes passagères de l’est ». Pour la journée mondiale des réfugiés, cela me semblait approprié. Chaque fois que je trempe mes yeux dans ton écriture, j’y cueille cette étrangeté, cette singularité que d’aucuns appelleraient « style », que je me plais à appeler « voix » car je pense que la poésie écrite est une cristallisation d’un discours qui court dans nos corps au contact du monde. Ta voix que je connais par l’ouïe, avec cette prononciation très élégante, très posée de certains mots et cette fraîcheur dans sa musique, je l’entends à te lire dans le silence de ma chambre.

La première fois que je m’y suis rendue (car on se rend à une voix : on la visite et on s’y abandonne), c’était pourtant par le seul biais de l’écrit. Il s’agissait d’un texte envoyé pour ma revue, un texte de lessive, de lavoir, de tradition de gestes dans un lieu hors du temps, un lieu de patrimoine, un chant sur la mémoire (déjà), sur la langue des gestes (déjà), sur l’étrangeté de certains êtres dans leur rapport au monde (déjà). Je ne connaissais pas ta voix vraie, et s’il n’y avait eu une grande générosité en toi, je ne l’aurais peut-être jamais entendue dans ses harmoniques de chaleur, d’émerveillement, de confidence et de doute.

Dans ce recueil-ci (j’en ai lu d’autres de toi, de nombreux, et notamment ces « Chaussures vides » aux éditions du Dessert de Lune) j’ai lu la continuité de ce travail sur le déplacement des corps et des langues d’hommes et de femmes loin de leur lieu de racine et de pousse. L’exploration de cet espace à la géographie parallèle où résident désormais leur esprit, la source de leur chant. Patries de nostalgie, de renoncement ou de retour, patries d’avant effacées par les secousses dramatiques d’un monde inhospitalier : « comme s’il y avait un paysage pour les blessures qu’ont éprouvé ces femmes » dis-tu dans la préface.

Trois femmes l’habitent, tour à tour, par ordre de préséance, de la plus âgée à la plus jeune. Trois femmes de l’est, hantée par des lieux de plaines, de steppes, de gel, de Sibérie, d’Ukraine et de radiations peut-être aussi. Elles existent. Tu nous l’affirmes dès la préface. C’est important de le savoir, car ensuite ta langue prend cendres et corps à la racine de leurs langues et de leur salive, et leurs arrachements, leurs regrets, leurs rêves et leurs vécus s’y mêlent si intimement qu’elles semblent personnages de fiction, ou bonne-femmes crayonnées avec quelques accessoires : un vélo (celui du fils), un tableau (celui de l’institutrice), un seau (celui de la si jeune mère en fuite). Trois parties, trois flux de pensées, tantôt métriques, tantôt comptines, tantôt interrompus comme l’est la pensée désorientée, tantôt phonétiques, vagabondants puis soudain graves. Puisqu’elles existent, nous nous y attachons. Toi aussi, puisque nous as-tu prévenus, dans leur exil « le seul asile que je leur ai trouvé est le poème ».

Alors j’en reviens au poème comme lieu de frottement au monde. J’en reviens à cette conception charnelle et humaniste de la poésie. J’en reviens à ce projet de bâtir des lieux de résidence pour les sans-patrie, même bancals, même de papier et de tissu brodé, même de vers libres, très libres, dans des livres peu épais vendus aux hasards des rencontres. J’en reviens à ces obsessions « étranges » qui rencontrent l’étranger, l’étrangère dans leur décalage à notre monde, qui les rencontrent dans leur délicatesse, leur squelette de mobile, agité de vents tournants, au milieu de notre monde de certitudes identitaires. Et je suis dans cette admiration pour cette voie si ténue que tu traces, cette voix que tu leur prêtes si généreusement, mais avec ce côté têtu qui rend visible leur épaisseur humaine.

