Dans la lumière sourde de ce jardin, Pierre Chappuis, éditions Corti, février 2016
Le titre de ce dernier livre de poèmes de Pierre Chappuis surprend et inquiète. D’autre titres de ces livres avaient déjà ce pouvoir : La preuve par le vide, Distance aveugle ou Muettes émergences, ce dernier signifiant aussi comme Dans la lumière sourde de ce jardin que le monde ne nous répond jamais comme il ne nous entend pas non plus.
La solitude des hommes sur la terre s’inscrit dans des paysages troués, écrits en jeux typographiques discrets, parenthèses, barres obliques, italique, blancs élégamment construits, points de suspension. En cela le lecteur pourra penser à André Du Bouchet, mais quelque chose de très différent se développerait dans la poésie de Chappuis, une sorte de désarroi, de sentiment d’enfermement qui ne trouve pas d’échappatoire ou alors seulement dans une dissolution radicale. Ce sentiment s’égrène en fragments rassemblés sous des titres à la belle musicalité, dans lesquels se divisent temps et espace, nature et culture : « Ligne de crête », « Torrent, cette foule », « Violoncelle seul », « Barque ou gondole », etc...
« Quelles que soient les heures (parfois désespérantes) de claustration volontaire, reste que la poésie se noue en plein air, exige de se mettre en route, de se jeter à travers champ ». (La preuve par le vide)
Pierre Chappuis semble toujours vouloir s’échapper de quelque part pour retrouver des espaces vastes, extérieurs, ouvrant un vide salvateur. Il se demande aussi comment pouvoir prendre le large avec des mots, des poèmes.
Il voudrait fuir grâce à une musique, mais comme si ce n’était pas vraiment possible :
« Telle, lointaine ou proche, étrangère, intime, une phrase musicale qui, lente, grave, sombre, en vain tenterait de s’élever et qui faiblit, parfois s’intensifie, lente, étouffée, insistante »
Il voudrait cheminer vers un ailleurs introuvable, qui offre un horizon, même inaccessible :
« Collines, leur ligne de crête hors de portée (que m’en rapproche le vent !), hors du temps (lenteur retrouvée) »
Il s’agit d’agrandir les dimensions d’une prison, et de réaccorder une harmonie qui n’est pas donnée d’avance, mais qui pourtant se retrouve autant qu’elle se découvre.
Ce livre, à la suite des précédents et dans une belle continuité, mais obsédante à l’envi, module une quête, une quête de légèreté qui n’oublie jamais la pesanteur de la matière, peut-être même une lutte entre lumière et matière qui se sait vaine, mais permet au poème de s’élancer en lignes qui s’enchevêtrent, se désenchevêtrent, se brisent, se nouent et se dénouent, créant des « cohérences aventureuses » (selon l’expression de Roger Caillois), propres à se dissoudre sous d’autres souffles, dans d’autres voix.
Ces poèmes en prose développent d’une manière particulière la torsion simultanée de l’angoisse et de la sérénité de tout poème en retenant tout espoir intempestif et en amoindrissant tout désespoir malvenu, jouant le clair et l’obscur, l’aérien et l’oppressant dans la même phrase, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un dans l’autre, l’un par l’autre, à l’infini.
Point ici de profondeur de champ. L’intime y supplée.
Il s’agit toujours de faire de l’air...d’inventer une visibilité de soi à travers la perception sensible du monde tel qu’il est, fragile, mouvant, friable, infime :
« Commencerait (...qui tu es...), commence et recommence la même reconnaissance par le menu (...te dirai qui tu es...) comme si, creux et bosses, fossettes, cupules, angles saillants, comme, sous les doigts, palpés. »
Et, pour ce faire, nature et culture se confortent l’une l’autre.
Musique, poésie et peinture se donnent le mot pour inventer à la fois une matérialité et sa doublure aérienne, nuages qui se font et se défont, qui nouent et dénouent le sens et reconduisent le désir d’exister sans jamais oublier la finitude humaine. Comme si, d’ailleurs, le propre de l’art était d’apprivoiser notre mortalité. De nombreux échos à la parole poétique comme à l’expérience de vivre se répercutent à travers des réflexions sur le travail d’un peintre, d’un musicien, à travers l’expérience vécue de la contemplation d’un tableau, de l’écoute d’une musique.
Le jardin réel se double d’un jardin rêvé et c’est lui qui évite au silence d’être mortel et lui permet de devenir « l’invisible parole », c’est le titre d’un des livres de Pierres Chappuis qui y écrivait, plus lyrique qu’aujourd’hui :
« Jusqu’en cet endroit (le vent, la fraîcheur), prairie (l’herbe haute), clairière du jour (l’alouette, amoureuse, dans le nuage) que traverse et ne traverse pas le chemin. Jusque là (elle maintenant perdue de vue). » (extrait de L’invisible parole)
Aujourd’hui, alors que le poète vieillit, l’abandon à la dissolution légère se fait moins facile, mais il persiste et signe dans un poème final, commentaire-poème sur un tableau de Cézanne, un portrait qui réaffirme que si le jardin est sourd et indifférent, c’est peut-être une chance pour que la parole jardinière et partageuse - même vaine - puisse faire écho à sa lumière, à sa beauté, pour plus de lucidité encore, pour une unité paradoxale retrouvée :
« Tant homme que pierre, sol, que frondaison, faisant un présent à ce qui l’environne, le tire à soi, il est - homme, simplement -, quoique nous faisant face, loin de nous. Son visage : une tache. Néanmoins, désigné nommément, Portrait du jardinier Vallier, vivant par la peinture dans la familiarité (« Je vois toujours Vallier ... »), dans la fraternité de l’autre que dévore au bout de lui-même une profonde insatisfaction – A l’écart – un autoportrait ou presque, en négatif, par personne interposée - assis là, seul, il n’attend rien – vous, moi, le vieillard que je suis – , n’est occupé à rien sinon, dans la lumière sourde de ce jardin, de ce lieu favorable, envisager son propre effacement. »
Françoise Delorme