Ta grâce, c’est cette liberté dans la forme que prend ton écrit. En fait de forme, c’est un tremplin, un élan, pas un carcan, il se métamorphose sans cesse, jamais semblable, jamais lisse, avec « cette incroyable liberté d’une écriture ouverte à tous les vents » (comme le dit James Sacré dans la postface). Et quelque chose, dans le silence qui borde tes textes, nous rassemble dans la perdition où nous sommes jetés, à l’instar de ces femmes. Textes à la fois expérienciels et oniriques, symboliques et crus dans leurs détails jetés comme des cailloux pour traverser à gué. Foisonnants et pourtant très simples de mots. Il n’y a aucune possibilité de les lire en étant indifférents ou bercés, comme (trop) souvent la poésie se donne à lire avec ses catalogues d’impressions thématiques, essayant texte après texte de toucher, ça ou là, un lecteur, dans un formalisme appris. Forme à laquelle je cède aussi alors que dans l’enfance de tout art, il y avait cette éclaboussure du sens autour d’une vision intérieure dense. Toi, tu seras toujours dans l’enfance de ton art, ton art a cette puissance. Il décontenance et redessine d’autres lignes de fuites et de flottaison. Il ne se départit jamais d’une vision qu’il sert, inlassablement, avec une langue qui est une clé et jamais le verrou. Car, tu nous le confies « plus que jamais, nous avons besoin de compagnie. En poésie. »

Je te salue, chère compagne des petites plaines,

Florence

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Le livre et l’auteure

Sylvie Durbec, Femme(s) passagère(s) de l’est, éditions P.I.sage intérieur, 60 p.,10 €
Suivre Sylvie Durbec sur ses blogs « sanpatri » et « La Petite librairie des Champs »
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Une page choisie

J’ai choisi cette page pour plusieurs raisons : la première c’est qu’elle parle d’une des femmes dans sa mémoire de fuite et de migration, la seconde parce qu’elle me semble représentative de cette liberté de style au service du propos qui est l’écriture de Sylvie Durbec. J’aime énormément cette tranche de vie qui en une page d’une écriture apparemment simple nous raconte la relation intense entre une femme, une mère en fuite et son fils devenu adulte. L’expression « légère mater » est à la fois lumineuse et à la fois, toute dans la suggestion. On se prend à réexplorer ce qu’il y a sous ces lignes (comme ce qu’il y aurait sous les rides de la vieille femme russe que cette légère mater est devenue). On ne peut que supposer. Le poème n’est pas omniscient, il nous demande un effort participatif, un effort de « repons ». Nous devenons des relations de cette femme, par l’intermédiaire du poème, son sort, son histoire nous pique au vif, nous quittons la polie indifférence de celui qui juge du poème pour être un lecteur à qui le poème parle et qui dialogue avec le poème.

Florence Noël


Cher Christophe,

Je n’aurais pas eu l’occasion de te rencontrer sur le projet de l’anthologie Dehors, un recueil sans abri qu’il est fort probable que j’aurais tout de même acheté ton recueil paru aux éditions La Dragonne, menée avec passion et un goût constant tant sur le fond que sur la forme par Olivier Lebrun. C’est un éditeur qui longtemps est venu proposer ses livres à la Foire du Livre de Bruxelles et même si ce n’est, hélas, plus le cas, avec qui j’ai lié une relation de cliente fidèle et toujours heureuse de ses choix.
Un des plaisirs du poète doit être, je le pense, de tenir en main l’objet qui fait exister son monde intérieur comme offrande au monde extérieur. Un des plaisirs du lecteur, est de rencontrer ce paysage intime dans un écrin qui le porte et y introduit tout en subtilité et justesse. Tu comprendras donc mon enthousiasme quand j’ai appris que ton premier recueil Route de nuit paraissait à La Dragonne. Avec un tel titre, au parfum de macadam et de route 66, de blues déchirant et de folk-rock indépendant étasunien, la couverture n’existait pas que je m’en préfigurais déjà un avant-goût. Lorsque j’eu l’ouvrage en main, elle ne m’a pas déçue. Une photographie au grain flou, anthracite d’un drugstore ou d’un motel la chapeaute ; Route de nuit la souligne en lettres pourpres sur papier crème texturé. Alliance de classe et de mystère.

Voilà bien deux mots qui résumeraient ce long road-song : la classe et le mystère. Certes, la géographie physique en est très restreinte, constituée de toutes sortes de routes, de carrefours, de parkings et de lieux inhabités de nuit. Un mot cependant résume tous ces lieux : « le lointain », c’est une géographie de prospection, de projection, jamais d’immobilisme. Au centre, plantée dans l’âme, le trouble premier : « Nous sommes riverains/ Du vent (…) Quels habitants sommes-nous ».

Certes, ce qui rassemble aussi est le style pesé de ces textes, quinze lignes maximum, sans fioriture, brossé avec des mots usuels, hachés par des retours à la ligne mis pour soustraire le chant à un rythme trop coulé. Ainsi la lecture reproduit des halètements, le souffle désordonné de celui qui n’est guidé par nulle évidence, qui recherche la voie qui le met en question, la proximité de ce qui l’étourdit et qui le sonne. Mais ta géographie interne, elle, dessine « une carte du Diable » exempte de brasier, mais au contraire détrempée d’une pluie englobante : « une cartographie du naufrage ». Car il y a un « avant », et son lendemain est sans enchantement. Il n’est pourtant pas néant, car il est vaste, il est multiple, et il a « un parfum », « il piétine d’impatience / Dans son fourreau électrique », il impose « Un autre pèlerinage / Dans la crainte », une initiation à l’oubli.

La tentation des trop nombreuses références, de romans noirs, en road-movies, de récits post-apocalyptiques en rengaines folk-rock risquerait d’inscrire pour l’y circonscrire cette suite dans le seul genre de la « poésie noire ». Il faut cependant comprendre que la ténèbre apparaît ici comme la toile épurée de brouhaha où peut s’exprimer ton intelligence du monde, l’énigme qu’il te pose, entre « perdition » et « chimère ». Tonalité de spleen, « nomadisme » dirait la quatrième de couverture, parce qu’errance serait la touche noire de trop. Mouvance sur le liseré de l’émotion. Mais sans poigner le cœur, plutôt en le fissurant. Car ce monde est fractal, la route s’efface à l’aune d’une autre, il surgit, de poème en poème, « éclaté » ,«  fractionné », « désaccordé », « désagrégé », « disloqué », « déchiré » ; « écorché », « dévasté », « dévoré » même où « épuisé » on « s’échoue » au terme d’un jour pont vers une autre nuit où errer, parmi les « ruines », les « illusions » et la « désolation ». Il ne s’agit pas ici d’humeur ou de la déprime en perte d’égo. Mais d’une quête frottée au revers noir du monde, obstinée, confinant ainsi à l’exploration et à l’épiphanie de l’obscur : « Plus loin/ Au-devant/ Du silence// Retrouverons-nous/ Le chant d’un possible ? »

J’ai senti l’invitation à rentrer dans tes vers pressée d’incertitude, aussi tes sentences sont-elles toujours des annulations : nul, pas de, ni, ne, désormais, non…. égrènes-tu. Et tes lueurs ne sont que des interrogations ontologiques : « Que reste-t-il à atteindre ?  » te demandes-tu ainsi… La « liberté », réponds-tu, rester « debout/ Face aux ombres/ En mouvement » renchéris-tu plus loin, emporter « Une parcelle du panorama/Pour nourrir nos yeux / (…) En cas de tourmente » suggères-tu avant d’allumer la lueur de l’homme sauf : « Finirons-nous / Par étirer l’horizon ? ».
Oui, ton recueil nous ouvre la vaste plaine du sombre à parcourir en tous sens, la crainte en moins : c’est un lieu à dire, un lieu à l’esthétique salvatrice, un lieu où oubli et mémoire, passé et futur conjuguent une éternité sans entraves à défaut d’être réjouissante. Un mystère à explorer, celui de l’âme qui se nourrit en se dévorant.
D’autres lectures, cher Christophe, de ce recueil nocturne ou de ceux à venir, viendront j’en suis sûre, à point aux heures incertaines,
A te relire donc,

Florence Noël

Christophe Bregaint, Route de nuit, Editions La Dragonne, 2015

Un mot sur l’auteur :

Christophe Bregaint est né le 4 novembre 1970 à paris. Vendéen par sa mère et breton par son père. il passe son enfance à paris puis dans la banlieue parisienne, dans les Yvelines, décor qui est une de ses sources d’inspiration. Il s’est passionné pour le dessin pictural pendant son adolescence avant de se tourner vers la musique rock puis l’écriture, et plus particulièrement la poésie. Il publie A l’avant garde des ruines, en 2014, en recueil numérique sur recours aux poèmes éditeur, puis
en septembre 2015 il publie Route de nuit à La Dragonne.

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